Madrid en 1808

Auteur(s) : AYMES Jean-René
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Introduction

Si l'on écoute le vicomte Alexandre de Laborde qui accompagna Napoléon en Espagne à l'automne 1808 et publia, la même année, son Itinéraire descriptif de L'Espagne, on peut se faire une idée de la vision de Madrid qu'eurent les soldats de Murat quand ils y entrèrent au printemps de cette année-là: « Madrid est situé sur plusieurs collines basses, inégales, rapprochées, au milieu d'une plaine dont l'étendue immense est bornée, du côté de la Vieille Castille, par les montagnes de la Guadariama (sic, pour Guadarrama) et qui paraît n'avoir, dans toutes les autres parties, de bornes que l'horizon ; cette plaine est sèche, aride, nue, absolument sans arbres, inégale et désagréable. La situation de la ville est très élevée, au-dessus du niveau de la mer (…). Sa position est très heureuse, relativement à l'administration du royaume ; elles est presque au centre de l'Espagne et également à portée des provinces éloignées » (1).

Bourgade et logis

L'écrivain et futur homme politique Alcalá Galiano qui, dans ses Souvenirs d'un vieillard, s'efforce –dit-il – d'être impartial, n'est pas porté à l'admiration lorsque, dans sa jeunesse, il fait connaissance de la capitale, venant de son Andalousie natale. On le soupçonne même de forcer la note en matière de noirceur et de sévérité… : « Au cours des premières années du siècle présent (le XIX°), Madrid était une bourgade très laide, avec peu de monuments architecturaux et un ensemble horrible de logis, quoique un peu plus propre depuis que, non sans difficultés et devant vaincre la forte répugnance d'une fraction importante des habitants, Charles III était parvenu à éliminer les immondices qui souillaient les rues. Les parties vitrées étaient composées de petits carreaux bleuâtres à travers lesquels la lumière pénétrait difficilement ; tout aussi difficilement passaient les regards de l'intérieur vers l'extérieur (…).Les façades étaient sales, avec des portes et des fenêtres mal peintes (…). Dans les vestibules ou dans les entrées de presque toutes les maisons se trouvait le dépôt d'ordures et, lorsqu'on allait y jeter les choses sales qui s'y amoncelaient ensuite, une bonne partir se répandait dans les escaliers.Ceux-ci étaient, en général, sombres et mal construits, et on ne se souciait pas, ou peu, de les maintenir en bon état » (2).

Tout est à l'avenant en ce qui concerne les intérieurs des logis : pauvre mobilier, très peu de tapis, lampes à huile encore inconnues…

Dans la mesure où, par parti pris, Alcalá Galiano passe ici sous silence les grandes avenues du centre et quelques belles promenades, il lui est facile de dire pis que pendre des rues : « Leur revêtement de pierres était horrible ; il est vrai qu'il y avait des trottoirs dont Paris était alors privé et le sera encore pendant de longues années ; mais les trottoirs madrilènes, dont certains subsistent de nos jours, remplissaient imparfaitement la fonction pour laquelle ils avaient été conçus ».
Laborde, plus neutre et plus pondéré que son collègue espagnol, précise que la ville compte 15 portes, 506 rues, 42 places, 65 édifices puvblics, 17 fontaines, plusieurs promenades et plus de 100 églises, couvents, collèges, séminaires ou hôpitaux. Depuis 1802, la ville est divisée en 10 « cuarteles » (grands quartiers), eux-mêmes divisés en 62 « barrios » ( simples quartiers), chacun ayant à sa tête un « alcalde » (3) . Le chiffre de la population, valable pour 1804, avoisine les 175.000 habitants. Il ne prend pas en compte une population flottante d'environ 30.000 provinciaux et étrangers. Madrid est parfois qualifié de « ville aristocratique » en raison de la présence, liée à la Cour, d'environ 5.000 nobles, dont près de 60 grands d'Espagne appartenant notamment aux familles d'Alba et d'Osuna. Cette concentration nobiliaire explique le nombre élevé – plus de 10.000 – de domestiques, depuis les majordomes jusqu'aux palefreniers ; ce chiffre atteint les 19.000 si on inclut les employés de commerce. Les militaires sont au nombre de 10.000, les artisans à celui de 15.000. Les ecclésiastiques ne sont pas moins de 4.000. Enfin les professions libérales sont bien représentées – près de 6.000 – par des médecins, hommes de loi, ingénieurs, architectes et imprimeurs-libraires. Dans ces statistiques brille par son absence la foule innombrable des gueux, mendiants et provinciaux sans ressources – surtout Galiciens et Asturiens…- entassés dans les galetas, au pied de portes cochères et dans les « casas de pobres » (havres pour pauvres).
 

Entre les églises et le palais

Lors de leur entrée à Madrid, les Français n'ont pas manqué d'être frappés par le grand nombre d'édifices religieux, puisque aussi bien la ville compte 133 églises et, concernant les couvents, 20 de religieux mendiants, 5 de Bénédictins, Bernardins, Jéronimites et de Saint-Basile, 1 de Prémontrés, 2 d'Oratoriens et 7 de clercs réguliers. De leur côté, les religieuses sont réparties entre 26 couvents. Et que dire de la densité des desservants des églises et couvents ? Ainsi, la chapelle royale de Saint-Isidore occupe près de 60 personnes, depuis le grand-chapelain jusqu'aux 5 sacristains et 10 acolytes.

L'humble, inculte et peu locace capitaine Coignet qui, à l'automne 1808, découvre la capitale n'est pas spécialement séduit : « La ville est grande et pas jolie : de grandes places garnies de vilaines baraques ; mais il y en a une au midi de la ville qu'on ne peut voir sans l'admirer, à cause de sa belle façade, de ses belles promenades et d'une belle fontaine ; voilà le plus beau (…).Le palais faisant face à la ville n'est qu'un rez-de-chaussée avec de beaux degrés pour y monter. Les salons sont magnifiques ; il y a une pendule en acier très riche » (4). Cet édifice est le Palais Royal où logera le roi Joseph Bonaparte et auquel Laborde consacre plusieurs pages pour souligner la richesse du trésor pictural qu'il renferme, « l'une des plus précieuses collections qui existent en Europe ».

En désaccord avec l'ironique Coignet, le grand chroniqueur du Madrid de l'époque romantique, Mesonero Romanos, préfère énumérer les lieux et édifices qui  constituent « la principale beauté de la ville » (5) : ce sont « le bâtiment des Douanes, la Porte d'Alcalá, le Musée, les fontaines du Prado, l'Observatoire, la Porte Saint-Vincent et l'Hôpital Général ». S'il lui avait plu de mentionner des centres d'enseignement prestigieux, il aurait signalé le « Séminaire de Nobles », les « Etudes Royales de Saint-Isidore », le « Collège Royal de Chirurgie de Saint –Charles » et le « Cabinet Royal d'Histoire Naturelle ».

Mesonero Romanos aurait pu citer aussi le palais du Buen Retiro, situé sur une légère éminence, à l'opposé du Palais Royal par rapport au centre de la ville ; l'édifice, qui s'ouvre sur la promenade du Prado, n'a rien d'exceptionnel, mais il vaut pour les chefs d'oeuvre de peinture qu'il abrite, ainsi que pour les vastes et magnifiques jardins qui l'entourent, avec fontaines et statues. Quand Germond de Lavigne publie en 1859 son Itinéraire descriptif (…) de l'Espagne et du Portugal, il ne se fait pas faute de signaler que « les Français, en 1808, y établirent leur quartier général, et lorsque, quatre ans plus tard, ils quittèrent le Buen Retiro, les habitations royales avaient été changées en casernes, en écuries et les jardins en terre-plain et en champs de manoeuvres » (6). Heureusement, à cette lamentable déprédation on pourrait opposer les louables tentatives du roi – intermittent et privé de moyens -Joseph Bonaparte pour mettre en oeuvre, dans sa capitale, une politique urbanistique de bon aloi.

Plus cultivé et plus curieux que son compatriote Coignet, Antoine Laurent Apollinaire Fée, auteur de Souvenirs de la guerre d'Espagne, après avoir déploré que la capitale n'ait aucun monument susceptible de l'identifier ou de la rappeler comme le Duomo de Milan ou le cirque romain de Nîmes, est tout de même séduit par cette promenade du Prado mentionnée par Mesonero Romanos : « Dans les temps, sinon heureux, du moins paisibles, de la monarchie, on allait au Prado, dont les larges allées, ornées de fontaines splendides et de statues de marbre, se remplissaient de belles dames, habiles à jouer de l'éventail, véritable télégraphe ne transmettant pas seulement des lettres comme l'éléctricité, mais des signes dont le moindre valait pour une phrase tout entière, très capable de porter le trouble dans les coeurs. Aujourd'hui, le Pardo est délaissé et c'est la « Puerta del Sol » qui est devenue le rendez-vous des oisifs et des gobe-mouches. C'était là et dans les rues aboutissantes qu'avait eu lieu, peu de mois auparavant, lors de l'insurrection du 2 mai, le signal du soulèvement général de l'Espagne, le principal effort des mécontents » (7).

La Puerta del Sol sur laquelle s'ouvrent les plus belles rues de la capitale est au goût de Laborde qui la trouve « gaie et souriante », « ornée d'une belle fontaine circulaire, embellie par des maisons assez bien bâties ».
Le même Laborde admire également la Plaza Mayor, « le lieu le plus peuplé et le plus fréquenté de Madrid » ; c'est aussi le centre du commerce et l'endroit où se donnent de magnifiques fêtes publiques.

Ce commerce madrilène est qualifié de « passif » en cela que la capitale, en l'absence quasi totale de manufactures, doit tout importer de la province et de l'étranger. Font exception la fabrique de porcelaine du Buen Retiro et la manufacture de tapis et de tapisseries.

La ville compte trois théâtres : « Teatro de la Cruz » (de la Croix), « del Príncipe » (du Prince) et « de los Caños del Peral », édifices sans façades joliment ornées. Dans les deux premiers jouent quotidiennement des troupes de comédiens espagnols, tandis que, dans le troisième, se donnent des opéras italiens et des ballets.

Le succès de ces spectacles n'est en rien comparable à celui que continuent à obtenir les courses de taureaux : « Les habitants de Madrid – écrit Laborde – en raffolent tous et dans tous les états ; ils quittent tout, oublient tout pour ce spectacle ».

L'écrivain  estime, de manière sujette à caution, qu' « on s'amuse beaucoup à Madrid ». Il est vrai que les cafés y sont nombreux, les promenades très fréquentées ; la nuit venue, les bourgeois et les gens du beau monde se retrouvent dans les « tertulias », réunions qui se déroulent dans des demeures privées. La musique y fait la part belle au piano et au violon, tandis que la guitare, en solo ou pour accompagner les traditionnels « boleros », « fandangos » et « seguidillas », a la préférence des publics populaires.

Les élégants, pour leurs sorties en public, portent une « casaca » (manteau à manches longues)  de préférence à la très hispanique cape, une chemise à dentelle, une petite cravate, parfois une perruque poudrée, de fins souliers à talon avec une grande boucle d'argent, des bas de soie, un chapeau, parfois tricorne, parfois haut-de-forme. Les dames, superbement parées, parfois à la mode parisienne,  qui se montrent au théâtre, au Prado et dans les « tertulias », se distinguent, au premier coup d'oeil, des « majas » qui portent une jupe courte et collant au corps, une mantille et un grand peigne qui la soutient. Ces « majas », d'origine populaire, habitent notamment le quartier de Lavapiés, du Barquillo, des Maravillas, et, ou bien exercent de petits métiers d

Notes

(1) Nicolle, Paris, 1808 – Edition utilisée : troisième édition, Librairie Historique, Paris, t.IV, p.74.
(2) Alcalá Galiano (Antonio), Recuerdos de un anciano, Luis Navarro, Madrid, 1878 – Edition utilisée : Obras escogidas de Don Antonio Alcalá Galiano, B.A.E., Madrid, tomo LXXXIII (I), pp.18-19.
(3) In Caballero (Fermín), Noticias topográfico-estadísticas sobre la administración de Madrid (…), Imprenta de Yenes, Madrid, 1840, p.6.
(4) Coignet (Jean-Roch), Les cahiers du capitaine Coignet, Perriquet, Auxerre, 1851-1853 – Edition utilisée : Hachette, Paris, 1898, p.155.
(5) Mesonero Romanos (Ramón de), Rápida ojeada sobre el estado de la capital y los medios de mejorarla, ed. facsimile de la  Consejería de Cultura de la Comunidad de Madrid, 1989, p.39.
(6) Germond de Lavigne (Alfred), Itinéraire de l'Espagne et du Portugal, Collection Guides Joanne, Hachette, Paris, 1859, p.431.
(7) Fée (Antoine-Laurent-Apollinaire), Souvenirs de la guerre d'Espagne dite de l'indépendance (1809-1813), Berger -Levrault, Paris, 1856, pp.35-36.
(8) Cf. Chastenet (Jacques), La vie quotidienne au temps de Goya, Hachette, Paris, 1966, p.75.
(9)  Cf. l'oeuvre collective Los españoles pintados por sí mismos, 1834 –Ed. facsimile : Dossat, Madrid, 1992.
(10) Fischer (Chrétien-Auguste),  Voyage en Espagne aux années 1797 et 1798, Duchesne – Leriche, Paris, 1801- Cité par Fernández Herr (Elena), Les origines de l'Espagne romantique – Les récits de voyage, 1755-1823, Didier, Paris, 1973, p.143.
(11) Op.cit., p.121.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
477
Mois de publication :
Oct-déc;
Année de publication :
2008
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