La constitution de l’an VIII, celle du Consulat, était muette sur sa propre procédure de révision : en termes techniques, elle était une constitution dite « rigide ». Tout au plus pouvait-on penser que la règle du « parallélisme des formes » (une autorité qui prend un texte est apte à le réformer) imposait que les modifications fussent soumises au plébiscite, obligation pesante et parfois inutile pour les sujets secondaires. Aucune autre piste ne pouvait être dégagée du texte ou de la (jeune) tradition républicaine.
Les constitutions de 1791 (monarchie constitutionnelle) et 1795 (Directoire) avaient rendu la révision quasiment impossible, tout en estimant que « la nation a le droit imprescriptible de changer sa constitution »[1]. En 1791, il fallait qu’un projet de révision soit voté dans les mêmes termes par trois législatures successives, soit six ans. En 1795, entre les trois votes nécessaires à trois ans d’intervalle et la réunion d’une assemblée de révision, il fallait compter une bonne dizaine d’années pour parvenir à toiletter seulement quelques articles. C’est ce qui explique qu’en Brumaire, Sieyès et Bonaparte décidèrent d’utiliser l’expédient du coup d’Etat pour parvenir à la révision du texte de 1795, dans le but de renforcer l’exécutif.
Une procédure créée par les circonstances
Dans ses réflexions préparatoires à la rédaction de la constitution de l’an VIII, Sieyès estimait que le « collège des conservateurs » -qui allait devenir le Sénat- était seul apte à changer le texte fondamental. Cette possibilité ne fut pourtant pas inscrite dans la version finale, il est vrai rédigée très rapidement. Les circonstances politiques permirent cependant de créer une procédure solennelle, librement inspirée du senatus consultum ultimum romain (« ultime décision du Sénat ») qui permettait aux consuls de l’Antiquité d’utiliser la force pour protéger l’Etat.
Cette nouvelle procédure fut mise au point dès les premiers mois du Consulat. Après l’attentat de la rue Saint-Nicaise (25 décembre 1800), le gouvernement dressa une liste de cent trente présumés coupables jacobins (en réalité innocents). L’arrêté consulaire du 4 janvier 1801 décida leur déportation en Guyane ou aux Seychelles. Devant la levée de bouclier que suscitait cette mesure, l’entourage de Bonaparte le convainquit de la faire régulariser, soit par la voie législative, soit par la voie constitutionnelle. Conseillé, comme souvent en la matière, par Cambacérès, le Premier consul opta pour la seconde solution, avec une procédure impliquant le Sénat.
En adaptant l’exemple romain, on inventa donc le « sénatus-consulte », terme qui aurait été proposé par Bonaparte lui-même. Un texte fut voté dès le lendemain. Le Sénat y estimait que le texte fondamental n’était pas violé par la mesure d’exception prise par le gouvernement. Il remarquait que « dans le silence de la constitution et des lois sur les moyens de mettre un terme à des dangers qui menacent chaque jour la chose publique, le désir et la volonté du peuple ne peuvent être exprimés que par l’autorité qu’il a spécialement chargée de conserver le pacte social, et de maintenir ou d’annuler les actes favorables ou contraires à la charte constitutionnelle ; que d’après ce principe, le Sénat, interprète et gardien de cette charte, est le juge naturel de la mesure proposée en cette circonstance par le gouvernement ». Puis, étudiant le fond du texte de l’arrêté décidant la déportation des jacobins, il en valida la constitutionnalité. Le tour était joué et un précédent créé. Un an plus tard, on allait encore s’apercevoir de l’utilité de la procédure du sénatus-consulte, en matière directement constitutionnelle cette fois.
Au printemps 1802, alors que le Tribunat résistait aux projets du gouvernement, Bonaparte envisagea son épuration. Pour éviter un coup d’État brutal, Cambacérès –encore lui- proposa de faire jouer l’article 38 de la constitution. Il prévoyait en effet le renouvellement d’un cinquième des législateurs et des tribuns dans l’année, mais sans fixer de date précise ni de procédure de choix des sortants.
Comment désigner les sortants en évitant un tirage au sort susceptible de désigner des amis du gouvernement ? Comment ne pas faire apparaître pour ce qu’elle était cette sanction contre les mauvais esprits ? Comment choisir ensuite les nouveaux membres alors que la liste nationale, sur laquelle ils devaient être choisis, était encore incomplète ? le texte constitutionnel était muet sur tous ces points. Considérant que « dans les pays où l’action du gouvernement est réglée par une loi fondamentale, le grand art consiste à fortifier sa puissance, par des moyens puisés dans cette loi même »[2], Cambacérès proposa une fois de plus de s’en remettre à la sagesse du Sénat. Puisque celui-ci était le « conservateur » de la constitution (son vrai nom était « Sénat conservateur »), il devait pouvoir, par extension, en expliquer les dispositions lorsqu’une difficulté se faisait jour. Au besoin, il devait devenir « adaptateur » du texte fondamental.
Sur cette base, un sénatus-consulte fut voté, le 13 mars 1802. Les tribuns indociles furent privés de leurs sièges. La formule d’explication-adaptation de la constitution ayant donné satisfaction, elle fut rapidement réutilisée : le 26 avril, le Sénat expliqua l’article 93 de la constitution relatif aux émigrés pour permettre leur amnistie puis, le 4 août, il adopta la révision organisant le Consulat à vie, ce qui n’était pas rien.
Le sénatus-consulte constitutionnalisé
Outre qu’elle nomma Bonaparte consul à vie, avec la possibilité de désigner son successeur, la réforme de l’an X institutionnalisa la pratique des sénatus-consultes. Désormais, on n’aurait plus besoin d’agir en triturant le texte fondamental : c’est lui-même qui prévoyait la procédure de révision. En un coup de réforme, la constitution passait de « rigide » à « souple », comme disant les juristes.
Le champ d’application des sénatus-consulte était largement défini : organisation des pouvoirs publics dans les colonies, suspension des jurys des tribunaux ou mise hors la constitution des départements lorsque cette mesure était jugée nécessaire par le gouvernement, contrôle de la durée de la détention des conspirateurs contre la sécurité de l’État, annulation des jugements des tribunaux attentatoires à la sûreté de l’État, dissolution du Corps législatif et du Tribunat et, plus généralement, « tout ce qui n’[était] pas prévu par la constitution et qui [était] nécessaire à sa marche ». Le texte ajoutait encore qu’un sénatus-consulte pouvait « expliquer les articles de la constitution qui [donnaient] lieu à différentes interprétations ». Deux ans plus tard, la réforme de l’an XII spécifia encore que c’est par sénatus-consulte que devaient être désigné le nouvel empereur en cas de l’extinction de la dynastie des Bonaparte, fixés le mode d’éducation des princes et l’organisation de la Haute Cour Impériale ou annulées certains délibérations des collèges électoraux. Le pouvoir constituant dérivé tombait dans l’escarcelle du Sénat mais aussi, grâce à l’exclusivité de l’initiative dont il jouissait, dans celle du gouvernement.
Ce dernier (et il faut comprendre ici : Napoléon) n’hésita pas à « forcer » parfois la procédure en contournant jusqu’au sénatus-consulte lui-même.
Un champ infini de possibilités
Le sénatus-consulte devint donc un acte juridique au potentiel et au champ politiques immenses. La variété et l’étendue des domaines qu’il touchait faisaient quasiment du Sénat une chambre « supra législative ». Ce large pouvoir de révision était bien sûr encadré de telle sorte qu’il ne prive l’exécutif d’aucune parcelle d’autorité : c’est l’empereur et lui seul qui avait l’initiative des projets et qui les faisait étudier par son conseil privé. Une fois le projet transmis, le Sénat l’étudiait et le votait, à la majorité simple des présents lorsqu’il ne constituait pas une réforme constitutionnelle stricto sensu, à la majorité des deux tiers des présents dans le cas inverse. Dans ce dernier cas, le sénatus-consulte était dit organique.
Mais la formule du sénatus-consulte n’avait pas encore donné toute sa mesure… On découvrit en effet que le sénatus-consulte pouvait être très utile en matière de conscription. Il permettait de se passer de l’avis des chambres, qui étaient normalement compétentes dans cette matière.
Les conditions de la conscription et d’appel des jeunes hommes sous les armes relevaient en effet de la loi. Au début du Consulat, le Tribunat et le Corps législatif jouèrent d’ailleurs parfaitement leur rôle sur ce point. Ils adoptèrent plusieurs lois, comme celle du 8 mars 1800 mettant tous les Français de vingt ans au service du gouvernement et celle du 26 avril 1803 qui décrivait avec précision la façon dont seraient levés 60 000 conscrits de l’an XI et de l’an XII.
Or, à l’automne 1805, alors que la Grande Armée quittait Boulogne pour le centre de l’Europe et que Napoléon souhaitait accélérer les levées, les chambres législatives ne se trouvaient pas assemblées. Pressé mais aussi fort aise d’avoir à se passer des tribuns et des législateurs, l’empereur balaya les objections de Cambacérès qui souhaitait d’abord modifier la constitution avant de faire voter les levées par le Sénat. « A quoi bon un Sénat, si ce n’est pour s’en servir ? » devait écrire plus tard un témoin[3].
Le 21 septembre 1805, les conseillers d’État Regnaud de Saint-Jean d’Angély et Ségur expliquèrent aux sénateurs qu’il s’agissait d’une procédure exceptionnelle imposée par l’urgence. Les sages du palais du Luxembourg se laissèrent faire : ils n’avaient de toute façon pas le choix. Deux sénatus-consultes furent votés sur le champ, le premier levait 80 000 conscrits, le second mobilisait les gardes nationales aux frontières. Le sénat devenait ainsi une chambre législative, mais placée au-dessus des deux autres ! La méthode était inconstitutionnelle mais facilitait la marche du gouvernement. Elle devint quasi-coutumière car régulièrement réutilisée, sans qu’il ne soit plus jamais fait appel au Tribunat et au Corps législatif pour les levées de troupes. Il y eut un sénatus-consulte sur la conscription en 1806, deux en 1807, deux en 1808, un en 1809, deux en 1810, deux en 1811, deux en 1812 et… cinq en 1813.
Un sénatus-consulte… pour faire chuter l’Empire
Si Napoléon n’hésita jamais à imposer sa volonté au Sénat, il savait qu’il restait au sein de la chambre constitutionnelle le reliquat de ses adversaires et des tenants sincères de la Révolution modérée, tels Garat, Grégoire, Lanjuinais, Destutt de Tracy ou Volney. Mais, dans son esprit, ces hommes devaient se contenter de figurer un des piliers de la France des notables. Ils formaient certes une chambre essentielle sur le papier, mais devaient se tenir tranquilles. Ces opposants se le tinrent pour dit… tant que l’Empire était fort. Ils avaient compris que la mainmise et la popularité de Napoléon ne leur permettait plus -au moins provisoirement- de le combattre. Dans la lutte pour le pouvoir, mieux vaut attendre le meilleur moment pour lancer une offensive.
Les sénateurs patientèrent donc jusqu’aux revers de Russie pour tomber ouvertement le masque. Leur chambre pouvait avoir une grande importance et ils le savaient. Pendant l’affaire Malet, c’est au Sénat que les conspirateurs remettaient le salut de la patrie et c’est par un (faux) sénatus-consulte que l’Empire était renversé. Il y avait là de l’idée, comme l’écrivit à cette époque Talleyrand à une de ses correspondantes. Et une si bonne idée ne pouvait que lui servir. Ce qu’il fit en 1814.
C’est à ceux qui avaient fait l’Empire, par le sénatus-consulte du 18 mai 1804, que le prince boiteux confia la tâche de le défaire. La déchéance fut donc votée, le 3 avril 1814, sorte de « parallélisme des formes » qui rendrait presque valide la révolte sénatoriale si elle n’avait été essentiellement guidée par les circonstances. Formellement et juridiquement, le Sénat avait été « fidèle à la mission détenue dès l’an VIII mais aussi à l’image qu’en eut Bonaparte durant tout le Consulat et l’Empire », estime Clémence Zacharie[4].
Une des phrases finales de la réponse du Sénat au message par lequel, le 25 avril 1804, le Premier Consul lui avait demandé « de faire connaître sa pensée toute entière » sur l’avenir de l’exécutif sonnait –mais on ne s’en apercevait que dix ans plus tard- comme un avertissement : « Il faut que la liberté et l’égalité soient sacrées ; que le pacte social ne puisse pas être violé ; que la souveraineté du peuple ne soit jamais méconnue ; et que dans les temps les plus reculés, la Nation ne soit jamais forcée de ressaisir sa puissance, et de venger sa majesté outragée »[5]. C’est quasiment en ces termes que la chambre justifia son sénatus-consulte du 3 avril 1814, proclamant la chute de l’Empire.
Thierry Lentz
Directeur général de la Fondation Napoléon
Annexe – Sénatus-consultes adoptés en matière militaire et de conscription
1805 | 24 septembre : réorganisation des gardes nationales
24 septembre : levée de 80 000 conscrits |
1806 | 4 décembre : levée de 80 000 conscrits de la classe 1807 |
1807 | 7 avril : levée de 80 000 conscrits de la classe 1808
7 avril : levée de 36 000 conscrits des classes 1806 à 1810 |
1808 | 21 janvier : levée de 80 000 conscrits de la classe 1809
10 septembre : levée de 80 000 conscrits des classes 1806 à 1810 |
1809 | 25 avril : levée de 40 000 conscrits pour créer des régiments de la garde impériale |
1810 | 13 décembre : levée de 120 000 conscrits de la classe 1811
13 décembre : levée de 40 000 conscrits des départements littoraux pour la marine |
1811 | 19 février : précisions sur la levée des conscrits de la marine décidée le 13 décembre précédent
20 décembre : levée de 120 000 conscrits pour la marine |
1812 | 13 mars : organisation de la garde nationale et appel de cent cohortes
1er septembre : levée de 120 000 conscrits sur la classe 1812 |
1813 | 11 janvier : levée de 350 000 hommes
3 avril : levée de 180 000 hommes 24 août : levée de 30 000 hommes 9 octobre : levée de 280 000 conscrits 15 novembre : levée de 300 000 conscrits |
Sources : Bulletin des lois (1805-1814) ; Alain Pigeard, La conscription au temps de Napoléon ; Jean Thiry, Rôle du Sénat de Napoléon dans l’organisation militaire de la France impérial (1800-1814).
Annexe – Principaux sénatus-consultes adoptés sous le Consulat et l’Empire (hors affaires militaires)
1801 | 5 janvier : déportation des jacobins à la suite de l’attentat de la rue Saint-Nicaise |
1802 | 13 mars : mode d’élection d’un cinquième du Corps législatif et du Tribunat
26 avril : amnistie des émigrés 8 mai : prolongation de dix ans du mandat du Premier Consul 2 août : Bonaparte consul à vie 4 août : réforme constitutionnelle 26 août : deux sénatus-consultes relatifs au mode de réduction des membres du Tribunat 26 août : désignation des villes dont les maires assistent au serment du Premier Consul 30 août : tenue des séances et cérémonial du Sénat 11 septembre : réunion du Piémont à la France 18 octobre : suspension du jury dans les tribunaux criminels de plusieurs départements |
1803 | 5 janvier : création des sénatoreries
18 février : réunion de l’île d’Elbe à la République 16 octobre : admission des étrangers aux droits de citoyen français 18 décembre : organisation du Corps législatif |
1804 | 27 février : suspension des jurys pour le jugement des crimes de haute trahison
18 mai : création de l’Empire et réforme constitutionnelle 2 août : suspension du jury dans les tribunaux criminels de plusieurs départements |
1805 | 25 mars : admission du prince Borghèse aux droits de citoyens français
14 août : organisation du théâtre de l’Odéon 9 septembre : rétablissement du calendrier grégorien 8 octobre : réunion de Gênes, de Montenotte et des Apennins à l’Empire |
1806 | 22 février : intégration des grands officiers de la Légion d’Honneur dans les collèges électoraux
24 septembre : désignation de Jérôme dans l’ordre de succession (jamais promulgué) 27 septembre : prorogation de la suspension du jury dans certains départements |
1807 | 19 août : organisation du Corps législatif (suppression du Tribunat)
12 octobre : réforme de l’ordre judiciaire |
1808 | 19 février : admission des étrangers aux droits de citoyen français
20 mai : réunion des duchés de Toscane, de Parme et de Plaisance à l’Empire 10 septembre : suspension du jury dans les départements du ci-devant Piémont et en Corse 4 novembre : création du département du Tarn et Garonne |
1809 | 2 mars : érection du gouvernement des départements au-delà des Alpes en grande dignité
16 décembre : dissolution du mariage de Napoléon et Joséphine |
1810 | 30 janvier : dotation de la Couronne
17 février : réunion des États romains à l’Empire 24 avril : réunion à l’Empire de nouvelles contrées de la rive gauche du Rhin 5 juin : création du département des Bouches de l’Escaut 13 décembre : apanage de Louis Bonaparte, ex-roi de Hollande 13 décembre : réunion du Valais à l’Empire 13 décembre : réunion de la Hollande et des villes hanséatiques à l’Empire |
1811 | 19 mars : création de deux nouvelles places de grand officier de l’Empire
19 avril : fusion des deux départements corses en un seul 27 avril : création du département de la Lippe |
1812 | 1er mai : réunion d’immeubles au domaine de la Couronne |
1813 | 5 février : organisation de la régence
19 février : douaire de Marie-Louise 3 avril : suspension pour trois mois de la constitution dans la 32è division militaire (Hambourg) 1er juillet : prorogation pour trois mois de la suspension de la constitution dans la 32è division militaire 14 octobre : organisation de la Guadeloupe 15 novembre : organisation du Corps législatif |
1814 | 3 avril : déchéance de Napoléon |
Sources : Bulletin des lois (1800-1814), Jean Thiry, Le Sénat de Napoléon ; Clémence Zacharie, Le Sénat conservateur de l’an VIII, constituant secondaire. Nous avons notamment exclu de cette liste les sénatus-consultes portant mesures individuelles (nominations des députés ou tribuns, etc.).
Notes
[1] Constitution de 1791, titre VII, article premier.
[2] Cambacérès. Mémoires inédits, 1999, t. I, p. 604.
[3] Mémoires du comte Miot de Melito, 1858, t. I, p. 340.
[4] C. Zacharie dans Le Sénat conservateur de l’an VIII, constituant secondaire, thèse d’histoire du droit, 2004, p. 521.
[5] Réponse du Sénat conservateur au message du Premier Consul, 14 floréal an XII, 4 mai 1804, dans La Proclamation de l’Empire ou Recueil des pièces et actes relatifs à l’établissement du gouvernement impérial héréditaire, réédition en 2001, p. 221.