Récit de la rencontre de Napoléon Ier et de Goethe à Erfurt, 1808

Auteur(s) : GOETHE Johann Wolfgang von
Partager

 » Le 2 (octobre 1808). – Le maréchal Lannes et le ministre Maret ont, je pense, parlé de moi favorablement. – Je connaissais le premier depuis 1806. – Je suis mandé pour onze heures du matin chez l'Empereur. – Un gros chambellan, M. Pole, me dit d'attendre. – La foule s'éloigne. – On me présente à Savary et à Talleyrand. – Je suis appelé dans le cabinet de l'Empereur. – Dans ce moment, Daru se fait annoncer. Il est introduit aussitôt. – Cela me fait hésiter. – Je suis appelé une seconde fois. J'entre – L'Empereur est assis à une grande table ronde. Il déjeune. A sa droite, à quelques distance de la table, est Talleyrand ; à sa gauche, Daru avec qui il parle de contributions. – L'Empereur me fait signe d'approcher. – Je reste debout devant lui à une distance convenable. – Après m'avoir considéré un moment, il me dit : « Quel âge avez-vous ? – Soixante ans. – Vous êtes bien conservé. Vous avez écrit des tragédies ? » Je réponds le plus nécessaire. – Daru prend la parole. Pour flatter un peu les Allemands, auxquels il était obligé de faire tant de mal, il avait pris quelque connaissance de notre littérature. Il était d'ailleurs versé dans la littérature latine et avait même traduit Horace. Il parla de moi à peu près comme mes amis de Berlin en auraient parlé. Je reconnus leur manière de voir et leur sentiment. – Il ajouta que j'avais traduit des pièces françaises et, par exemple, le Mahomet de Voltaire. L'Empereur dit : « Ce n'est pas un bon ouvrage », et il développa avec détail combien il était peut convenable que le vainqueur du monde fît de lui-même une peinture si défavorable. – Il porta ensuite la conversation sur Werther, qu'il devait avoir étudié à fond. Après plusieurs observations tout à fait justes, il me signala un certain endroit et me dit : « Pourquoi avez-vous fait cela ? Ce n'est pas naturel. » Et il développa sa thèse longuement et avec une parfaite justesse.
Je l'écoutai, le visage serein, et je répondis, avec un sourire de satisfaction, que j'ignorais si jamais personne m'avait fait le même reproche, mais que je le trouvais parfaitement fondé, et je convins qu'on pouvait reprocher à cet endroit un défaut de vérité. « Mais, ajoutai-je, le poète est peut-être excusable de recourir à un artifice qui n'est pas facile à découvrir, pour produire certains effets, auxquels il ne serait pas arriva par une voie simple et naturelle. »
L'Empereur parut être de mon avis ; il revint au drame et fit des réflexions d'un grand sens, en homme qui avait observé avec beaucoup d'attention, comme un juge criminel, la scène tragique et qui avait profondément senti que le théâtre français s'était éloigné de la nature et de la vérité.
Il en vint aux pièces fatalistes, et il les désapprouva. Elles avaient appartenu à un temps de ténèbres. « Que nous veut-on aujourd'hui avec le destin ? disait-il. Le destin, c'est la politique. »
Il se tourna de nouveau vers Daru et lui parla de contributions. Je reculai de quelques pas et je me trouvai près de la tourelle où j'avais passé, plus de trente ans auparavant, bien des heures de plaisir et aussi de tristesse, et j'eus le temps de remarquer qu'à ma droite, vers la porte d'entrée, se trouvaient Berthier, Savary et quelqu'un encore. Talleyrand s'était éloigné.
On annonce le maréchal Soult.
Entre un personnage de haute taille à l'abondante chevelure. L'Empereur la questionne d'un ton badin sur quelques événements désagréables de Pologne, et j'ai le temps de jeter les yeux autour de moi dans la salle et de songer au passé.
C'étaient toujours les anciennes tapisseries.
Mais les portraits avaient disparu.
Là, avait été suspendu celui de la duchesse Amélie, un demi-masque noir à la main, tous les autres portraits de gouverneurs et de membres de la famille.
L'Empereur se leva, il vint droit à moi et, par une sorte de manoeuvre, il me sépara des autres personnes qui formaient la file où je me trouvais. Il tournait le dos à ces personnes et me parla en modérant sa voix. Il me demanda si j'étais marié, si j'avais des enfants et d'autres choses relatives à ma personne.
Il me questionna aussi sur mes rapports avec la maison des princes, sur la duchesse Amélie, sur le prince, sur la princesse. Je répondis d'une manière naturelle. Il parut satisfait, et se traduisit ces réponses en sa langue, mais en termes un peu plus décidés que je n'avais pu le faire.
Je dois remarquer aussi que, dans toute notre conversation, j'avais admiré chez lui la variété des formes approbatives, car il écoutait rarement en restant immobile. Ou bien il faisait un signe de tête méditatif et disait : « Oui » ou « C'est bien », ou quelque chose de pareil ; ou, s'il avait énoncé quelque idée, il ajoutait le plus souvent : « Qu'en dit monsieur Goethe ? »
Je saisis l'occasion de demander par geste au chambellan si je pouvais me retirer, et, sur sa réponse affirmative, je pris congé aussitôt.
Le 14. Je reçois la croix de la Légion d'honneur. « 

 
 
 
Goethe, Mélanges. Traduction Porchat. Hachette, 1863 (Annales de 1749 à 1822, p. 307-309) 

Partager