Les origines de la guerre d’Espagne

Auteur(s) : BOUDON Jacques-Olivier
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« Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. J’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ».  Tel est l’aveu que fait Napoléon à Las Cases à Sainte-Hélène. Il est rare qu’un chef d’État avoue ainsi ses erreurs. Il reconnaît implicitement qu’il a mal jugé la situation espagnole et mal compris leur mentalité. Pourtant, en 1808, il lance une opération inédite. Établir un prince français en Espagne sans faire la guerre. C’était bien le projet inscrit dans la convocation des souverains espagnols à Bayonne pour leur imposer l’abdication. C’est un échec, car les Espagnols refusent ce diktat, ce qui oblige Napoléon à changer de stratégie. Mais ce qui continue à poser problème est de savoir comment Napoléon a pu envisager que l’Espagne accepterait sans sourciller l’ordre français.

Une alliance ambiguë

Si l’on excepte le cas des anciennes républiques sœurs, dont l’autonomie à l’égard de la France était très relative, l’Espagne est le premier pays allié de la France à être occupée militairement, puis transformée en une monarchie vassale, avec la nomination de Joseph sur le trône de Madrid. Cette situation a été rendue possible par l’alliance qui unit les deux pays depuis 1796 et la fin de la guerre de la première coalition (traité de Saint-Ildefonse du 18 août 1796). Cette alliance n’allait pas de soi tant elle rapprochait deux pays opposés, d’un côté la France révolutionnaire, de l’autre une monarchie absolue et catholique, opposée aux Lumières et conservant l’Inquisition. Cette alliance fut pourtant confirmée en 1800, par le second traité de Saint-Ildefonse, consacré aux affaires italiennes. Surtout cette alliance fut opérationnelle, en particulier contre l’Angleterre. C’est ensemble que la France et l’Espagne concluent le traité d’Amiens en mars 1802. C’est unies que ces deux puissances préparent l’invasion de l’Angleterre en 1805, subissant de concert la défaite de Trafalgar.

Mais la montée en puissance de Napoléon et le développement de l’empire accroît le déséquilibre entre les deux pays. La marge de manœuvre de l’Espagne est de plus en plus faible. Elle le mesure en 1806 quand, après avoir un temps été tenté de regarder du côté de la Prusse, elle doit rentrer dans le rang et adhérer sans réserve au blocus continental. Mais celui-ci ne peut avoir d’efficacité dans la Péninsule ibérique que si le Portugal y adhère également. Or le prince régent rechigne à s’engager dans une direction qui le priverait des débouchés anglais pour ses productions en particulier le vin de Porto. C’est l’occasion trouvée par Napoléon et Manuel Godoy (1767-1851), le premier ministre d’Espagne, pour envisager une conquête du Portugal et une nouvelle organisation de ce pays. C’est dans cette décision que se trouve la première erreur de Napoléon.

Le traité signé à Fontainebleau le 27 octobre 1807 est en effet étonnant dans sa conception même. Il vise à « régler le sort futur du Portugal », sans que naturellement ne soit à aucun moment envisagé de prendre l’avis des Portugais eux-mêmes, ce qui pour un pays qui se prévaut de l’héritage des principes de 1789 dont le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut surprendre. Mais le plus étonnant est sans doute dans la partition du Portugal en trois ensembles : les provinces septentrionales avec Porto devant revenir au roi d’Étrurie qui dans le même temps abandonne son royaume à la France ; le sud étant accordé au prince de la Paix, la partie centrale restant en dépôt jusqu’à la paix générale. Il était également prévu que le royaume de Lusitanie septentrionale et la principauté des Algarves reconnaîtraient le roi d’Espagne comme protecteur. La maison de Bragance, c’est-à-dire la famille régnant au Portugal, n’est pas complètement exclue, puisque l’article 8 prévoit qu’elle pourra conserver la partie centrale après la paix, en échange de Gibraltar et des colonies espagnoles conquises par l’Angleterre, article qui suppose donc que la Grande-Bretagne accepte de traiter avec la France et l’Espagne. Enfin, l’article 11 précise que l’empereur « garantit à S. M. le Roi d’Espagne la possession de ses États du continent de l’Europe situés au midi des Pyrénées », article qui démontre que la volonté hégémonique de la France n’a pas complètement échappé aux Espagnols.

Mais cet article doit aussi être lu en fonction des dispositions figurant dans la convention annexée au traité et qui porte en germe les difficultés à venir. Elle prévoit en effet l’envoi d’un corps expéditionnaire de 28 000 soldats français au Portugal, et la concentration d’un autre corps de 40 000 hommes à Bayonne, prêts à entrer dans la Péninsule ibérique en cas de réaction anglaise. Même si l’intervention de ces troupes est soumise à l’accord des deux parties contractantes, il est clair, dès le mois d’octobre 1807, que l’Espagne a lié son destin à celui de la France, car quand on connaît la puissance de frappe de l’armée française, on peut supposer que près de 70 000 soldats sur le pied de guerre ne resteront pas inactifs. De fait c’est la présence de ces troupes, non seulement au Portugal, mais aussi en Espagne, où elles assurent la couverture des premières, qui met le feu aux poudres. En janvier 1808, Napoléon repousse la demande du roi d’Espagne de publier le traité de Fontainebleau et donne l’ordre à Junot d’occuper tout le Portugal. Parallèlement, il renforce la présence française en Espagne, en envoyant à la fin du mois de janvier le général Duhesme en Catalogne, avec l’ordre d’occuper Barcelone, « sans rien faire qui puisse faire soupçonner des dispositions défavorables aux Espagnols ». Pendant ce temps ordre est donner au maréchal Moncey de marcher sur Burgos et au général Darmagnac de se diriger vers Pampelune ce qui complète le dispositif militaire en Espagne. Napoléon y envoie aussi quatre bataillons de la Garde.

Surtout, le 20 février, il nomme le maréchal Murat lieutenant général de l’armée d’Espagne. Il ne s’agit plus d’une armée de couverture, mais bien d’une armée d’occupation, même si les relations avec le commandement espagnol doivent rester « amicales », selon les mots mêmes de l’empereur. Ce dernier envisage alors de venir prendre le commandement de son armée d’Espagne. « Je serai probablement rendu à Burgos le 22 », écrit-il à Murat le 9 mars, avant de lui signifier le 14, qu’il est obligé de retarder son départ de quelques jours, ajoutant « mais lorsqu’il le faudra, j’arriverai promptement ». Dans le même temps, Napoléon a donné l’ordre à Murat d’entrer dans Madrid, officiellement pour aller vers Cadix. Les ordres sont d’endormir les Espagnols. Napoléon écrit ainsi au grand duc de Berg le 16 mars : « Continuez de tenir de bons propos. Rassurez le Roi, le prince de la Paix, le prince des Asturies, la Reine. Le principal est d’arriver à Madrid, d’y reposer vos troupes et d’y refaire vos vivres. Dites que je vais arriver afin de concilier et d’arranger les affaires ». Et en post-scriptum : « Surtout ne commettez aucune hostilité, à moins d’y être obligé. J’espère que tout peut s’arranger, et il serait dangereux de trop effaroucher ces gens-là ». A cette date, l’objectif de Napoléon est clair : imposer sa loi à l’Espagne en s’appuyant sur une forte armée d’occupation. Avec l’émeute d’Aranjuez, il tient un prétexte pour aller plus loin.

La crise de la monarchie espagnole

L’intervention de la France a donc été longuement préméditée par Napoléon. Mais l’affaire d’Ajanruez vient à point pour lui permettre de justifier son intervention. En 1808, la monarchie espagnole est en crise. Le roi Charles IV manque d’énergie. Il est largement tributaire des décisions de son premier ministre, Godoy, par ailleurs amant de la reine, ce qui conduit une partie de la noblesse à souhaiter une régénération de la monarchie, en faisant appel au fils aîné du roi, le prince des Asturies, prénommé Ferdinand. Face au renforcement de la présence militaire française, le mécontentement gronde, les choix politiques de Godoy sont mis en cause. La crise se dénoue à Ajanruez, résidence royale, située à quelques dizaines de kilomètres au sud de Madrid, où la famille royale s’est repliée pour échapper à l’emprise française et préparer sa fuite vers l’Andalousie, puis l’Amérique. Dans la nuit du 17 au 18 mars 1808, une émeute populaire éclate. Elle a été provoquée par des représentants de la noblesse espagnole favorable au prince des Asturies, et se tourne contre le premier ministre Godoy, dont l’impopularité est à son comble. Le prince de la paix est arrêté après trente six heures de chasse à l’homme et emprisonné. Mais le mécontentement perdure et l’émeute pousse finalement le roi Charles IV à abdiquer le 19 mars 1808. La royauté n’est pourtant pas en cause. Derrière les insurgés en effet veillent les partisans du prince des Asturies, Ferdinand, qui n’attend qu’une occasion pour s’emparer du trône. La conspiration d’Ajanruez lui en offre les moyens. Il se fait proclamer roi d’Espagne sous le nom de Ferdinand VII. Mais ce changement mécontente Napoléon qui refuse de reconnaître le nouveau roi. « Vous avez bien fait de ne pas reconnaître le prince des Asturies », écrit-il à Murat le 30 mars. Il a désormais un prétexte pour imposer sa solution à l’Espagne.

Elle passe par la désignation d’un membre de sa famille sur le trône de Madrid. Le 27 mars 1808, il en fait la proposition à Louis, alors roi de Hollande. Décrivant les événements d’Ajanruez, il avance : « Jusqu’à cette heure, le peuple m’appelle à grands cris. Certain que je n’aurai de paix solide avec l’Angleterre qu’en donnant un grand mouvement au continent, j’ai résolu de mettre un prince français sur le trône d’Espagne ». Et il lui annonce avoir pensé à lui. « Vous serez souverain d’une nation généreuse, de onze millions d’hommes, et de colonies importantes ». Il donne aussi, dans cette lettre à Louis, un éclairage sur ses intentions à l’égard de l’Espagne. Elles ne sont pas encore pleinement fixées à la fin du mois de mars. « Vous sentez que ceci n’est encore qu’en projet, lui écrit-il, et que, quoique j’aie 100 000 hommes en Espagne, il est possible, par les circonstances qui peuvent survenir, ou que je marche directement et que tout soit fait dans quinze jours, ou que je marche plus lentement, et que cela soit le secret de plusieurs mois d’opérations ». Louis est donc mis dans la confidence, mais rien ne doit encore transpirer. Louis refuse la proposition de son frère, mais Napoléon n’en a cure. Il a pris la route du Sud-Ouest au début du mois d’avril, officiellement pour  visiter les départements du Midi de la France, en fait pour se rapprocher de l’Espagne. C’est ainsi qu’il peut convoquer à Bayonne pour la fin du mois d’avril la famille royale afin de contraindre le roi déchu, Charles IV, mais aussi son fils Ferdinand, à lui céder leurs droits sur la couronne d’Espagne. Deuxième acte de la déposition des souverains espagnols, il s’appuie sur l’analyse de la crise de la monarchie qui sévit depuis plusieurs années dans ce pays.

L’exportation des principes français

Mais ce que l’on a appelé le « guet-apens » de Bayonne révèle aussi la méthode de Napoléon qui cherche à agir en douceur. Toute sa correspondance est pleine de conseils de prudence, visant à l’apaisement. Il craint en effet que le prince des Asturies n’entre en dissidence, d’où les consignes visant à rassurer les Espagnols.
« Vous pourrez déclarer verbalement, dans toutes les conversations, écrit-il à Murat le 10 avril, que mon intention est non seulement de conserver l’intégrité des provinces et l’indépendance du pays, mais aussi les privilèges de toutes les classes, et que j’en prendrai l’engagement ; que j’ai le désir de voir l’Espagne heureuse et dans un système tel que je ne puisse jamais la voir redoutable pour la France ». Ces propos ne sont pas en contradiction avec le projet d’installer un prince français en Espagne. En changeant de souverain, il veut faire entrer l’Espagne dans son système, c’est-à-dire l’associer à la lutte contre l’Angleterre dans le cadre du blocus continental, mais aussi la doter de nouvelles institutions, susceptibles de la rapprocher du modèle français.

Le soulèvement de la population madrilène le 2 mai 1808 marque pour les Espagnols le déclenchement de la guerre contre les Français. Il n’est pas totalement une surprise pour Napoléon qui avait déjà mis en garde Murat contre la « populace » de Madrid. Mais il n’en perçoit pas la portée. Aux yeux de Napoléon, elle a surtout permis de désarmer Madrid. Il est alors persuadé que le soutien des souverains provoquera le ralliement de l’ensemble des élites espagnoles à sa cause. Il multiplie du reste les recommandations pour améliorer le traitement des soldats espagnols théoriquement placés sous l’autorité de Murat. Surtout il annonce à Murat, le 8 mai, qu’il envisage de convoquer à Bayonne des représentants des provinces de toute l’Espagne afin de les consulter sur le choix d’un nouveau souverain. Finalement, c’est par un décret du 25 mai 1808 que Napoléon décide la convocation de cette assemblée de notables qui devra se réunir à Bayonne à partir du 15 juin 1808. « Les députés seront munis des vœux, demandes, plaintes et doléances de leurs commettants, pour servir à poser les bases de la nouvelle constitution qui doit gouverner la monarchie ». L’annonce de la réunion de Bayonne fait renaître des espoirs de réforme parmi les élites éclairées du pays. La Gacetta de Madrid signale, dans son numéro du 24 mai, que l’assemblée est réunie « pour s’occuper du bonheur de toute l’Espagne, reconnaître tous les maux que l’ancien système a provoqués et pour s’occuper des réformes et des remèdes les plus adaptés pour les détruire dans toute la nation et dans chaque province en particulier ». En écho, Napoléon, dans une proclamation qu’il adresse aux Espagnols, le 25 mai, leur explique ses intentions de réformes et se pose en sauveur, en « régénérateur » de la nation espagnole : « Espagnols, après une longue agonie, votre nation périssait. J’ai vu vos maux ; je vais y porter remède. Votre grandeur, votre puissance fait partie de la mienne ». Et après avoir expliqué que les souverains espagnols lui ont cédé leurs droits, il ajoute : «  Votre monarchie est vieille : ma mission est de la rajeunir. J’améliorerai toutes vos institutions, et je vous ferai jouir, si vous me secondez, des bienfaits d’une réforme, sans froissements, sans désordres, sans convulsions ». Il leur annonce donc son vœu de leur garantir « une constitution qui concilie la sainte et salutaire autorité du souverain avec les libertés et les privilèges du peuple ».

De fait, la constitution approuvée à Bayonne, le 7 juillet 1808, par une centaine de notables espagnols, désireux de réformes, introduit en Espagne certains des principes de 1789 : le principe constitutionnel en premier lieu, c’est-à-dire le principe de la souveraineté de la nation. Mais la monarchie est maintenue, de même que le catholicisme reste la religion de l’État. Les ordres  ne sont pas abolis, mais le principe de l’unité de justice est approuvé. En revanche, le code civil n’est pas inclus dans la constitution de Bayonne comme il l’a été quelques mois plus tôt dans celle de Westphalie. Napoléon espère par ce texte, négocié avec les représentants des élites éclairées du royaume, se rallier les notables. Il estime que l’Espagne est archaïque et ne peut qu’aspirer aux Lumières. Les faits vont le démentir lourdement. Au même moment en effet, une partie de l’Espagne s’est soulevée, rendant du reste impossible la venue à Bayonne des représentants de certaines provinces. Joseph, désigné comme roi d’Espagne, prête serment de respecter cette constitution le 8 juillet, puis prend la route de Madrid. Peu après son arrivée dans sa capitale, il apprend la défaite de Baylen, et doit abandonner la ville, devenue l’un des symboles de la résistance à l’occupation française.

En effet, malgré les proclamations annonçant l’introduction de réformes en Espagne, la population, et en particulier les élites, n’a pas adhéré au projet napoléonien. Seule une minorité de partisans des Lumières se rallient au nouveau régime, ce sont les afrancesados. Mais ils sont impuissants à imposer leurs vues à l’ensemble du pays. Partant la résistance à l’armée française contribue à forger une identité nationale espagnole, en favorisant l’union des Espagnols quelle que soit leur classe ou leur province d’origine. Le refus de l’ordre napoléonien conduit dès lors à une lutte sans merci, qui ne s’achève qu’en 1813. « Les Espagnols sont comme les autres peuples », écrivait Napoléon au maréchal Bessières, en mai 1808, en pensant qu’ils ne pouvaient être insensibles aux promesses de réformes et de libertés. À Sainte-Hélène encore, il reviendra sur ce thème, ne parvenant pas à comprendre pourquoi les Espagnols lui avaient résisté. Pour Napoléon, homme des Lumières, leur attachement à une monarchie catholique incarnée par l’Inquisition était incompréhensible. C’est aussi cette incompréhension de  la mentalité espagnole qui explique l’enfermement dans le conflit espagnol et son échec final.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
475
Mois de publication :
avtil-juin
Année de publication :
2008
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