La plupart des histoires du congrès de Vienne ne citent que pour mémoire une de ses avancées les plus considérables et pérennes : la création de normes sur la liberté de navigation sur les fleuves et rivières ayant plusieurs États riverains. Il est vrai que cette matière est abrupte et n’a guère été propice aux joutes verbales qui ont fait le sel et la légende de la grande réunion.
Elle fut traitée très « techniquement », en dépit de ses implications économiques et politiques, par une commission ad hoc instaurée en décembre 1814, mais qui ne commença ses minutieux travaux qu’en février 1815, après la résolution de la crise saxonne (qui faillit provoquer la guerre entre Russes et Prussiens, d’une part, Autrichiens, Anglais et Français d’autre part). La sortie de crise aboutit à la remise aux Prussiens d’une partie de la Rhénanie. Ils devenaient donc locataires de la rive gauche du Rhin.
Ce travail de la commission aboutit fin mars, après douze réunions plénières, à l’adoption de plusieurs textes fondateurs d’un pan non négligeable du droit international moderne. La commission était composée des représentants de la France (Dalberg), de la Prusse (Humboldt), de l’Angleterre (Clancarty), de l’Autriche (Wessenberg), des Pays-Bas (Van der Spaen), de la Bavière (de Wrede), du Bade (Marshall et Berckheim) et du Wurtemberg (Linden). Lors des dernières séances, on invita les représentants de la ville de Francfort (Danz) et de la Hesse (Turckheim et Keller) à se joindre à des travaux dont le but était de favoriser et de maintenir en toutes circonstances la circulation commerciale sur les grands fleuves.
Les fleuves et la guerre
Traditionnellement, en cas de crise ou de guerre, les belligérants fermaient leur portion de voie navigable aux transports étrangers, y compris pour les tiers au conflit. L’idée dominante était alors qu’une rivière constituait une frontière et non un bien commun. Au sein de ce congrès prônant généralement le rejet ou au moins le confinement des idées révolutionnaires, les diplomates cherchèrent ici à appliquer une règle édictée pour la première fois par le conseil exécutif de la République française qui avait proclamé, le 16 novembre 1792 : « Le cours des fleuves est la propriété commune, inaliénable, de toutes les contrées arrosées par leurs eaux. Une nation ne saurait sans injustice prétendre au droit d’occuper exclusivement le canal d’une rivière et d’empêcher que les riverains qui bordent les rives supérieures ne jouissent des mêmes avantages ». En application de cette idée, un premier grand traité avait été signé en mai 1795 entre la France et la République batave instaurant la liberté de circulation pour les bateaux des deux États sur la Meuse, l’Escaut et le Rhin. Napoléon avait même créé des structures administratives garantissant cette liberté pour deux fleuves essentiels aux échanges dans son Empire : le « Magistrat du Rhin » (1808) et le « Magistrat du Pô » (1811) chargés de faciliter la circulation, réguler l’exploitation et maintenir l’aménagement des deux cours d’eau et de leurs rives (1).
L’idée de la libre circulation avait été inscrite dans le traité de Paris du 30 mai 1814. Concernant le Rhin, le texte disposait que la navigation sur son cours ne devrait être « interdite à personne ». Il renvoyait au congrès général la mise en œuvre pratique et l’élargissement de ce principe à d’autres cours d’eau. L’article 3 séparé et secret du même traité prévoyait que les dispositions sur le Rhin seraient dès à présent étendues à l’Escaut et à la Meuse, condition devant accompagner la réunion de la Belgique aux Pays-Bas (2). En attendant le congrès, la gestion des octrois du Rhin fut confiée à une administration internationale provisoire co-dirigée par les Prussiens et les Autrichiens, alors même que ces derniers n’étaient pas riverains du fleuve.
Les décisions du Congrès
La Commission relative à la libre circulation des rivières voulut appliquer à la lettre le traité de Paris. Elle se heurta à l’opposition du représentant du Hanovre, Munster, hostile à tout ce qui pouvait empêcher son souverain (le roi d’Angleterre) d’exploiter les droits de passage et de douanes aux embouchures de l’Elbe, de la Weser et de l’Aller. Malgré ces divergences et les petits combats de détails, on parvint à un accord et l’Acte final du congrès (9 juin 1815) consacra en neuf articles (108 à 117).
Désormais, les États séparés ou traversés par une même rivière navigable s’engageaient à régler à l’amiable tout ce qui touchait à la navigation sur celle-ci, par le biais de commissions créées dans les six mois suivant la signature de l’Acte final. Le principe était que la navigation sur ces rivières était libre et ne pourrait être interdite, ni en temps de paix, ni en temps de guerre. Le texte précisait même que l’action des douanes ne saurait constituer une entrave à la libre circulation. En conséquence, la perception des droits de navigation et la police de ces cours d’eau devraient être fixées de manière uniforme et de façon « assez indépendante » (sic) de la nature des marchandises transportées. L’octroi du Rhin devait servir de référence dans ces matières. Un règlement particulier pour la circulation sur le Neckar, le Main, la Moselle, la Meuse et l’Escaut fut en outre signé le 24 mars 1815 et annexé à l’Acte final (3). Il devait servir de modèle à la libéralisation générale de la circulation fluviale en Europe.
Dès à présent, donc, le Rhin bénéficiait d’un statut spécial avec notamment une commission internationale, une administration propre, des corps d’inspection et l’interdiction d’affermer la perception des droits de navigation (4). Depuis cette époque, le Rhin n’a pas cessé d’être un fleuve éminemment international.
Cette décision du congrès facilitait le commerce et, partant, la paix. Elle créait une obligation de rechercher un compromis pour le règlement pacifique des différends entre États, dans un domaine qui avait empoisonné les relations interétatiques pendant des siècles. En cas de guerre, les nouvelles règles prévoyaient que le fonctionnement de l’administration du Rhin ne devait pas être entravée et que « les embarcations et personnes employées au service de l’octroi [jouiraient] de tous les privilèges de la neutralité ». Il devait en être de même pour les autres fleuves. En principe, dans cette matière loin d’être anecdotique, les intérêts transnationaux primaient désormais sur les intérêts égoïstes. La confiscation par conquête de ces voies de communication était en quelque sorte mise hors-la-loi. Les négociateurs du congrès en tirèrent immédiatement les conséquences en incluant des dispositions sur la libre circulation sur la Vistule et les fleuves polonais dans les deux traités particuliers entérinant le quatrième partage, signés le 3 mai 1815 entre la Russie et la Prusse, d’une part, et la Russie et l’Autriche, d’autre part.
Un des grands spécialistes français du droit international public, Charles Zorgbibe, estime qu’émergea à Vienne, timidement mais symboliquement, « la première de ces organisations interétatiques qui [allaient] déborder, un siècle plus tard, la diplomatie classique »(5).
Ce nouveau droit fluvial –renforcé par les conventions de Mayence (1831) et de Manheim (1868)- allait rester inchangé jusqu’au traité de Versailles (1919) puis une convention signée à Barcelone le 20 avril 1921. A partir de 1831, la Commission du Rhin fut même compétente pour juger en appel les décisions des tribunaux des États riverains concernant les infractions aux règles communes commises par les utilisateurs du fleuve. Ce régime de liberté et ce mode d’administration furent étendus tout au long du XIXe siècle aux fleuves et canaux européens (environ trois cents), dont l’Elbe (1821), la Weser (1823) et le Danube (1856 et 1865). Il fut même appliqué au Congo et au Niger après la signature de la convention de Berlin du 26 février 1885 (6).
Auteur : Thierry Lentz, historien, directeur de la Fondation Napoléon, juillet 2019
Bibliographie
– Thierry Lentz, Le Congrès de Vienne, Perrin, coll. Tempus Poche, 2015, 430 p.
Sources
– Bibliographie rassemblant des sources issues de Gallica, par Chantal Prévot, responsable des bibliothèques à la Fondation Napoléon (doc pdf, 19 pages, avec liens)
Vidéo
– Le congrès de Vienne (6 min.19)
Notes
(1) Les noms administratifs de ces deux « Magistrats » (à comprendre ici comme une institution réglant les conflits) étaient respectivement : Commission pour les travaux du Rhin et Commission centrale du Pô (voir ces entrées dans Dictionnaire des institutions du Consulat et de l’Empire, Tallandier, 2008).
(2) Depuis 1648, les Pays-Bas étaient formellement autorisés à fermer sous certaines conditions l’Escaut
(3) « Règlements concernant la libre navigation des rivières. Annexe n° 16 à l’Acte final du Congrès de Vienne » (9 articles) et « Articles concernant la navigation sur le Rhin » (32 articles), dans Le congrès de Vienne et les traités de 1815, 1863, p. 957-969. La commission du Rhin a subsisté jusqu’à nos jours.
(4) « Note du baron Humboldt aux membres de la commission pour la libre circulation des rivières », dans Le congrès de Vienne et les traités de 1815, p. 1042-1043.
(5) Charles Zorgbibe, Metternich, le diplomate séducteur, éditions de Fallois, 2009, p. 266.
(6) Cette conférence réunissait quatorze États européens et les États-Unis. Outre la libre circulation sur les fleuves Niger et Congo, on lui doit la création de l’État du Congo, en union personnelle avec le roi des Belges, Léopold II.