E. de Waresquiel, face-à-face avec Talleyrand (2003)

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Ancien élève de l’Ecole normale supérieure, docteur en histoire, chercheur à l’École pratique des hautes études, auteur d’une biographie du duc de Richelieu (Perrin, 1991) ainsi que d’une Histoire de la Restauration (en collaboration avec Benoît Yvert ; Perrin, 1996), Emmanuel de Waresquiel nous offre une biographie qui fait date dans l’historiographie talleyrandienne. S’appuyant sur de nombreuses sources inédites, il restitue, sans occulter l’art de la manipulation du personnage, une image nuancée d’un Talleyrand débarrassé de ses légendes noires, un homme issu de l’Ancien Régime, pugnace dans la fidélité à ses idées.
(Propos recueillis par I. Delage, sept. 2003)

E. de Waresquiel, face-à-face avec Talleyrand (2003)
© J. Foley / Opale

LA PASSION DE L’HISTOIRE

I.D.: Emmanuel de Waresquiel, vous êtes spécialiste de l’histoire des idées au XIXe siècle, auteur d’une biographie remarquée du duc de Richelieu (1766-1822), vous venez de faire paraître une biographie de Talleyrand, d’où vient votre intérêt pour l’histoire ?
E.de W.: J’ai toujours baigné dans l’histoire depuis mon enfance, même si mon père n’était pas du tout historien, il était agriculteur. La bibliothèque familiale était très consistante, avec de nombreux souvenirs historiques.

Une chose par exemple, qui ne fut pas déterminante mais qui montre le contexte dans lequel j’ai grandi, un souvenir de famille que j’ai eu sous les yeux depuis l’âge de six ans : Claire de Rémusat, une vieille amie de Talleyrand, avait donné à son fils Charles un portrait de Talleyrand. Ma famille n’est pas apparentée à Talleyrand, mais Charles était le meilleur ami de mon arrière grand-père maternel Jacques de Pange, et c’est ainsi que ce portrait est arrivé dans notre famille. Un autre élément parmi d’autres, j’ai fait mon mémoire de maîtrise à partir de fonds familiaux, sur l’établissement de la correspondance de Georges Mouton comte de Lobau, (aide de camp de Napoléon, il avait commandé la jeune garde à Waterloo) à sa femme, Félicité d’Alberg, entre 1812 et 1815.

I.D.: Outre cette intimité familiale avec l’histoire, quels ont été les livres et les rencontres déterminantes ?
E.de W.:
Le livre probablement déterminant pour moi, qui m’a sans doute poussé à m’intéresser à la Restauration, est un livre publié chez Gallimard au début des années 70, la biographie de Charles X par José Cabanis (1), qu’un de mes oncles m’avait donnée vers l’âge de 14-15 ans, et que j’ai dévorée. Il y révèle une de ses qualités, celle de la distance de l’essayiste et de l’homme de lettres par rapport à son personnage. Ma rencontre avec Guillaume de Bertier de Sauvigny (2) a été déterminante, c’est lui qui m’a conseillé de me lancer dans une première biographie que j’ai écrite au début des années 90, sur le duc de Richelieu, un sentimental en politique. Une autre rencontre fut très importante, mais davantage cette fois sur le plan de la méthodologie, la façon de concevoir un champ de sources et un champ thématique, c’est celle avec François Furet (3). Ses écrits, comme Penser la Révolution française, ses textes théoriques sur l’historien, sur son rôle, ont été d’une très grande influence sur ma méthodologie, que ce soit dans mon travail de thèse, ou dans pour le livre que j’ai écrit avec Benoît Yvert sur la Restauration, ces travaux étaient dans la mouvance de ceux de Furet, l’étude de l’histoire politique, avec par exemple un travail systématique sur les pamphlets et les brochures politiques de l’époque.

I.D.: Vous conciliez recherches historiques et activités éditoriales :
E.de W.:
En effet, je me suis mis en disponibilité de l’Education nationale pendant plus de dix ans, pour faire ma thèse d’histoire sociale et d’histoire politique et constitutionnelle, qui était une réflexion sur le bicaméralisme et le rôle de la chambre haute en France de 1789 à 1831, avec la question de la balance des pouvoirs, du parlementarisme en France et du modèle anglais, les controverses entre la thèse jacobine et la thèse constitutionnelle et anglophile, qui a perduré jusqu’au grand débat sur l’hérédité de la pairie au début de la Monarchie de Juillet. Cela m’a permis de travailler dans l’édition chez Tallandier puis chez Larousse, où j’ai été directeur littéraire et directeur de collections, j’ai pu ainsi aborder d’autres périodes historiques que celle qui va de la Révolution à la fin du XIXe siècle. J’ai ainsi dirigé des ouvrages collectifs comme Le Siècle rebelle, Dictionnaire de la contestation au XXe, ou le Dictionnaire des politiques culturelles en France au XXe siècle. Je suis également membre du comité de rédaction de « Commentaire », et de la « Revue des deux Mondes », et le CNC étant à la recherche d’un historien, je suis devenu membre de la Commission d’avance sur recettes du CNC !

L’ART DU BIOGRAPHE

Couverture : Portrait de Talleyrand par David Wilkie (vers 1830). Coll. part. © DRI.D.: Parlons d’image, justement. Votre biographie de Talleyrand est accompagnée d’un remarquable cahier d’illustrations, et dans votre texte, vous faites référence à des images que vous commentez et mettez en regard de sources manuscrites :
E.de W.:
J’ai effectivement accordé une très grande attention à cette sélection d’images, qui comprend beaucoup d’inédits. Lorsque j’ai été nommé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, j’avais déjà organisé un séminaire sur l’Iconographie politique au XIXe siècle, il s’agissait de rapprocher les sources manuscrites et imprimées et les sources iconographiques, autour d’un certain nombres de thèmes de l’histoire des idées, et de montrer par quel jeu de miroir les sources, qu’elles soient complémentaires ou antinomiques, se renvoient les unes aux autres, sur un thème précis.

Un de mes ouvrages précédents, Mémoires du monde. Cinq siècles d’histoires inédites et secrètes au quai d’Orsay, regroupait cet intérêt pour l’écrit et pour l’image : le sujet principal en est la source historique, le fil conducteur, l’histoire de documents en tant que tels et la présentation de ces documents comme des tableaux.

I.D.: Comment avez-vous abordé le genre biographique ?
E.de W.:
A temps plein, Talleyrand est un personnage prométhéen. La biographie est un exercice paradoxal pour un historien, l’alliance du chaud et du froid, une méthodologie extrêmement précise de l’historien dans l’utilisation des sources et dans leur organisation, une mise en scène du sujet et du personnage même, qui est là la partie littéraire de l’affaire, il s’agit de trouver une distance de ton par rapport à son personnage, des rythmes. Le pire chemin du biographe est la ligne droite qui vous conduit de A à Z, il faut utiliser la ligne courbe, c’est-à-dire que des rythmes dans le récit ne peuvent exister que si l’on joue un peu avec la chronologie et avec les traits dominants que l’on essaie de faire ressortir de son personnage. La biographie, est un genre « bâtard » et mixte, un vrai plaisir, sur un principe de base : ne jamais quitter son personnage, ne jamais le perdre de vue : les événements sont vus à travers les yeux du personnage, qui lui même est vu par son biographe. Il ne faut pas partir des événements pour aller vers le personnage.

I.D.: Comment vit-on cette « intimité  » avec Talleyrand, le « sphinx « , le « diable boiteux »…
E.de W.:
J’ai vécu avec un grand séducteur, en le lisant d’abord, avant de lire quoi que ce soit d’autre. Talleyrand a été l’un des personnages les plus étudiés, en France et à l’étranger, après Napoléon, Louis XIV et probablement Jeanne d’Arc. Il faut tout lire, les sources imprimées primaires mais aussi les sources manuscrites, même si elles ont été déjà lues, car beaucoup ont été mal lues. J’ai abordé Talleyrand, en l’effeuillant peu à peu, sans thèse préalable, ni hagiographie (comme l’a fait Orieux (4) par exemple), ni regard moralisateur. Pour moi, la question de savoir si Talleyrand a servi la France plutôt que ses intérêts, ou l’inverse, est une fausse question. Ce n’est pas la question de départ que je me suis posée. J’ai voulu également éviter de suivre un schéma « moralisateur », je me retrouve ainsi complètement dans la phrase de François Furet : « l’histoire, après tout, n’est pas une école de morale. »

I.D.: Quelle a été votre méthodologie ?
E.de W.:
Les questions que je me suis posées sont les suivantes : comment un homme né en 1754 et mort en 1838, a-t-il tenu le pouvoir aussi longtemps, comment par rapport à son historiographie a-t-il trouvé le moyen d’organiser de manière aussi extraordinaire, et sa vie, et les images de sa vie qu’il a voulu données à ses contemporains. Enfin, a-t-il eu, et laquelle, une véritable vision des rapports de la France et de l’Europe, et de l’organisation politique de la France sur la durée de vie politique qui a été la sienne. Ce sont des questions de fonds, et pas des questions rhétoriques.
J’ai donc travaillé sur les sources premières, c’est-à-dire tout ce qu’il a pu écrire et qui n’a pas été imprimé sinon au Moniteur par exemple, les débats parlementaires, les rapports au Sénat, les discours à l’Assemblée nationale sous la Révolution, ses interventions à l’Assemblée générale du clergé d’Ancien Régime, sources qui n’ont quasiment jamais été examinées de près dans leur continuité. Ce fut un travail très important, qui m’a permis de démontrer, je l’espère, la continuité de Talleyrand dans ses idées politiques. Les sources manuscrites, ce sont d’abord les imprimées, comme par exemple la Correspondance générale de Napoléon, mais aussi les lettres manuscrites, qui représentent un véritable puzzle. Talleyrand fut un formidable manipulateur de sa vie, un acteur de son jeu politique et de sa vie, il a passé son temps à mettre de côté des correspondances compromettantes, à brûler des vraies lettres, à inventer des fausses lettres. Il fut ainsi un grand créateur de fausses pistes. Le fonds Talleyrand a de plus connu la triple épreuve du vol, du feu et de l’argent. Il a dû subir également le tamis des  » gardiens du temple « , des légataires universels, comme la duchesse de Dino ou Adolphe de Bacourt, qui ont écarté des lettres et des documents qui pouvaient discréditer Talleyrand.

Le deuxième niveau de sources, très importants, ce sont les correspondances et les mémoires publiés sur lui, avec beaucoup de choses inédites, comme le fonds Coigny. Je me suis également beaucoup intéressé au regard venu de l’étranger. La légende noire (c’est-à-dire la défense des Juifs et la vente des biens du clergé) remonte au tout début de sa carrière politique, aux premières années de la Révolution, et correspond à une vision profondément déformée du personnage dès cette époque. J’en ai donc conçu un certain regard de méfiance vis-à-vis des sources françaises. Voici un personnage à propos duquel il faut faire jouer la contre-vision, c’est-à-dire la vision étrangère. Italie, Allemagne, Angleterre, mes prédécesseurs n’ont pas étudié le champ étranger. J’ai ainsi traduit des mémoires allemands, qui avaient été peu lus.

Le troisième niveau est celui des études contemporaines étrangères, comme celles de l’américain Greenbaum (5), qui a travaillé en profondeur le rôle de Talleyrand à l’Assemblée générale du clergé, les avancées sur le rôle de Talleyrand diplomate, grâce aux historiens allemands. En Italie, j’ai consulté les archives à Naples pour comprendre les négociations de la vente du duché de Bénévent. En raison de la grande dispersion des sources, de grands collectionneurs possèdent de nombreux documents, et dans l’histoire de ma quête de sources, il y a une rencontre très importante avec un grand industriel allemand, Eberhard Ernst, un grand collectionneur qui m’a laissé consulter l’ensemble de ses archives, soit plus de mille documents, ainsi que sa collection exceptionnelle de caricatures (aujourd’hui aux Archives de Dresde).

TALLEYRAND ACTEUR DE SA VIE

I.D.: La plupart des historiens ont étudié Talleyrand comme un homme du XIXe siècle, ce qui pour vous est un réel anachronisme :
E.de W.:
En effet, s’est dégagée pour moi, la conviction que l’on ne pouvait pas étudier Talleyrand comme un homme du XIXe siècle, qu’on ne pouvait pas le comprendre alors : il a été éduqué et formé au XVIIIe siècle, il avait trente cinq ans en 1789, il a eu une vie politique et financière d’homme d’affaires extrêmement importante sous l’Ancien Régime, son éducation et ses origines sociales, ses goûts et son style sont ceux d’un homme du siècle de Louis XV qu’il a été au départ. Son goût du secret par exemple est très Ancien Régime. Sous l’Ancien Régime, Talleyrand n’était pas décrié pour ses moeurs, la légende noire apparaît sous la Révolution avec la naissance de la notion d’opinion publique, l’homme politique devient un homme public qui a à rendre compte à l’opinion publique, de sa vie publique mais aussi de sa vie privée, la moralité de l’homme public doit être aussi celle de l’homme privé. Talleyrand qui a tout compris de cette évolution, va accentuer son goût du secret, qu’il s’était inculqué pendant l’Ancien Régime.

I.D.: Pensez-vous comme le comte Beugnot (ancien ministre, 1783-1815) que :  » dans le cours de sa vie si diverse, […] la partie dominante chez lui est toujours le prêtre « , dans quelle mesure et comment ?
E.de W.:
Contrairement à ce qu’il a dit, Talleyrand a été très marqué par la théologie, par ses études à Saint-Sulpice, les rapports mondains qui existaient au sein du clergé sous l’Ancien Régime ont déteint sur lui, il a ainsi écrit un petit texte formidable, Le bon ton et le bon maintien, qu’il utilise lors de l’éloge qu’il fit du comte Bourlier à la Chambre des Pairs en 1821, ce qui prouve que cela l’a marqué.
Le prêtre, non pas dans l’aspect de la vocation cléricale, ou du rôle du prêtre comme pasteur, mais dans le rôle mondain qu’il a pu avoir en 89, dans l’aptitude à exercer des relations de pouvoir et des relations politiques avec les autres. L’élite du clergé sous l’Ancien Régime est une élite politique qui a traversé le XVII et le XVIIIe siècle, l’ambition de Talleyrand comme membre du clergé est une ambition politique. C’est ainsi qu’il voulait un évêché qui soit une extension politique, d’où sa patience à attendre l’évêché d’Autun, car l’évêque d’Autun présidait les états de Bourgogne. Sa rupture avec l’Eglise est spectaculaire. Le clergé ne lui apparaît plus comme une voie d’accès possible au pouvoir politique. La vente de ses biens luis apparaissait comme la seule solution.
Par la suite, Talleyrand triche : par exemple en 1802, lors des négociations pour son mariage avec Catherine Grand, il fait passer le bref pontifical pour un bref de sécularisation ce qui n’était bien sûr pas le cas. Dans ses relations avec le clergé, Talleyrand entre dans la justification mais jamais dans la rétractation vis-à-vis de Rome. D’où l’explication de son comportement, de ses choix, par le fait qu’il n’avait pas choisi la voie de la prêtrise, que ce n’était pas sa vocation. Mais il faut rappeler, que dans ces dernières années d’Ancien Régime, la question de la vocation ne posait pas en ces termes. La légende de l’accident et du pied-bot entre également dans cette logique infernale d’explication, celle d’avoir été dirigé dans la voie de la prêtrise par sa famille à cause de cette difformité, ce qui est totalement faux. Il s’agissait en fait de stratégies familiales, l’on voit ainsi sous l’Ancien Régime des aînés devenir prêtre, sans qu’il y ait véritablement de dégradation du droit d’aînesse. Sous l’Ancien Régime, Talleyrand n’était pas décrié pour ses moeurs, la légende noire apparaît sous la Révolution avec la naissance de la notion d’opinion publique, l’homme politique devient un homme public qui a à rendre compte à l’opinion publique, de sa vie publique mais aussi de sa vie privée, la moralité de l’homme public doit être aussi celle de l’homme privé. Talleyrand qui a tout compris de cette évolution, va accentuer son goût du secret, qu’il s’était inculqué pendant l’Ancien Régime.

I.D.: Talleyrand joueur : pour la première fois un historien s’arrête sur cette passion du jeu, pour mettre en perspective certains traits de caractère de Talleyrand : quel éclairage peut être apporté sur la personnalité de Talleyrand ?
E.de W.:
C’est un élément important pour moi, voici un homme qui joue tous les jours de sa vie, pendant quatre ou cinq heures au whist, qui est l’ancêtre du bridge. Si on compare le whist avec les échecs, le whist est un jeu d’évaluation, évaluation de son partenaire et de ses adversaires, tandis que le jeu d’échec est un jeu d’anticipation. Mais ce n’était pas un « flambeur », il a gagné et perdu beaucoup d’argent, mais il ne s’est pas épuisé dans le jeu, c’était plutôt une façon d’être en société, à la manière de l’Ancien Régime. On retrouve dans ce jeu, l’expression de cette formidable faculté d’évaluation qu’il a eu en politique.

TALLEYRAND, UN HOMME POLITIQUE VISIONNAIRE

I.D.: Justement, sa réputation de diplomate a été mise en doute par la plupart de vos prédécesseurs, qu’en pensez-vous ?
E.de W.:
C’est difficile à expliquer en deux mots, mais ce qu’on peut dire, c’est que Talleyrand raisonne en terme d’équilibre européen, et en terme de paix, c’est un grand homme de paix, mais jamais en terme de système, comme le fait Napoléon. Les relations d’état à état sont des relations de rapports de force qui impliquent un ensemble de choses qui vont au-delà de la diplomatie ou de la politique, comme l’organisation administrative et l’organisation des états eux-mêmes, leurs forces commerciales, leurs forces militaires, avec des interactions complexes.
Pour Talleyrand, les déséquilibres européennes prennent naissance au cours du XVIIIe siècle, avec l’intrusion de la Russie dans le jeu européen, de plus en plus violente, l’instabilité de la Prusse et les ambitions prussiennes, la domination outrageante et outrageuse de l’Angleterre sur les mers. Pour lui, il s’agit alors de corriger la dégradation, ou l’accentuation de ces trois éléments. Entre 1799 et 1803, Talleyrand est l’homme qui signe plus de vingt traités de paix, mais c’est en 1814 qu’il peut mettre en pratique ses conceptions, car c’est seulement à ce moment-là qu’il a la réalité du pouvoir. La paix du 30 mai va durer, bon an mal an, jusqu’en 1914. Aux XIXe et XXe siècles, les historiens, obsédés par le conflit franco-allemand, ont eu une vision réellement déformée de sa politique.

I.D.: Quelle importance ont pu revêtir les séjours de Talleyrand en Angleterre et aux Etats-Unis ?
E.de W.:
Il a conforté ses idées sur l’Angleterre, qu’il ne peut y avoir de relations diplomatiques sans relations économiques entre les états, ce qui était très moderne alors, thèse de la vision globale. Il établit des relations d’affaires aux Etats-Unis, a des contacts avec le ministre des Finances américain, Hamilton. En Angleterre il fréquente Charles Fox et le milieu whig. Talleyrand a cependant évolué sur la question de l’Angleterre, il n’a jamais été un fanatique de l’alliance à tout prix, pragmatique, il a considéré qu’à un moment de l’histoire de ces deux pays, un rapprochement entre les deux pays était utile à la paix européenne. Par la suite, il s’est rendu compte, lors de son ambassade en 1834, que les distorsions économiques entre les deux pays étaient telles, qu’elles allaient être préjudiciables à la France. C’est ainsi que vers la fin de sa vie il s’oriente vers un deuxième pilier de l’ordre européen, qui est l’Autriche.

I.D.: Quel homme politique a été Talleyrand, que ce soit sur la scène intérieure ou étrangère ?
E.de W.:
Talleyrand est un curieux mélange : c’est un théoricien, qui s’est servi de principes mais suivant leurs valeurs d’usage à un moment donné, et un praticien de la vie politique, il a su à la fois conceptualiser certains principes politiques (comme ceux de la légitimité ou de la non-intervention), et les mettre en pratique sur le terrain. C’est ça sa force comme homme de pouvoir. En 1814, il a compris que le problème de la France, sur le terrain européen, après plusieurs années de bouleversements et de régimes politiques différents, c’est un problème de légitimité et de souveraineté, et c’est pour cela qu’il a recours à Louis XVIII, qu’il a pourtant poursuivi pendant quinze ans. C’est à ce moment qu’il a explicité et mis en pratique ses conceptions de la légitimité, ce qui nous paraît évident aujourd’hui mais bien sûr ne l’était pas…
J’aime beaucoup cette phrase de Napoléon,  » J’aime la philosophie de Talleyrand car elle sait s’arrêter à temps « .

NOTES

(1) Né en 1922. Revenu en France après un séjour en Allemagne pendant la guerre au titre du Service du Travail Obligatoire, José Cabanis présenta un diplôme d’études supérieures de philosophie et poursuivit son doctorat en droit jusqu’à une thèse sur l’organisation de l’État d’après La République de Platon et La Politique d’Aristote. Quelques années avocat, mais sans succès, il devint expert près la cour d’appel de Toulouse, activité exercée pendant environ quarante ans. Il consacra une partie de ses nuits à écrire. De 1952 à 1969, il publia dix romans, puis divers essais où se mêlaient littérature et histoire à partir de 1970. Il reçut plusieurs prix littéraires, avant de se voir attribuer le grand prix de littérature de l’Académie française en 1976. C’est en 1972 qu’il publia Charles X, roi ultra, chez Gallimard. Membre de l’Académie française à partir de 1990, José Cabanis est décédé en 2000.
(2) Né en 1902, le Père Guillaume de Bertier de Sauvigny est un des plus grands spécialistes de la période française de la Restauration, il a enseigné à l’Institut catholique de Paris ; il a publié La Restauration (1956, Flammarion, réed. 1990), La Restauration en questions (Bartillat 1999), et écrit avec Pierre-Jean Deschodt, Chateaubriand homme d’État (Cristel, 2000)
(3) Né à Paris en 1927, François Furet fut professeur au lycée de Compiègne (1954-1955), puis au lycée de Fontainebleau (1955-1956), il entreprit ensuite des recherches sur la Révolution française au C.N.R.S (1956-1960). Il entra en 1960 à l’École des Hautes Etudes en Sciences sociales, dont il sera Président entre 1977 et 1985. Il fut également, à partir de 1985, professeur à l’Université de Chicago (Committee on social thought). Il a consacré l’essentiel de ses travaux à l’histoire de la Révolution française. Il a reçu, pour l’ensemble de son oeuvre, le prix Tocqueville (1990), le prix européen des Sciences sociales (Amalfi, 1996), le prix Hannah Arendt de la pensée politique (Brême, 1996). Son livre de 1995 consacré à l’idée communiste au XXe siècle, Le Passé d’une illusion, a reçu la même année le prix du livre politique, le prix Chateaubriand, le prix Gobert de l’Académie française. François Furet fut docteur honoris causa des Universités de Tel Aviv et Harvard. Il fut membre de l’American Academy of Arts and Sciences, de l’American Philosophical Society. Elu à l’Académie française, le 20 mars 1997, au fauteuil de Michel Debré (1er fauteuil), il est décédé avant d’être reçu, le 12 juillet 1997.
(4) Jean Orieux, Talleyrand, Flammarion, 1978
(5) L. S. Greenbaum, Talleyrand, Statesman Priest. The Agent-General of the Clergy and the Church of France at the end of the Old Regime, Washington: Catholic University of America Press, 1970

BIBLIOGRAPHIE

– Talleyrand, le prince immobile, Fayard, 2003
– Avec Sophie de Sivry, Mémoires du monde – Cinq siècles d’histoires inédites et secrètes au Quai d’Orsay, (dir.), Sophie de Sivry – Ed. de l’Iconoclaste, 2001
– Dictionnaire des politiques culturelles en France depuis 1959 – Une exception française, (dir.), Larousse, 2001
– Un siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au XXe siècle, (dir.), Larousse, 1999
– Avec Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, Perrin, 1996
– Le duc de Richelieu, un sentimental en politique, Perrin, 1990

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