Mai 1808 : Joseph Bonaparte devient roi d’Espagne

Auteur(s) : HAEGELE Vincent
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Introduction

L'accession de Joseph Bonaparte au trône d'Espagne a longtemps été considérée comme la première faute majeure commise en Espagne par le gouvernement impérial. Un roi faible, sans autorité, peu militaire dans l'âme : autant de jugements de valeur qui ne permettent pas d'entrevoir autrement le règne de celui que la petite histoire espagnole a immortalisé sous les traits de José Botellas, le « roi intrus » (1) . Intrus, sans aucun doute : en mai 1808, la population espagnole dans sa grande majorité ne paraît pas vouloir acclamer le roi que la volonté impériale lui impose. La faillite de l'armée française en Andalousie, les événements de Cadix et de Valence où la population s'insurge et fait la chasse aux Français et aux traîtres, la décomposition des institutions gouvernementales empêchent Joseph de trouver la parade : ne disposant d'aucun moyen matériel, entouré d'une cour bientôt réduite à quelques conseillers, il va lui falloir régner par défaut avant même d'avoir la possibilité de consolider son trône.
 
Entre le moment où Napoléon quitte Bayonne, lieu où s'est déroulée la renonciation des Bourbons et le moment où son armée rentre en Espagne pour mettre au pas les révoltés, l'administration de son frère a commencé à jeter les bases de réformes ambitieuses. Bien que sérieusement malmené sur le terrain, ce n'est pas sans quelque appréhension que Joseph apprend le retour de l'empereur en Espagne. Les relations entre les deux souverains, dont l'un refuse ouvertement sa condition de « roi-préfet », pour reprendre l'expression de Lucien Bonaparte, prennent peu à peu une tournure conflictuelle. Leur correspondance, mais aussi les rapports de l'ambassadeur de France à Madrid, le comte de La Forest, les archives de Joseph et les témoignages de son entourage nous aident à mieux cerner les différents aspects de ce début de règne tragique.

Un choix cornélien

Á la question de savoir si Joseph a personnellement condamné le coup de Bayonne, la réponse est tout simplement négative. Certes, il lui arrivera par le futur de condamner la politique étrangère de son frère et ses procédés au cours de conversations avec ses aides de camp, à commencer par le colonel de Clermont-Tonnerre (2) mais en ce mois de mai 1808, date à laquelle Napoléon l'invite à quitter Naples pour se rendre à la frontière des Pyrénées, voilà deux ans qu'il affronte les intrigues et les menées des Bourbons de Naples réfugiés en Sicile: l'idée d'un affrontement entre les deux dynasties semble lui être familière et la dureté de la lutte engagée a durci ses positions politiques. Outre la guérilla sporadique que les Français et leurs régiments polonais, suisses et italiens doivent combattre en Calabre et dans les Abruzzes, le roi et son gouvernement ont dû faire face à de multiples tentatives d'assassinats et de coups de force, dont le plus spectaculaire s'est déroulé en janvier 1808 lorsque le palais de son ministre de la Police, Antoine Saliceti, est soufflé par l'explosion d'une mine (3).
Joseph peut se flatter d'avoir su au cours des deux années de son règne napolitain garantir une certaine stabilité dans les affaires de la péninsule tout en combattant les différents aspects du légitimisme et ses soutiens anglais. Du reste, lui-même semble avoir été tenté, au cours du mois de janvier 1806, date du début de l'invasion du royaume de Naples, de faire prisonnier le prince héritier François à l'issue d'une entrevue (4) . Le détail de l'affaire reste cependant assez peu connu et les témoignages des témoins immédiats de l'affaire, dont Stanislas de Girardin (5) et le duc de San Teodoro, plénipotentiaire napolitain envoyé alors au camp français, divergent quelque peu, mais le fait est là: l'événement de Bayonne n'a pas paru anormal au roi dans un premier temps.

Joseph, qui ne s'est pas formalisé du sort réservé à Charles IV et à sa famille, dont les sentiments envers les Bonaparte s'étaient exprimés de façon assez chaleureuse au cours des années précédentes, traverse néanmoins une épreuve personnelle difficile. La soudaineté de la décision de son frère de faire appel à ses services alors que la vacance du trône espagnol vient juste d'être rendue effective, a permis d'éviter les hésitations et les atermoiements, mais le caractère du déplacement d'un bout à l'autre de la Méditerranée a fait naître des interrogations. Le 18 avril 1808, une première lettre datée de Bayonne laissait deviner quelque peu les intentions de l'empereur à l'égard de son frère, sans plus entrer dans les détails (6) .Après avoir résumé l'état des relations entretenues avec les différents membres de la famille royale espagnole, Napoléon laissait tomber ces quelques mots : « Il ne serait pas impossible que je vous écrivisse dans cinq ou six jours de vous rendre à Bayonne ». Les relais postaux italiens reçoivent bientôt des ordres leur enjoignant de se tenir prêt à tout instant pour faciliter le voyage du roi de Naples.

Ces quelques préparatifs nous font comprendre que, contrairement à ce que Miot avance dans ses Mémoires (7) ,  la décision de désigner Joseph pour remplacer les Bourbons n'avait pas été prise longtemps à l'avance. Selon l'ancien ministre de l'Intérieur de Naples, Napoléon et Joseph auraient évoqué la future expédition d'Espagne en décembre 1807 au cours de leur entrevue de Venise. Si le fait est possible, et non confirmé, il est cependant exclu que Joseph se soit vu alors proposer de devenir roi d'Espagne. Á cette époque, les manoeuvres de Manuel Godoy, principal ministre et favori du couple royal espagnol, commencent à inquiéter la France, qui n'apprécie pas de voir son allié manifester des prises de position moins conforme à ses intérêts immédiats. L'ambassadeur de France à Madrid, M. de Beauharnais, a intrigué avec le prince des Asturies et a échafaudé, dans le plus grand secret un projet de mariage de l'héritier du trône avec la fille aînée de Lucien, Charlotte Bonaparte. Ferdinand, tenu à l'écart et malmené par Godoy et ses conseillers en privé, semble séduit par l'idée et manifeste dès lors son désir avoué de mettre fin au règne du favori, et si nécessaire, de priver son père du pouvoir. Le manque de préparation de l'intrigue, les espions du ministre et l'indiscrétion de Ferdinand finissent par mettre le complot à découvert à la fin du mois de 1807 : la crise est sérieuse et Napoléon doit lui-même désavouer, en partie, le projet.
 
Toutefois, l'idée de ramener sa nièce Charlotte dans le giron de la famille impériale et de l'unir à un prince de la maison d'Espagne semble l'avoir séduit au plus haut degré. Joseph, qui, de son côté, a oeuvré tout au long des dernières années pour réconcilier Lucien et le chef de la famille, appuie le projet et évoque, dans une lettre restée jusqu'à présent inédite, l'avenir royal que lui et Napoléon envisagent pour Charlotte :  « Je ne doute pas que dans tous les cas, tu n'envoies Lolotte à sa grand-maman, et que tu ne la remettes entièrement à la disposition de son oncle dont les dispositions pour elle te sont connues par ce que je t'ai dit et par ce que contient la lettre que je reçois. Tu ferois bien, je pense, d'aller à Paris puisque cela convient à l'empereur. Il veut être bon pour toi et ta famille, mais n'oublie pas qu'il est une ligne qu'il ne dépassera pas aujourd'hui, et que l'on peut tout obtenir de lui avec de la confiance. Dans tous les cas, que tu accompagnes ou non Lolotte à Paris, quelque parti que tu prennes sur le fond de tes positions, tu ne dois pas perdre un instant à faire partir Lolotte. Tu ne dois pas t'exposer au reproche que cet enfant pourroit un jour avoir le droit de faire à ta mémoire (8)»

Quelques mois plus tard, alors que Ferdinand parvient à se débarrasser de l'encombrant Godoy et à arracher l'abdication de son père, l'idée d'une alliance matrimoniale avec la France semble s'être éloignée et Napoléon a décidé d'arrimer fermement la péninsule ibérique (et ses colonies américaines) à l'Empire. Le changement de dynastie est à l'ordre du jour et après avoir songé quelques instants à confier la tâche à Louis, l'empereur fait rappeler Joseph d'urgence de Naples.

Le choix a été en quelque sorte cornélien, mais plus encore que la nature du choix, c'est la création du vide institutionnel qui découle du coup de force de Bayonne qui précipite les événements. Le 2 mai, les Madrilènes se révoltent, autant scandalisés par l'attitude des soldats français casernés dans la ville depuis plusieurs semaines que par « l'enlèvement » de la famille royale.

La confusion s’installe

Malgré les instances de son frère, pressé de le voir arriver à Bayonne, Joseph prend son temps pour parcourir le chemin qui le sépare de son royaume de Naples aux Pyrénées. N'ayant pas eu l'occasion de se prononcer sur le choix qui lui a été communiqué, il s'éloigne de son ancien champ d'action avec beaucoup de regrets et des projets en cours de réalisation. Bien qu'il ne dispose pas de tous les renseignements, la situation espagnole lui semble bien connue et les discours de Napoléon sur la richesse du royaume ibérique et de sa nombreuse population prête à accepter tous les changements ne l'émeuvent guère. Confiant à son ancien principal ministre Roederer la gestion des affaires courantes napolitaines, il avoue sans fard combien ce changement impromptu de destination le chagrine.

Aussi, tout au long de son voyage, ce sont aux affaires de Naples qu'il consacre la majorité de son temps : révision constitutionnelle, gratifications diverses et onéreuses, mise en ordre des papiers financiers, attribution du nouvel ordre royal qu'il vient de créer. Roederer, depuis Naples, perçoit toute l'instabilité que l'interrègne génère et fait part ouvertement de ses attentes au roi : « M. de Cassano a écrit ici que V. M. avait remis à S. M. I. et R. la couronne de Naples le 8 [juin] à midi. Voilà huit jours que ne recevant plus d'ordre de V. M. et n'en recevant pas de son successeur qui est encore inconnu (officiellement parlant), les ministres ne savent comment ils marchent, ni à qui ils ont à répondre (11) » La lettre de Roederer donne des éclaircissements précieux sur la conduite de l'ancien roi de Naples, bien déterminé à ne céder son royaume qu'à la toute dernière extrémité. Les renseignements qui lui parviennent d'Espagne sont en effet loin d'être encourageants, et Joseph cherche à la fois à éviter de transmettre son « patrimoine » à l'homme qu'il méprise le plus au monde, c'est-à-dire Murat et à trouver une porte de sortie honorable en cas d'échec. Car c'est un pays où le soulèvement est presque général qu'il s'apprête à rejoindre.

Le lieutenant-général Murat, qui ne sait même plus qui doit-il au juste représenter, ne gouverne plus Madrid, encore moins l'Espagne : atteint d'un mal que les médecins peinent à diagnostiquer, il s'est retiré de la capitale et a laissé à l'ambassadeur Laforest le soin de veiller sur les affaires courantes. Celles-ci sont pourtant dans un état que les services de l'ambassade ne parviennent à décrire : il n'y a plus de gouvernement, les finances publiques sont à l'agonie, et les rumeurs les plus alarmantes découragent tous ceux qui voudraient faire un pas en direction du nouveau régime. Seuls les irréductibles adversaires de Godoy, souvent animés par un ressentiment très fort à l'égard des Bourbons, accusés d'avoir hâté la chute de l'Espagne, s'engagent : parmi eux, plusieurs anciens ministres libéraux, tels Miguel d'Azanza et don Mariano d'Urquijo, hommes dévoués sinon capables. L'un est Madrid, montrant « une teinte très remarquable contre le règne de Charles IV », écrit Laforest, l'autre est à Bayonne, où il participe à la junte des Grands que Napoléon a assemblée.

L'ambassadeur réunit vaille que vaille une première ébauche de gouvernement : y figurent Azanza, le général O'Farrill, le conseiller Piñuela et un vieillard cacochyme, don Francisco Gil de Lemos, en charge de la Marine. Le poste clé de la Police ne trouve pour le moment aucun candidat : un conseiller nommé à la tête des services policiers de Madrid « tombe malade d'effroi » en découvrant la situation et donne sa démission sur-le-champ. Il faudra attendre l'arrivée du très secret don Pablo Arribas, dans le courant du mois de juillet, peu de temps avant l'arrivée de Joseph à Madrid, pour que les services de renseignement retrouvent une consistance, malgré tout très incertaine. Peu de temps après, au courant du mois de juin, Joseph approuve la nomination du financier franco-espagnol Cabarrus, jusqu'alors chargé de la caisse de consolidation. Ce dernier a réussi un véritable petit miracle en couvrant un emprunt de trois millions de francs le 23 mai 1808. La décision du nouveau roi vient mettre un peu de sérénité dans les bureaux gouvernementaux : le 31 mai, seuls deux ministres, O'Farrill et Piñuela, assuraient encore un semblant de service, surpris de n'être plus que deux face aux événements.

Cette solitude du pouvoir en place, le vide qui semble se dessiner sous chaque petite mesure, Joseph y est confronté dès son arrivée à Saint-Sébastien, où l'accueil qui lui est prodigué est plus que glacial. Après deux années d'une popularité relative à Naples, le choc est rude.

Entre temps, il a fallu négocier âprement pour obtenir de Napoléon une passation de pouvoir dans les règles. Rappelons brièvement que Charles IV a expressément cédé sa couronne à Napoléon et que celui-ci est le seul à en disposer. Le voeu émis par le conseil de Castille n'était que purement indicatif. La transmission de la couronne d'Espagne se déroule de ce fait selon les règles du gouvernement impérial, mais sans heurt. Joseph a emmené avec lui son ministre des Affaires étrangères, l'irremplaçable marquis de Gallo (surnommé parfois le Talleyrand napolitain pour ses aptitudes à servir tous les régimes), chargé de mener les négociations avec les services de son frère. Celles-ci nécessitent quelques jours de discussion avant la conclusion d'un traité secret et, à la demande conjointe des deux souverains et frères, le ministre français, M. de Champagny produit une courte analyse : « S.M. l'empereur me permet d'avoir l'honneur d'écrire à Votre Majesté et de lui faire part des réflexions suivantes : la couronne de Naples n'a été mise à la disposition de l'empereur que par un traité secret et c'est par un traité secret que l'empereur en dispose en faveur du grand duc de Berg. S.M. Joseph Napoléon est donc encore le souverain apparent du royaume de Naples ; c'est donc à lui à annoncer à Ses peuples de Naples et de Sicile que le grand duc de Berg prend Sa place. D'après cette réflexion, l'empereur invite Votre Majesté à annoncer aux napolitains par une proclamation l'avènement au thrône de Naples de S.A.I et R. le grand duc de Berg(12). »

Voilà une manière commode pour respecter le semblant d'indépendance accordé au royaume de Naples. Joseph se conforme sans trop de difficultés aux ordres de son frère : il a quitté Naples sans bruit mais à regret. Comme le traité lui laisse le droit d'annoncer sa renonciation à ses peuples de son propre chef, il met plusieurs semaines avant de se résoudre à annoncer à son gouvernement son retrait. Ce silence a provoqué un flottement certain dans la marche des affaires à Naples. Roederer, comble de l'ironie, lui annonce par une lettre datée du 23 juillet 1808 que les rentrées financières de septembre et d'octobre seront les meilleures jamais perçues. Après deux années de difficultés financières en tous genres, de récriminations de la part de Paris qui accuse le roi et ses conseillers de mauvaise gestion, le détail n'est pas sans importance. Cependant,  qui blesse le plus Joseph n'est pas le fait d'abandonner Naples, mais bien de laisser son trône à Joachim Murat, qui, de son côté n'a jamais caché ses sentiments à l'égard de son beau-frère. Les ambitions du grand-duc sur l

D’une évacuation l’autre

L'histoire aura retenu que Joseph Bonaparte aura fait sa grande entrée solennelle à Madrid le 20 juillet 1808 dans « l'étonnement », puisque telle est l'expression qu'use l'ambassadeur Laforest pour décrire l'accueil des Madrilènes, partagés entre démoralisation et sentiments de haine, à leur nouveau souverain (14) . Joseph, de son côté, note que s'il n'a pas été reçu comme il le fut à Naples deux ans auparavant, l'accueil a été moins mauvais « cependant que l'on ne devoit s'attendre des habitants d'une ville dont les dispositions sont très mauvaises » (15). Le temps pris par les négociations de Bayonne, les erreurs des uns et des autres (telle cette décision de Murat autorisant le port d'arme aux Catalans), les rumeurs les plus folles faisant état du bannissement de l'espagnol de l'administration au profit du seul français ont laissé le temps aux futurs insurgés de s'organiser. Une bonne partie de l'armée nationale a refusé le changement de régime et l'on ne compte plus le nombre de villes et de villages qui ont confisqué au profit des institutions dites légitimes le produit des impôts. Dans le sud du pays, l'Andalousie toute entière s'est embrasée, tandis que la flotte française qui stationne à Cadix sous la pression d'un blocus anglais se voit prise à revers.

Napoléon n'a pas attendu que son frère franchisse la frontière pour tenter de prendre les devants et a ordonné au principal corps d'armée entré en Espagne de dégager la flotte piégée à Cadix et de s'emparer des principales voies de communication entre la capitale et le sud du pays. Le commandement de ce corps d'armée a été confié au général Dupont de l'Étang, un brillant élément qui s'est distingué au cours des précédentes campagnes d'Autriche et de Prusse. L'opération n'est cependant pas sans risque : c'est avec une très faible escorte que Joseph gagne, à petites chevauchées, sa capitale, où l'attend pour le protéger qu'une garnison sans importance.

Pendant que Dupont commet ses premiers faux pas en Andalousie, Joseph prend connaissance des premières urgences qu'il lui faut régler. Ses ministres ont transmis au courant du mois de juin trois points particulièrement délicats à traiter dans l'immédiat afin de « donner une grande faveur au début de Sa Majesté [Catholique] », à savoir, disposer des fonds pour acquitter les gages des serviteurs, en souffrance depuis plus de trois mois, obtenir deux à trois millions de réaux à verser à chaque intendant des villes de Vitoria, de Valladolid et de Burgos pour solder le passage et la subsistance accordés aux troupes françaises, ainsi qu'une avance de six à huit millions pour maintenir le calme à Madrid.

Joseph a compris que sans moyens, tout contrôle de la situation lui échappe immanquablement : selon ses propres calculs, il faut une première avance conséquente du trésor impérial pour partir sur une base sûre : 50 000 hommes, 50 millions de francs. Il ajoute tout de suite après, avec beaucoup de bon sens, que le « double ne suffiroit pas dans trois mois ». Ces premières estimations, qui bien que colossales n'en sont pas moins empreintes d'un certain bon sens, sont calculées au cours des semaines qui précèdent le désastre de Bailén (22 juillet). Sitôt la défaite et la capitulation de Dupont connue, les esprits s'emballent et la confiance, jusque là maintenue par la force, s'effondre.

Au cours de cette semaine madrilène, le roi aura néanmoins eu le temps de restaurer un semblant de cour : il invite à la cérémonie de son lever l'ambassadeur de France, ressuscitant à cette occasion les pratiques qui prévalaient avant la Révolution, selon lesquelles les représentants du Pacte de famille intégraient le cercle restreint déployé autour de la personne royale. Le geste est symbolique et tend à montrer tant l'instauration d'un nouveau pacte familial que l'indépendance du nouveau roi vis-à-vis de la France. Tout en admettant Laforest à assister aux cérémonies les plus intimes de la vie de cour, Joseph a créé une distance artificielle entre sa personne et le représentant de son frère.

Les Finances et les affaires militaires ont occupé l'essentiel de l'activité encore balbutiante du gouvernement : le 18 octobre, un premier conseil réunissant Joseph et le ministre de la Guerre O'Farrill (futur favori) a fait l'état des troupes espagnoles réglées sur lesquelles le nouveau régime peut encore compter : en ces temps de guerre civile et alors que le pays est occupé, une armée nationale est un luxe, et même un danger. Seules une partie des troupes d'origine étrangères (irlandaises et allemandes essentiellement) répondent encore à l'appel. Quelques officiers supérieurs, tel le général de Kindelan, ont embrassé la cause de Joseph, mais l'essentiel des officiers et des troupes hispaniques a déserté (16), et Laforest, dans ce contexte, ne voit pas d'un très bon oeil la reconstitution d'une armée dans l'immédiat, lui qui entend faire connaître les « tristes réflexions sur les dispositions qu'[O'Farrill] remarque : ce ne sont pas celles qui ont porté une grande partie de la nation espagnole à s'armer contre l'autre pour sauver l'intégrité de la monarchie ». Les événements de Bailén mettent un terme à ces premières passes d'arme entre Joseph et la diplomatie de son frère : le 31 juillet, il évacue la ville.

Les Madrilènes ne cachent pas leur satisfaction de voir partir, avec un certain calme néanmoins, ce roi de quelques jours, dont l'entourage a fondu comme neige au soleil : des représentants de la Junte de Bayonne, seul le duc de Frias a choisi de rester (17). Le Conseil de Castille s'est dispersé, après avoir mené des opérations de fronde à l'encontre du gouvernement. De la pléthorique Maison royale des Bourbons, il ne reste rien : cochers, domestiques, officiers curiaux se sont égayés dans la nature. Les militaires français ne trouvent plus de guides pour effectuer leurs reconnaissances autour de la ville et les renseignements ne parviennent plus au ministère de la Police.

Joseph, qui ne dispose pas encore de tous les détails sur l'affaire de Bailén, opère une retraite prudente et finit par fixer son quartier général dans le nord du pays, entre Burgos, faiblement défendue et Vitoria, ville dont les communications avec la France ont été préservées. Sachant qu'il lui est impossible de se rétablir lui-même avec les seules troupes de Bessières, il lui faut s'accommoder d'une situation provisoire et garantir les attributions de son gouvernement à un moment où l'administration militaire française représente le seul service encore efficace. Les ministres espagnols reçoivent l'ordre de réfléchir aux solutions que l'urgence commande et le 12 août, Laforest reçoit au cours d'une très longue entrevue le ministre des Finances chargé de présenter les premières solutions adoptées au cours du conseil tenu les jours précédents : un secours de six millions sur les vingt-cinq que le trésor impérial a promis de verser au moment des accords de rétrocession de Bayonne, la possibilité de faire peser le poids de l'im

Conclusion

Les débuts du règne espagnol de Joseph sont marqués par les nombreuses tragédies qui ensanglantent la péninsule ibérique toute entière. Ne nourrissant aucune illusion quant à l'accueil qui lui est prodigué, le nouveau roi a compris dès les premiers jours de son séjour qu'il lui faudra compter avec des sentiments nationaux, qui, d'après lui, rappellent ceux exprimés par les Français au cours des années révolutionnaires. Comment un homme pétri de culture latine et française, se piquant de philosophie et de discours sur la nature, peut-il exercer le pouvoir d'un chef de guerre ? Telles sont les contradictions qui vont l'amener, et ce même au moment où tout semble compromis, à prendre de véritables distances avec le système impérial. Ces premières semaines espagnoles résument à elles seules les contradictions de la politique familiale de Napoléon : son rêve de voir la France et l'Espagne unies par les liens du sang comme au temps de Louis XIV semble s'évanouir au moment où il reçoit les premières lettres de son frère marquant le plus grand des désarrois.

Notes

(1) Sur les nombreux surnoms de Joseph, on distingue le très documenté « The Spanish sobriquets of Joseph Bonaparte », de Paul Patrick, Philological Quarterly, 9 (1930), p. 390-394.
(2) G. de Clermont-Tonnerre, L'expédition d'Espagne (1808-1810), pp. 79 et 86-87.
(3) Napoléon à Joseph, 18 avril 1808. Napoléon et Joseph, correspondance intégrale (1784-1818), Paris, 2007, n°859, 861 et 872.
(4) Voir à ce sujet H. Acton, Les Bourbons de Naples, réf. Napoléon lui-même, dans une lettre du 31 janvier (Corresp. n°263), lui recommandait de se saisir de la personne du prince héritier.
(5) S. de Girardin, Mémoires, Paris, 1834.
(6) Napoléon à Joseph, 18 avril 1808. Napoléon et Joseph, correspondance intégrale (1784-1818), Paris, 2007, n°939.
(7) A. Miot, comte de Melito, Mémoires, Paris, 1858.
(8) AN, 381 AP 1, dossier 1, cahier 1. Registre de copie-lettres.
(9) Correspondance du comte de Laforest (1808-1813), édition établie par C.A. Geoffroy de Grand-Maison, Paris, 1905-1913
(10) Correspondance du comte de Laforest […], 18 mai 1808.
(11)AN, 29 AP 13. Archives Roederer.
(12) AN, 381 AP 13. Champagny à Joseph, 19 juillet 1808.
(13) Voir la correspondance de Joseph avec son frère au cours du mois de janvier 1809 en général.
(14) Correspondance de Laforest […], rapport du 23 juillet 1808.
(15)  Joseph à Napoléon, 20 juillet 1808, 11 heures du soir. Corresp. n°985.
(16)  Les désertions se produisent même à l'étranger, au sein des troupes espagnoles stationnées au Danemark dans le cadre d'anciens accords signés entre la France et l'Espagne.
(17)  Joseph à Napoléon, 31 juillet. Il cite également le duc del Parque, qui finira par rejoindre les insurgés peu de temps après.
(18)  Cette dernière solution, la neutralité, est également soutenue par quelques conseillers proches de Napoléon, tel que Fiévée (voir Correspondance et relations avec Bonaparte, t. II, note XI).
(19)  Napoléon à Joseph, 3 août 1808, Corresp. n°1012.
(20)  Joseph à Napoléon, 9 août 1808, Corresp. n°1017.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
477
Mois de publication :
oct-dec
Année de publication :
2008
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