Document commenté > Une lettre de Napoléon Ier au maréchal Berthier, 5 août 1806

Auteur(s) : KERAUTRET Michel
Partager

La Correspondance de Napoléon, nous le savons, est la première et la meilleure des sources pour la connaissance de son histoire, et chacun, s’il en doutait encore a pu s’en convaincre au fil des volumes de l’édition en cours. Ici, le héros ne pose pas pour la postérité, il se donne à voir en action, tel qu’en lui-même l’éternité ne l’a pas encore changé. Les nuances ne sont pas étudiées, la lumière est crue. On est souvent ébloui, transporté d’admiration. Mais il arrive qu’on ait envie de détourner le regard : l’histoire, prise sur le vif, avant d’avoir été tamisée au filtre du souvenir, n’est pas toujours édifiante. C’est le mérite de la Correspondance de nous montrer un Napoléon multiple : génial stratège, administrateur pointilleux, beau-père attentionné, mais aussi un homme quelquefois trop humain, impulsif et brutal, capable de prendre des décisions excessives et injustes.

En cette année 1806 (voir le volume 6 de la Correspondance éditée par la Fondation Napoléon et les éditions Fayard), si riche de grands événements et de brillantes victoires, faut-il vraiment mettre en exergue une de ces décisions malheureuses, grain de poussière de l’histoire, plutôt que de se laisser porter une fois encore au rythme de l’épopée ? Il nous a semblé que l’obscur épisode rappelé au jour à la lecture d’une page de ce nouveau volume méritait qu’on s’y arrête un instant, par égard pour la victime certes, mais aussi parce qu’il a peut-être, dans son insignifiance apparente, contribué à miner la gloire de l’empereur, alors au faîte de sa puissance et de son prestige.

Le 5 août 1806, Napoléon écrit la lettre suivante au maréchal Berthier, commandant des troupes françaises d’Allemagne, en résidence au palais Birkenfeld à Munich :
« Mon cousin, j’imagine que vous avez fait arrêter les libraires d’Augsbourg et de Nuremberg. Mon intention est qu’ils soient traduits devant une commission militaire et fusillés dans les vingt-quatre heures. Ce n’est pas un crime ordinaire que de répandre des libelles dans les lieux où se trouvent les armées françaises pour exciter les habitants contre elles : c’est un crime de haute trahison. La sentence portera que, partout où il y a une armée, le devoir du chef étant de veiller à sa sûreté, les individus tel et tel, convaincus d’avoir tenté de soulever les habitants de la Souabe contre l’armée française, sont condamnés à mort. C’est dans ce sens que sera rédigée la sentence. Vous mettrez les coupables au milieu d’une division, et vous nommerez sept colonels pour les juger.» (1)

Bref, le procès est instruit et jugé d’avance, et tout se passera bien selon ces instructions, en tout cas pour l’un des intéressés : le « libraire de Nuremberg », Jean Philippe Palm. Coupable d’avoir diffusé un pamphlet, « L’Allemagne dans son profond abaissement », dirigé contre les Français, mais plus encore contre les souverains allemands trop serviles, il sera bientôt arrêté, conduit à Braunau, dernière place forte tenue directement par les Français, et fusillé en effet dans les 24 heures qui suivent son arrivée, le 26 août 1806.
La fin de Palm fut particulièrement horrible. Le malheureux n’avait pas pris l’affaire au sérieux, et il s’attendait à être rapidement libéré. Il nia tout, refusa de dénoncer quiconque, et n’eut ni avocat pour le défendre ni pasteur pour l’accompagner dans ses derniers moments. L’exécution elle-même fut sanglante, le peloton devant s’y reprendre à trois fois. La population pleurait, et l’émotion provoquée ne servit sans doute pas le but recherché.

Napoléon n’aurait peut-être pas été au bout de sa logique s’il s’était représenté l’événement dans toute sa crudité. Du reste, il graciera bientôt les autres accusés, une fois sa colère retombée. Mais dans un premier temps, certain de son droit, il assume pleinement sa responsabilité, faisant placarder les attendus du jugement à des milliers d’exemplaires dans toute l’Allemagne. Pour lui, cette exécution n’est après tout qu’un tout petit élément d’une vaste machine, comme un soldat que l’on fait tuer pour assurer le succès d’une opération. Sa logique est celle de l’exemple dissuasif, propre à éviter de plus grands malheurs.  Il en est si convaincu qu’il ne cesse de répéter cela comme un précepte, se référant notamment à l’expérience fondatrice de Binasco, du nom de ce village brûlé près de Pavie en 1796. Ainsi écrit-il à Junot, le 19 janvier, de se montrer plus dur à Parme : « Ce n’est pas avec des phrases qu’on maintient la tranquillité dans l’Italie. Qu’un gros village soit brûlé, faites fusiller une douzaine d’insurgés, afin de donner un exemple au peuple de ce pays » (2)
Et il réitère le 4 février. Le 5 août, c’est à son frère Joseph qu’il fait la leçon : « Vous confondez trop la bonté du roi avec la bonté des particuliers. Faites fusiller trois personnes par village des chefs de la révolte » (3)
Pourtant, le même Napoléon, quelques mois plus tard, fera grâce au mari de Mme de Hatzfeld à Berlin, presque grisé de sa propre magnanimité, comme il ressort de la lettre à Joséphine du 6 novembre (4), et publiant largement cette mesure de clémence. Avait-il compris entre temps que la générosité lui attacherait plus sûrement les peuples que la crainte qu’il leur inspirait ? Ou bien l’une et l’autre n’étaient-elles que les deux facettes d’une habile propagande ?


 

Notes

(1) Fondation Napoléon, Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Tome VI, 1806, Vers le Grand Empire, Michel Kérautret dir., Fayard, 2008, n° 12646
(2) Fondation Napoléon, Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Tome VI, 1806, Vers le Grand Empire, Michel Kérautret dir., Fayard, 2008, n° 11308.
(3) Fondation Napoléon, Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Tome VI, 1806, Vers le Grand Empire, Michel Kérautret dir., Fayard, 2008, n° 12657.
(4) Fondation Napoléon, Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Tome VI, 1806, Vers le Grand Empire, Michel Kérautret dir., Fayard, 2008, n° 13482.

Titre de revue :
inédit
Partager