Le coup de Bourse des Rothschild à Waterloo : une légende tenace

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Révolution / Consulat / Ier Empire
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« La fortune sourit aux audacieux » dit le proverbe. Voici une maxime qui aurait très bien pu s’appliquer à la fabuleuse ascension de la famille Rothschild. Quel autre nom symbolisa à merveille la finance internationale au XIXe siècle ? Sans doute aucun. Mais une telle notoriété ne fut pas sans inconvénients. Ayant fondé leur dynastie pendant les guerres napoléoniennes, leur rapide réussite suscita bien des interrogations. Pour l’expliquer, certains auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle n’ont pas hésité à mettre en avant de belles légendes. Deux d’entre elles continuent de se répéter de livre en livre : la première concerne le financement de l’armée anglaise pendant la guerre d’Espagne, la seconde le coup de Bourse de Waterloo.

Le coup de Bourse des Rothschild à Waterloo : une légende tenace
Nathan Mayer Rothschild (1777-1836) par Moritz Daniel Oppenheim, 1853

I. L’ascension des Rothschild et la naissance d’une légende

Eugène de Mirecourt fut le premier à évoquer, en 1858, le fabuleux coup de Bourse de Nathan Rothschild au lendemain de la bataille de Waterloo, dans son opuscule consacré à la célèbre famille de banquiers. « Se trouvant à Bruxelles, écrivit-il, en 1815, le jour de la bataille de Waterloo, il repartit au plus vite pour Londres, y arriva vingt-quatre heures avant que la nouvelle fût connue officiellement, acheta tout ce qu’il put trouver de rente à la Bourse et réalisa, sans trouble et sans remords, un coup de filet de trente millions. » D’après lui, le banquier, qui ne s’exprimait que dans « son affreux baragouin de juif allemand », quadrupla sa fortune ce jour-là, tandis que les Aigles agonisaient encore sur cette « morne plaine ».

La légende continua de plus belle dans les années suivantes. Au gré des versions, ce n’était plus Nathan qui traversait la Manche mais l’un de ses agents, lequel faillit périr dans une épouvantable tempête. Selon d’autres, la nouvelle parvint à Londres par pigeon voyageur — ce qui était d’une remarquable modernité.

Pendant l’entre-deux-guerres, la politique s’empara de cette histoire. Dans le film américain La Maison des Rothschild, réalisé par Alfred L. Werker, Nathan Rothschild devenait l’homme le plus riche d’Angleterre après avoir misé toute sa fortune à la Bourse de Londres le 18 juin 1815. En pleine vague antisémite, le film se voulait pourtant à la gloire des illustres banquiers. Il stigmatisait surtout l’antisémitisme prussien (le rôle de l’aristocrate prussien était tenu par Boris Karloff) et la tyrannie napoléonienne. De manière à peine suggérée, le spectateur était invité à reconnaître dans l’un et l’autre le régime hitlérien.

Six ans plus tard, la propagande nazie répliqua avec le film Les actions des Rothschild à Waterloo, dont un carton résumait l’esprit : « Pendant que les peuples versent leur sang sur les champs de bataille, le Juif spécule à la Bourse. » Ce film faisait partie des trois longs-métrages antisémites réalisés par le régime au début de la guerre, c’est dire son importance. Mais comme il n’eut aucun succès (il ne fut même pas distribué en France), on l’oublia bien vite. Aujourd’hui encore, même si le propos est désormais dépassionné et débarrassé de tout préjugé nauséabond, la légende perdure.

Avant de la traiter, revenons un instant sur l’ascension des Rothschild. Dans les années 1800, ce nom ne signifiait presque rien en Europe. Le « patriarche » de la famille, Meyer Amschel, n’était qu’un simple « juif de cour », appellation quelque peu dédaigneuse donnée à ces « manieurs d’argent » qui prêtaient et faisaient prospérer les fortunes des princes ou des rois. La famille Rothschild était installée depuis des siècles à Francfort, dans la principauté de Hesse-Cassel gouvernée alors par Guillaume IX. Meyer Amschel réalisait certes de juteuses opérations avec lui, mais la concurrence des grandes banques de la place étant rude, il était bien loin d’avoir l’exclusivité de la gestion des richesses de ce prince allemand.

Tout changea avec l’écrasement de la Prusse par Napoléon en 1806. L’Empereur des Français décida de mettre fin au règne de Guillaume, « un prince ennemi qui est déjà plus Anglais que Prussien » et qui, comme tel, refusait d’adhérer à la Confédération du Rhin alors en pleine création. Les troupes françaises marchèrent sur Francfort et, le 31 octobre 1806, Guillaume dut prendre la fuite.

C’est alors que Rothschild entra en scène. Moins prudent que les banques plus traditionnelles, il accepta de devenir le correspondant secret de Guillaume. Discrètement, sa maison se mit à gérer les avoirs qui avaient échappé aux Français, notamment les revenus des emprunts d’État britanniques. Un « pot-de-vin » d’un million de florins donné au gouverneur Lagrange facilita d’ailleurs la mise en lieu sûr de 22 millions de titres et obligations. En liaison avec Buderus, l’homme de confiance de Guillaume, la maison Rothschild devint sa principale banque. Sa fortune quadrupla entre 1797 et 1807.

Le « coup de génie » de Meyer Amschel fut ensuite d’envoyer ses fils dans les places financières stratégiques du moment pour y fonder des succursales : Nathan à Londres, Calmann à Hambourg et James à Paris, en 1811. La plus grande réussite fut sans conteste celle de Nathan à Londres (il devint citoyen britannique dès 1806). Chargé par Guillaume d’investir 550 000 livres sterling (près de 12 millions de francs) en fonds d’État, il spécula habilement et commença à devenir un financier recherché sur la place. Avec de tels relais, la banque se trouva idéalement placée pour accompagner les nouveaux mouvements de capitaux engendrés par le Blocus continental ou la baisse de la livre sterling.

Puisque les Rothschild étaient devenus des opérateurs financiers européens de premier plan, ils allaient tôt ou tard être mêlés au financement des troupes britanniques sur le continent. À partir de 1808, le manque d’espèces en Angleterre avait conduit le Cabinet à ne plus envoyer que du papier d’escompte à Wellington pour payer ses soldats. Les commerçants locaux préférant l’or, les troupes anglaises perdaient souvent au change, ce qui compliquait considérablement leur logistique. Plutôt que de laisser Wellington se débrouiller avec ses traites, il valait mieux confier celles-ci à une banque capable d’avancer des espèces et de les faire parvenir dans la péninsule. Les Rothschild, avec leurs filières parallèles de circulation de l’argent et leurs courriers rapides, étaient tout désignés.

Certains historiens situent le début de cette collaboration avec la Trésorerie britannique dès 1811, mais aucun document authentique ne vient confirmer cette thèse. Officiellement, les transferts de fonds par les Rothschild ne commencèrent qu’en 1813 et prirent de l’ampleur en 1814. Quoi qu’il en soit, la collaboration est attestée et fut très importante. Il n’était donc nul besoin d’ajouter à ce succès une première légende.

II. Le « coup de Bourse » de Waterloo, mythe et réalité

Venons-en au fameux coup de Bourse de Waterloo. Pendant les Cent-Jours, Nathan Rothschild fut à nouveau le pourvoyeur de fonds du gouvernement britannique. Et le moins que l’on puisse dire est qu’il eut fort à faire. Avec presque toute l’Europe coalisée contre Napoléon, le budget britannique pour les aides aux Alliés fut porté à la somme faramineuse de 9 millions de livres sterling (près de 200 millions de francs). En contrepartie, les Alliés avaient prévu d’aligner pratiquement un million d’hommes. Comme les années précédentes, les Rothschild étaient indispensables au gouvernement britannique pour la distribution d’espèces sur tout le continent. Travaillant de concert avec le commissaire britannique Herries, ils devaient alimenter en or et en argent la douzaine d’États membres de la coalition. Ils furent d’emblée très efficaces : dès la mi-avril, Nathan remit 200 000 puis 150 000 livres au gouvernement prussien, qui en avait grand besoin pour mettre sur pied son armée, et il négocia sans tarder avec l’Autriche les modalités du versement de son subside. Quant au financement de l’armée de Wellington, Nathan et Herries envoyèrent sur le continent 526 000 puis 321 000 livres sterling en louis d’or et en guinées.

Lorsque les hostilités débutèrent à la mi-juin, les deux complices étaient déjà retournés à Londres. Première certitude : Nathan n’était pas présent aux côtés du duc de Wellington le 18 juin. Ce n’est donc pas lui qui affronta mille dangers pour réaliser la plus-value du siècle à la Bourse de Londres. En revanche, pour être rapidement informé du déroulement des opérations, le fils de Meyer Amschel avait laissé en Belgique plusieurs agents et avait même promis des primes aux capitaines de bateaux qui retournaient en Angleterre s’ils venaient à apprendre quelque chose. D’après plusieurs auteurs, l’un de ses agents, dénommé Rothworth, présent à Ostende le lendemain de Waterloo, se serait emparé du premier journal annonçant l’heureux dénouement de la bataille, la Gazette hollandaise. Il aurait aussitôt pris le bateau pour Londres et serait arrivé dans la capitale britannique le 20 juin au matin. La confirmation officielle de la victoire ne parvint à Londres que le 21 juin, avec l’arrivée de l’envoyé de Wellington, le capitaine Henry Percy : Nathan Rothschild aurait donc été informé vingt-quatre heures avant tout le monde.

Étroitement lié avec le gouvernement britannique, il aurait sans doute prévenu Herries ou un membre du cabinet. Or il n’existe aucune trace d’une telle communication dans les archives du commissaire britannique, pas plus que dans celles du Premier ministre Liverpool ou du ministre Vansittart. Après tout, il pouvait aussi garder la nouvelle pour lui, dans l’intention de spéculer plus librement. Dans ce cas, Nathan Rothschild aurait fait preuve d’une audace peu commune. La Gazette hollandaise n’était en effet qu’une source secondaire, et un journal rédigé à plusieurs kilomètres du champ de bataille pouvait fort bien se tromper. Admettons cependant que Nathan ait été un banquier très audacieux : en prenant un tel risque, il aurait probablement averti ses frères et, après coup, s’en serait sûrement réjoui auprès d’eux. Que nous apprennent alors les archives Rothschild ? Rien, ou presque. La seule lettre dans laquelle Nathan évoque un investissement en Bourse est très tardive puisqu’elle date du 30 juin, et il n’y est question que d’une somme modeste (4 000 livres sterling) à placer à la Bourse d’Amsterdam. Du côté de ses comptes, aucune plus-value spectaculaire n’apparaît pour cette période : et pour cause, le revenu de Nathan n’excéda pas 10 000 livres en juin.

Un prête-nom aurait-il agi à sa place ? La pratique était, il est vrai, assez courante (Napoléon lui-même en utilisait un à la Bourse de Paris). Examinons alors les volumes des transactions enregistrés le 20 juin à la Bourse de Londres : le résultat est sans appel, fort peu de fonds d’État circulèrent ce jour-là.

Le coup de Bourse de Waterloo n’a donc jamais eu lieu. C’est un pur mythe, comme l’histoire aime parfois à en créer. En réalité, les bénéfices de la famille Rothschild se situaient ailleurs. Selon un rapport d’Herries, près de la moitié des envois de fonds – soit plus de 42 millions de livres sterling, environ 850 millions de francs ! – de l’Angleterre vers le continent entre 1813 et 1815 furent assurés par la famille. Avec une commission de 2 %, les banquiers perçurent pour prix de leurs services la somme considérable de 17 millions de francs. Au final, ils bâtirent leur fortune non pas en spéculant à tout-va, mais en exerçant leur métier. Malheureusement pour Napoléon, ce « métier » consistait à le combattre à coups de traites, de virements et de transports de fonds.

Pierre Branda, directeur scientifique de la Fondation Napoléon

Bibliographie

– Herbert H. Kaplan, Nathan Mayer Rothschild and the Creation of a Dynasty – The critical years 1806-1816, Stanford University Press, 2006.
Pierre Branda, Le Prix de la Gloire. Napoléon et l’argent, Paris, Fayard, 2007.

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