Mariage et diplomatie : le renversement d’alliance de 1810

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Introduction

Napoléon eut toujours besoin d'alliés pour asseoir la prépondérance française sur le continent. Il ne prétendait pas à « l'Empire universel », contrairement à ce qu'affirmaient les Anglais de son temps et nombre d'historiens anglo-saxons d'aujourd'hui. Il trouva des partenaires en Allemagne, avec la Confédération du Rhin, dans le Nord, avec le Danemark, et, bien sûr, chez les États gouvernés par les Napoléonides. Il rechercha aussi longtemps ce qu'on pourrait appeler un « allié principal » avec lequel il pourrait partager sans risque l'hégémonie.

Le premier de ces alliés, hérité de la Révolution, fut l'Espagne. Cette monarchie sur le déclin avait certes besoin de la France, mais la France avait aussi besoin d'elle. Les colonies d'Amérique du Sud, un marché intérieur propice à l'écoulement des produits français et une réputation (usurpée) de richesse étaient complétés par l'existence d'une puissante marine qui, alliée à celle de Napoléon, pouvait rivaliser avec la Royal Navy. Trafalgar mit fin à cette illusion et, insensiblement, la France et l'Espagne s'éloignèrent. Pour les rapprocher, Napoléon allait tenter, comme jadis Louis XIV, de placer un de ses siens sur le trône.

Exit donc l'alliance franco-espagnole. Mais il y avait longtemps que l'empereur était passé à un autre projet : celui de l'alliance russe. Le tsar en accepta le principe, par la force des choses, en signant le traité de Tilsit du 7 juillet 1807. Ainsi, le continent paraissait contrôlé, à l'ouest par la France, à l'est par l'Empire des tsars, ce que les contemporains ont exagérément appelé « le partage du monde ». Dans ce schéma, l'Autriche était confirmée dans son rôle de puissance « centrale » moyenne, exclue de l'Allemagne mais gardienne des Balkans contre les ambitions aussi bien russes que turques. La Prusse militairement affaiblie, économiquement asséchée et réduite de moitié était rejetée vers le nord par la Confédération du Rhin.
 
Nouveau changement de cap après Wagram, Napoléon se tourna vers une autre alliance. Quelques mois seulement après une guerre meurtrière avec l'Autriche, il épousa une de ses princesses. Contrairement à ce qu'il prétendit -sans élégance -, il n'épousa pas qu'un « ventre » capable de lui donner un héritier. Il renonça à sa politique « russe » dont les bénéfices étaient insuffisants à son goût, eu égard principalement à la guerre économique contre l'Angleterre. Le renversement d'alliance (terme utilisé par l'empereur lui-même), aboutissement d'une crise lancinante dans « l'amitié » avec le tsar, marquait un nouveau virage spectaculaire.

Pendant quatre ans, cette alliance, qui accompagnait et dépassait le simple cadre du mariage avec Marie-Louise, allait redevenir, comme au temps des deux derniers rois Bourbons, celle unissant la dynastie de Paris –cette fois, des Bonaparte- à celle des Habsbourg-Lorraine.

L’avènement de Metternich

En épousant Marie-Louise, Napoléon était devenu le gendre d'un souverain qui, depuis son avènement, avait été le plus souvent dans le camp des ennemis de la France, essentiellement par crainte (justifiée) de perdre son influence en Allemagne. Battu à Wagram, sanctionné par le traité de Schönbrunn, François d'Autriche ne mit pourtant pas longtemps à accepter et à se couler dans une « nouvelle » politique, soeur de celle mise en oeuvre depuis Choiseul pour Louis XV et Kaunitz pour Marie-Thérèse. Il avait été entraîné dans la guerre de 1809 par une frange belliqueuse de son entourage, désireuse de regrouper autour de sa couronne l'ensemble des peuples germaniques (1). Malgré le bon comportement de ses troupes qui avaient tenu la dragée haute à celles de l'empereur des Français, cette guerre imprudente, sans solides alliés continentaux, s'était soldée par une épouvantable catastrophe.

François 1er en tira sans attendre les conséquences en politique intérieure. Il se sépara des théoriciens qui avaient prôné la croisade anti-française, déclarant même à son entourage : « Qui veut me servir doit se conformer à mes instructions ; celui qui ne peut s'y résoudre ou vient me proposer des idées nouvelles n'a qu'à s'en aller ou je me chargerai moi-même de l'éloigner ». Le retour au classicisme était à l'ordre du jour. Les « idéologues » autrichiens avaient mis l'Empire en danger, ils devaient à présent céder la place à une équipe capable d'accepter un changement politique. Le principal ministre Stadion fut congédié. L'archiduc Charles, destitué de ses fonctions à la tête de l'armée, fut invité à se retirer dans ses terres. Les autres archiducs se virent imposer le silence. A la mi-juillet, Metternich avait été nommé ministre des Affaires étrangères, poste qu'il allait occuper, avec d'autres fonctions, pendant une quarantaine d'années.

Dès les premières négociations de paix, l'ancien ambassadeur à Paris se montra favorable à un authentique rapprochement avec la France, moyennant des compensations. Il fut un des chauds partisans du mariage de l'empereur des Français avec Marie-Louise et autorisa l'ambassadeur autrichien à Paris, Schwartzenberg, à répondre positivement à toute ouverture qui pourrait lui être faite sur ce terrain. On sait le succès qui couronna ces efforts (2). Ils avaient un but politique, et rien que politique. « L'empereur d'Autriche n'a pas fille », avait-on coutume de dire pour signifier qu'une telle union n'influerait pas sur les affaires. Pour l'heure, l'adage ne valait rien : France et Autriche devaient se rapprocher en même temps que les familles de leurs souverains. 

Méfiance réciproque

Réciproquement, les Français firent aussi le nécessaire pour faire prendre cette sauce inattendue : puisqu'il y avait renversement d'alliance, autant que celle-ci soit mieux réussie qu'avec le tsar. L'ambassadeur Schwartzenberg à Paris et son homologue français Otto à Vienne étaient en première ligne des compliments officiels, des réceptions magnifiques et des promesses amicales. On raconta dans les salons et à la cour de Napoléon que Schwartzenberg était tellement bien avec l'empereur des Français que celui-ci envisagea de le marier à la veuve du maréchal Lannes et même à lui trouver un royaume en Allemagne. La rumeur s'avéra fausse, mais tout de même significative du réchauffement des relations franco-autrichiennes.

Quant à l'ambassadeur de France à Vienne, on tenta de le rassurer sur le peu d'influence que conservait l'ancien parti de la guerre. Mais Otto était un diplomate chevronné et bien informé. Il savait que la « coterie russe », autour de l'envoyé du tsar, Razoumovsky, ou du Corse Pozzo di Borgo, voire de la princesse Bagration, maîtresse de plusieurs membres éminents du corps diplomatique viennois et « proche » de Metternich, s'employait à conserver la flamme de la résistance à Napoléon : « Cette société est, à peu d'exceptions près, ennemie de la France et le sera toujours, écrivait Otto dans un de ses rapports. Vienne a offert le dernier retranchement à la féodalité qui s'y défendra jusqu'à la mort. Tous les parchemins de l'Allemagne et de l'Italie entassés dans cette capitale semblent former un rempart d'où, faute de combattants, les femmes et les enfants lancent leurs traits impuissants contre le géant français » (3).
 
L'attention du diplomate fut particulièrement attirée par la mission du diplomate russe d'Alopéus, officiellement envoyé par le tsar à Vienne pour complimenter François 1er d'avoir si bien marié sa fille. En réalité, l'émissaire russe multiplia les contacts avec les milieux récalcitrants à l'alliance française, promettant ici et là que si l'Autriche se rangeait aux côtés de son pays lors de l'inévitable reprise de la guerre, les agrandissements territoriaux qui lui seraient consentis après la chute du système napoléoniens seraient substantiels. Quelques mois plus tard, un aide de camp d'Alexandre 1er, Schuwalov, arriva à son tour à Vienne avec le même type de propositions. Ces avances furent écartées, certes, mais justifièrent une vigilance redoublée du représentant français.

Si Otto connaissait bien les allées-venues officielles, il ignorait probablement que Metternich conservait des liens avec le gouvernement anglais. Le comte hanovrien Munster et le général Nugent, Irlandais au service de l'Autriche, lui servaient d'agents de liaison au sein d'un réseau animé à Vienne par un parent du Prussien Hardenberg. L'amitié retrouvée entre la France et l'Autriche n'était pas sans arrière-pensées.


Vers l’approfondissement de l’alliance

Pour évaluer le contenu de l'alliance et, le cas échéant, la développer, Metternich en personne séjourna pendant six mois à Paris à l'époque du mariage de Napoléon et Marie-Louise. Au milieu des fêtes, on négocia. Autour du tapis vert, furent évoqués : la remise d'une grande partie de l'indemnité de guerre, des facilités pour lancer un emprunt autrichien en France, la signature d'accords commerciaux (liberté de commerce autrichien par Trieste, moyennant une redevance ; autorisation d'exporter les grains de Hongrie vers l'Illyrie, réglementation des échanges de sel), une convention pour la destruction des faux billets autrichiens qui avaient été fabriqués avant et pendant la guerre de 1809, l'indemnisation des dignitaires autrichiens qui avaient été spoliés de certains de leurs biens lors des réorganisations successives de l'Allemagne (dont Metternich et Schwartzemberg eux-mêmes).

Pendant les longues conversations que le ministre autrichien eut avec son hôte, il put, si l'on en croit ses Mémoires, se rendre compte du fait que, loin de vouloir simplement fonder sa dynastie et vivre en paix, Napoléon entendait poursuivre sa marche en avant et perfectionner son système, assurer plus que jamais l'empire des Français sur un continent dont l'Angleterre devait être définitivement exclue. Et comme la Russie devenait menaçante, l'alliance franco-autrichienne servirait à la contenir et, au besoin, à l'expulser, elle aussi, des affaires européennes, éventuellement en reconstituant un royaume de Pologne à l'établissement duquel le gouvernement de Vienne contribuerait par la cession d'une partie de la Galicie. C'est donc vers l'est que l'Autriche devait se tourner, pour s'agrandir dans les Balkans et, à terme, se réinstaller dans les provinces Illyriennes, que l'empereur des Français « offrirait » en compensation (4). 

Peu des choses qui avaient été convenues pendant le voyage de Metternich à Paris allaient concrétiser : l'accord commercial fut rejeté par François 1er comme faisant la part trop belle à la France ; on ne parla plus avant longtemps du retour de l'Illyrie aux Habsbourg. A l'exception de l'annulation de l'indemnité de guerre et de la levée des séquestres sur les propriétés confisquées à son père en Allemagne (ce qui n'était pas rien), le ministre revint à Vienne presque « les mains vides » et certains historiens autrichiens ne sont pas loin de l'accuser d'avoir alors trahi les intérêts de son souverain. Ainsi, Victor Bibl : « [Metternich] qui avait combattu si passionnément les ambitions de Napoléon tendant à la domination du monde, venait de les consolider par l'alliance avec la fille de l'empereur » (5). Ce jugement paraît exagéré. Le ministre avait-il tant de marges de manoeuvre que cela ? Sans doute pas. On a tort d'oublier ici que l'Autriche n'avait quasiment plus d'armée, plus de finances (la banqueroute allait bientôt être constatée) et, pour l'heure, aucun allié prêt à se lancer dans une nouvelle aventure contre Napoléon au sommet de sa puissance. Elle ne pouvait que faire le gros dos en attendant des jours meilleurs, sans prendre partie de façon irréversible dans le grand conflit que chacun pressentait entre l'Empire français et celui des tsars, ce que Metternich allait bientôt résumer par : « Il est nécessaire que non seulement le gouvernement français, mais encore la plus grande partie de l'Europe soit trompée sur mes intentions » (6). Cette forme de « duplicité » était pour l'heure sa seule arme. On fera enfin remarquer qu'une alliance française n'était pas contraire aux principes des Habsbourg, pour lutter contre la Russie ou la Turquie cherchant toutes deux une ouverture au centre de l'Europe et la Prusse ambitieuse en Allemagne.

Vienne joue la carte française

De retour à Vienne, Metternich présenta un grand rapport à François 1er. Il constitue un bel exemple de réflexion par un des maîtres de la diplomatie du temps que montre que le grand homme d'État, « aristocrate mondain viscéralement attaché à la société d'Ancien Régime » (7), avait compris que la guerre entre la France et la Russie était inévitable. De son choix au moment fatidique dépendrait le sort de l'Empire, pris dans un étau entre la montée du nationalisme allemand et les réformes issues de la Révolution française prônées par un système napoléonien. Partant, toute sa stratégie allait consister à permettre à l'Autriche de tirer des marrons du feu qui allait prendre, en penchant du côté du plus fort au bon moment. Pour préparer ce moment, il concluait : «  Sauf meilleur avis, la conduite qu'il nous faudrait tenir serait, selon moi, la suivante : 1° Votre Majesté contribuerait au maintien de la paix entre la France et la Russie, autant que cela pourrait se faire, par les voies diplomatiques […]. 2° Si la guerre est inévitable malgré les efforts de Votre Majesté, et si nous sommes assez heureux pour atteindre l'époque où elle éclatera sans être trop tourmentés par les sollicitations de la France, Votre Majesté devra saisir le premier moment favorable pour entamer des négociations relativement à la cession, moyennant dédommagement, d'une partie de la Galicie qui serait à déterminer, en tenant compte de la question militaire et de la question financière. 3° A titre de compensation, Napoléon offre toute l'Illyrie actuelle […] » (8). En d'autres termes, Metternich se montrait toujours favorable à l'alliance française, à condition de négocier des avantages et une « rémunération » territoriale. Pendant les affaires, la politique continuait.

Le jour même où ce rapport lui parvenait, François 1er valida par une « résolution souveraine » la proposition de son ministre : l'Autriche devait coopérer avec la France mais sans aller jusqu'à la guerre avec la Russie ; si celle-ci éclatait, on éviterait autant que possible d'y prendre part ; et si la France l'emportait –solution la plus vraisemblable-, on s'attablerait pour négocier des échanges territoriaux. Dès cette époque, le grand chancelier ne rêvait qu'à un congrès permettant de stabiliser le Continent. Cette politique prudente s'inscrivait parfaitement dans celle qui consistait à relever l'économie autrichienne par la réduction drastique des dépenses militaires (en dépit de l'abandon volontaire par Napoléon des limitations d'effectifs imposés après Wagram (9) ) et la réorganisation complète de la masse monétaire (avec une banqueroute à la clé), mais sans aucune envie de réformes plus prononcée tant Metternich, conservateur politique et social en chef de l'empire des Habsbourg, ne se passionnait alors que pour les affaires extérieures.

La direction d'ensemble de sa politique était donc provisoirement fixée : par nécessité, plus que par goût, la France le meilleur allié de l'Autriche.

Parution en avant-première de cet article avec l'aimable autorisation de la Revue du Souvenir napoléonien.

Notes

(1) Voir notamment : André Robert, l'idée nationale autrichienne et les guerres de Napoléon, Félix Alcan, 1933.
(2) Sur Metternich diplomate, on conseillera la lecture du récent livre de Charles Zorgbibe, Metternich, le séducteur diplomate, Editions de Fallois, 2009.
(3) Cité Édouard Driault, Napoléon et l'Europe. Le Grand Empire (1809-1812), Paris, Félix Alcan, 1924, p. 322.
(4) Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, Paris, Plon, 1880, t. I, p. 112.
(5) Viktor Bibl, Metternich. 1773-1859, Paris, Payot, 1935, p. 66.
(6) Cité par Guillaume de Bertier de Sauvigny, Metternich, Paris, Fayard, 1998, p. 137.
(7) Olivier Milza, Histoire de l'Autriche, Paris, Hatier, 1995, p. 118.
(8) Rapport de Metternich à François 1er, 17 janvier 1811, Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich, t. II, p. 399-415.
(9) Lettre de Napoléon à François 1er, 30 septembre 1810, Correspondance de Napoléon 1er publiée par ordre de l'empereur Napoléon III, n° 16968. L'Autriche licencia notamment les quelques centaines de Français qui étaient à son service. Napoléon ordonna qu'ils soient incorporés dans son armée sur la base du volontariat (Lettre à Clarke, 24 novembre 1810, Correspondance, n° 17155).
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
483
Mois de publication :
avril-juin
Année de publication :
2010
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