L’Empire ressuscité par le suffrage universel masculin
Le 2 décembre 1852, l’Empire est rétabli, conséquence du plébiscite des 21 et 22 novembre 1852, approuvé par sept millions huit cent mille électeurs. « Le nouveau règne que vous inaugurez aujourd’hui n’a pas pour origine, comme tant d’autres dans l’histoire, la violence, la conquête ou la ruse. Il est (…) le résultat légal de la volonté de tout un peuple », se félicite Napoléon III devant les corps constitués, Sénat et Corps législatif, réunis à Saint-Cloud. À la différence de 1804, la déchéance de la République ne souffre aucune ambiguïté. La proclamation de l’Empire vise à promouvoir la résurrection de la quatrième dynastie, qui succède aux Mérovingiens, aux Carolingiens et aux Capétiens : ce n’est pas Louis-Napoléon Bonaparte qui est proclamé empereur, mais la dignité impériale, intemporelle et perpétuelle, qui est ressuscitée, relevant l’Empire renversé par l’Europe coalisée. Napoléon III s’enorgueillit d’asseoir son trône sur les suffrages de la nation, mais l’avènement héréditaire limite l’emprise du vote. Le retour d’un Napoléonide établit la puissance du peuple, tout en exprimant son aliénation volontaire, ainsi que l’exprime le conseil municipal de Bourges, en octobre 1852 : « Vous vous rendrez, Prince, aux vœux de tout un peuple qui, impuissant à se gouverner, abdique dans vos mains et vous supplie d’accepter pour toujours le dépôt de ses destinées. » La dynastie napoléonienne prétend réconcilier démocratie et hérédité, pondérant la force populaire par la pérennité dynastique, qui serait garante d’apaisement social et de confiance économique. La « démocratie impériale » emprunte le vote à la démocratie, l’hérédité à la monarchie, et prétend surmonter la fracture révolutionnaire en fusionnant des principes opposés.
« Le peuple, c’est moi ! »
Puisque Napoléon III « accepte tout ce que depuis cinquante ans l’histoire nous transmet avec son inflexible autorité », le régime s’approprie une légitimité ressourcée par l’héritage révolutionnaire et le legs impérial. Les idéaux démocratiques hérités de la Révolution (souveraineté de la Nation, consentement à l’impôt, sûreté des personnes et des biens, égalité en droits des citoyens…) sont confirmés. Les « grands principes proclamés en 1789 » correspondent au titre premier de la constitution du 14 janvier 1852, mais ces droits ne sont pas énumérés. Par exemple, la « libre communication des pensées et des opinions » est-elle garantie ? Les institutions s’inspirent du modèle établi au début du siècle : « Puisque la France ne marche depuis cinquante ans qu’en vertu de l’organisation administrative, militaire, judiciaire, religieuse, financière, du Consulat et de l’Empire, pourquoi n’adopterions-nous pas aussi les institutions politiques de cette époque ? », analyse le préambule de la constitution. L’élaboration institutionnelle repose sur « le chef responsable », à l’action « libre et sans entraves ». Son autorité relève du « jugement souverain » du pays, susceptible de « lui continuer ou de lui retirer [sa] confiance ». Il s’agit de renouer avec une conception à la fois personnelle et démocratique de la souveraineté, qui rompt avec le dogme révolutionnaire de la représentation parlementaire (1). Dans le cadre d’une personnalisation du pouvoir, la souveraineté du peuple prend corps à travers un homme qui anime ses volontés : « L’Empereur ! Il était le peuple en sa personne ; / Et le peuple ! il était le chef, par sa couronne ; / L’Empereur ! Mais son bras, mais son front, mais son cœur / Était le talisman de la France – Empereur ! (…) L’Empereur était le peuple ; et le peuple était roi ! (2)» Désigné par la voix populaire, l’empereur en est la figure visible et le délégué sincère : « Le peuple, c’est moi, » aurait pu déclarer Napoléon III, promoteur d’une « démocratie illibérale (3) ».
Empire autoritaire et Empire libéral
L’exercice du régime impérial peut être divisé en deux temps : le moment autoritaire, jusqu’à la guerre d’Italie, en 1859, suivi d’une progressive libéralisation. La première décennie du régime est caractérisée par une autorité centrée sur la figure de l’empereur, statut conforté par la naissance d’un héritier, en mars 1856. Les députés, renouvelés tous les six ans, ne sont plus les dépositaires de la volonté nationale, mais les « commettants » de leurs départements. Aucune solidarité gouvernementale, puisque les ministres, renfermés dans leurs domaines de compétence, dépendent du chef de l’État. La presse, soumise à l’autorisation préalable pour la création d’un nouveau titre, est placée sous surveillance, par le système des avertissements qui incitent les journalistes à s’autocensurer. Le préfet, le maire, le curé contrôlent « l’esprit public ». À l’occasion des élections législatives, les opposants subissent un système répressif, alors que les candidats officiels ont toutes facilités pour mener campagne.
À partir de 1860, le système se libéralise : la tribune parlementaire retrouve ses prérogatives (droit d’adresse en 1860, droit d’interpellation en 1867, vote du budget par sections, publication des comptes rendus des séances du Corps législatif). En 1868, le pouvoir discrétionnaire de l’administration sur la presse est abandonné, favorisant une masse de nouveaux titres dont peu soutiennent l’Empire. Les critiques s’aiguisent contre des choix diplomatiques hasardeux (engagement au Mexique, alors que la puissance prussienne s’affirme en Europe). Les députés, à travers la voix de Thiers, exigent « les libertés nécessaires ».
La libéralisation relève-t-elle de concessions, qui présageraient un épuisement du trône à la suite de l’intervention en faveur de l’unité italienne, qui sapa le soutien ecclésiastique, et du traité de libre-échange conclu avec la Grande-Bretagne, qui indisposa une partie des industriels ? Napoléon III prétendit envisager d’emblée des concessions libérales, qui mesureraient l’évolution d’une opinion ayant surmonté les fractures révolutionnaires : la liberté serait « le couronnement de l’édifice ». La phase autoritaire aurait été imposée par les circonstances, devoir de salut contre les menaces entretenues par les sociétés secrètes et les manœuvres d’une « polémique insolente et dévergondée (4) ». L’Empire aurait imposé une direction personnelle, afin de résister aux ennemis du pacte national : « Le plan que je me suis tracé consiste à corriger les imperfections que le temps a révélées et à admettre les progrès compatibles avec nos mœurs », juge le souverain en janvier 1867. Surtout, le glissement vers l’Empire libéral ne va nullement infléchir la représentation de l’empereur en incarnation de la volonté populaire. Fruit de concessions arrachées par une opposition pugnace ou ouverture méditée dès 1852, l’Empire libéral coexiste avec une idée napoléonienne inchangée, l’idéal d’une dynastie nationale compatible avec les exigences de l’âge électoral, susceptible de rénover l’ancienne foi monarchique.
Auteur : Juliette Glikman, juin 2019
Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.
Notes :
(1) Patrice Gueniffey, Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008, p.361.
(2) Siméon-Chaumier, Napoléon III. Odyssée, Paris, Moquet, 1854, p.326.
(3) Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, p.194-195.
(4) P. L’Oisel, L’Empereur Napoléon III devant l’univers, Paris, Comptoir de la librairie de province, 1860, p.50.
Source :
> Texte de la constitution de 1852 sur le site du Conseil constitutionnel
À télécharger :
> Affiche du Plébiscite soumis au Peuple français en vertu du Sénatus Consulte du 7 Novembre 1852 © BnF Gallica
Bibliographie :
– Emmanuel Fureix, Le Siècle des possibles, Paris, PUF, 2014.
– Juliette Glikman, La Monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III, Nouveau Monde éditions / Fondation Napoléon, 2013.
– Patrice Gueniffey, Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008.
– Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000.
– Jean-Claude Yon, Le Second Empire. Politique, société, culture, Paris, Armand Colin, 2012.
Infos en ligne :
> L’histoire de l’Assemblée nationale sur le site de l’institution
> L’histoire du Sénat sur le site de l’institution