Les Domaines français de Sainte-Hélène : L’achat de la maison de Longwood et du domaine de la Tombe

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Aujourd’hui « propriété » du ministère des Affaires étrangères, les Domaines français de Sainte-Hélène sont composés de trois entités : la maison de Longwood, le domaine de la Tombe et le pavillon des Briars, augmenté d’un terrain le jouxtant grâce à un don de M. Michel Dancoisne-Martineau, actuel consul honoraire et conservateur des Domaines. Alors que les Briars ont été offerts à la France par les descendants des Balcombe en 1959, Longwood et la Tombe ont été achetés par la France et non offerts par la reine Victoria comme on peut le lire parfois.

Les Domaines français de Sainte-Hélène : L’achat de la maison de Longwood et du domaine de la Tombe
La maison de Longwood à Sainte-Hélène © Wiki commons

Voulue par Napoléon III, cette opération n’a pas été facile à réaliser (1).

Après le retour des Cendres, de nombreux visiteurs de Sainte-Hélène déploraient le lamentable état de conservation de la maison de Longwood et des vestiges de la première sépulture de Napoléon. La maison était affermée à la compagnie de Saul Solomon (celui que Napoléon appelle dans le Mémorial « le juif Solomon ») et le Val du Géranium, propriété d’un dénommé Pritchard, était quasiment laissé à l’abandon.

Dès son accession à la présidence de la République, Louis-Napoléon en fut alerté, notamment par un lieutenant de vaisseau qui lui écrivit en 1852 : « Ne serait-il pas bien, Monseigneur, que la France achetât ce caveau vide aujourd’hui de son dépôt sacré et ces masures livrées à l’insulte, fît combler l’une et réduire les autres en cendres afin qu’il ne restât plus que les lieux eux-mêmes dont le témoignage sera toujours assez éloquent. » Un an plus tard, le capitaine du port de Saint-Denis de la Réunion, Saint-Maurice, après avoir lui aussi dénoncé le « scandale », proposa qu’une chapelle expiatoire fût élevée sur place, comme on l’avait fait à Paris sur le lieu d’inhumation de Louis XVI et Marie-Antoinette.

Ces plaintes rencontrèrent la volonté d’agir du neveu de l’Empereur. Une fois lui-même sur le trône, il ne tarda pas à tenter d’acheter les lieux symboliques du dernier exil.

Une situation juridique complexe

Depuis 1833, après avoir appartenu à la Compagnie des Indes orientales, l’île de Sainte-Hélène était rentrée dans le domaine de la Couronne britannique. Le gouverneur George Middelmore avait décidé d’affermer les anciennes possessions du précédent propriétaire afin de les rentabiliser. Un contrat fut donc passé avec Solomon & Cie. Un exploitant, le cultivateur Isaac Moss, installa une ferme à Longwood, tout en organisant des visites payantes de la maison pour les voyageurs de passage. Pour les besoins de son exploitation, il fit abattre des cloisons, enlever les plancher, les portes et les fenêtres, installer des mangeoires pour animaux dans les ex-appartements de l’Empereur et même transformer le salon où il était mort en local à moudre le grain. En 1852, le contrat fut résilié et un nouvel appel à candidature lancé. Il ne prévoyait aucune contrainte de conservation. Bien au contraire, le nouveau fermier pourrait partiellement détruire la maison s’il le souhaitait. Isaac Moss remporta directement le contrat. Nul doute que cet entrepreneur avisé avait flairé la bonne affaire, pour le cas où Louis-Napoléon voudrait acquérir les lieux.

Au même moment, la vallée de la Tombe était la propriété des héritiers du capitaine James John Pritchard qui lui-même l’avait achetée aux Torbett, possesseurs des lieux au moment de la captivité et de la mort de Napoléon. Les Pritchard continuaient à organiser des visites payantes (3 shillings par personne) et une buvette autour de la fosse ouverte. Mais depuis 1840, les affaires étaient moins juteuses et l’exploitation « agricole » avait partiellement repris ses droits. Contrairement aux Moss, les Pritchard essayaient de vendre ce bien dont les revenus étaient en chute libre. Ils avaient fait paraître une annonce en ce sens dès 1846. Sans succès. À l’avènement du Prince-Président, Stephen Fraser Pritchard, chef de file de la famille, s’adjoignit les services d’un agent en France au sein d’une société commune, Pritchard & Mormeron Paris, dans laquelle Hudson Janish, fils de l’ancien secrétaire de Lowe, avait aussi des intérêts. L’entourage présidentiel (et bientôt impérial) fut approché, à moins que Louis-Napoléon n’ait été « dans le coup » dès l’origine en déléguant Mormeron pour représenter discrètement ses intérêts. Nos recherches ne nous ont pas permis de dénouer les fils de ce petit mystère. Le chef de l’État fit savoir qu’il était prêt à acheter la vallée du Géranium. Mormeron saisit le Colonial Office de Londres. Datée du 28 décembre 1852, la réponse fut une sorte de fin de non-recevoir : la législation anglaise ne permettait pas à des étrangers de devenir pleinement propriétaires sur le territoire britannique, sauf autorisation par une loi ou un ordre du conseil privé de la reine.

Pour en avoir le coeur net, le Colonial Office demanda une consultation approfondie au gouverneur de Sainte-Hélène. Celui-ci était au courant de l’affaire depuis des mois. En février, les Pritchard l’avaient contacté pour l’informer qu’ils vendaient et qu’ils avaient un acheteur potentiel en la personne du second Empereur des Français. Compte tenu des délais d’acheminement du courrier, le gouverneur ne répondit que le 9 mai 1853. Son avis était défavorable à la vente de toute propriété à des étrangers. Il constatait, d’une part, que depuis la charte royale concédant Sainte-Hélène à la Compagnie des Indes (1673) et le retour de l’île dans le giron de la Couronne, aucun étranger n’avait pu devenir propriétaire dans l’île et, d’autre part, que pour des raisons de sécurité, « les lois sur les colonies aussi bien que celles de l’Angleterre, ne pouvaient souffrir qu’une partie des jouissances originales tombent entre des mains étrangères » (2). En juin 1853, le Colonial Office informa donc Mormeron que l’achat était impossible.

Vue de la maison de Longwood à Sainte-Hélène, gravure XIXe .
Vue de la maison de Longwood à Sainte-Hélène, gravure XIXe .

Une affaire d’État

Puisque la loi ne permettait pas à Napoléon III d’acquérir quoi que ce soit à Sainte-Hélène, il décida d’emprunter la voie diplomatique. Les premiers contacts, informels, furent pris par l’ambassadeur de France à Londres, Alexandre Walewski. Sa qualité de fils naturel de Napoléon l’aida dans cette mission.

Dans les premières discussions avec le ministre des Affaires étrangères anglais, lord Clarenton, Walewski ne parla que de la Tombe. Le Colonial Office fut à nouveau saisi et interrogea ses avocats. Leur réponse fut cette fois moins décourageante : l’opération, toujours impossible en droit, pouvait cependant être autorisée par une ordonnance locale, avec l’accord du gouvernement qui devait prendre la forme d’un ordre du conseil (3) ! En d’autres termes, les fonctionnaires du Colonial Office ne s’opposaient plus au rachat de la vallée du Géranium voire même… de la maison de Longwood car Isaac Moss avait à son tour fait savoir qu’il vendrait volontiers « aux Français » un bien qui, soit dit en passant, ne lui appartenait pas puisqu’il n’en était que le fermier. Les obstacles paraissaient levés… et pourtant, il ne se passa rien pendant dix-huit mois.

Devenu ministre des Affaires étrangères, Walewski fut remplacé à Londres par Persigny. Le 12 mars 1856, celui-ci reçut une dépêche dans laquelle le fils naturel de Napoléon abordait non seulement la question de l’achat de la vallée de la Tombe, mais aussi de celui de la maison de Longwood. La solution préconisée était tellement précise qu’on ne peut douter que des tractations intermédiaires avaient eu lieu, pourquoi pas dans le cadre de discussions annexes au congrès de Paris, destiné à mettre fin à la guerre de Crimée : « […] À la suite d’une étude approfondie de la marche qu’il y avait à suivre et de consultations prises avec le gouvernement de Sa Majesté britannique pour examiner à ce point de vue la législation de Sainte-Hélène, il me fut donné l’assurance positive que, moyennant une ordonnance qui émanerait de la législation locale, le terrain dont il était question pourrait être inscrit au nom d’un sujet français quelconque, sans qu’il fût indispensable, comme on l’avait cru d’abord, que ce sujet français fût naturalisé à Sainte-Hélène. Restait donc à déterminer au nom de qui l’acquisition devait être faite. Le choix de l’Empereur étant fixé à ce sujet, je m’empresse de vous en informer. Dans mon opinion, la meilleure manière de procéder, ne fût-ce que pour avoir plus facilement raison des prétentions exagérées que nous devons prévoir de la part des propriétaires actuels, est de demander au cabinet anglais de faire acheter ledit terrain par le Gouverneur de Sainte-Hélène. L’intention de l’Empereur est que la maison où le chef de sa dynastie a rendu le dernier soupir, soit comprise dans l’acquisition du sol où ont reposé ses restes mortels. L’achat aurait lieu au nom de Monsieur Gauthier de Rougemont, chef d’escadron en retraite, que Sa Majesté a en même temps désigné pour être envoyé à Sainte-Hélène en qualité de Conservateur de la Maison et du Tombeau […] » (4) .

Cinq jours plus tard, Persigny transmit une copie de la note de Walewski au Premier ministre anglais Palmerston. Ce dernier invita le Colonial Office à lui indiquer « de quelle manière les souhaits de l’Empereur des Français [pourraient] être satisfaits » (5). En une dizaine de jours seulement, les fonctionnaires livrèrent leurs conclusions. Les choses avaient l’air faciles pour la Tombe : Pritchard fixait son prix à 1 600 £ (soit environ 40 000 francs). Quant à la maison de Longwood, sa situation s’avérait plus compliquée : elle était incluse dans un ensemble composé aussi de « New House », maison construite non loin de la vieille maison et que Napoléon avait refusé d’habiter, et de la maison Bertrand qu’avait en son temps habité le grand-maréchal, juste en face de Longwood. Un nouveau rapport sur le sujet était demandé au gouverneur de Sainte-Hélène, Drummond Hay.

Le texte arriva à Londres le 23 décembre 1856. Pritchard maintenait ses prétentions, mais indiquait, pour faire pression sur les Français, qu’il avait été contacté par d’autres acheteurs potentiels dont l’entrepreneur de spectacles américain Barnum. Pour Longwood, Moss réclamait pas moins de 3 500 £ pour renoncer à son bail (dont 2 500, soit 62 500 francs, pour la maison de Longwood). Tout en jugeant « extravagantes » les prétentions du fermier, Drummond Hay estimait qu’il fallait les accepter car elles étaient imputables… au battage de la presse française sur cette affaire (6).

Dans les semaines qui suivirent, de nouvelles discussions eurent lieu à Londres pour préciser encore la demande française : achat de la Tombe et de la maison de Longwood seule. Drummond Hay achèterait le tout afin de concentrer la propriété en une seule main puis prendrait l’ordonnance permettant l’achat par un étranger. Le conseil privé donnerait ensuite son feu vert.

L’achat par la France

Le Corps législatif français fut saisi de l’affaire le 29 avril 1857. Il entendit le rapport, évidemment favorable au vote des crédits, du vice-président du Conseil d’État, Félix Esquirou de Parieu, et des conseillers Étienne Conti et Armand Lefebvre (7). Une commission présidée par le baron Petiet, fils du général d’Empire, donna elle aussi un avis favorable, élégamment antidaté du 5 mai (8). Le scrutin eut lieu le 11 mai 1857 : le projet de loi fut adopté à l’unanimité des 231 députés présents. Le Sénat fut saisi dans la foulée et, dans sa séance du 29 mai, déclara, comme le voulait la Constitution, qu’il ne s’opposait pas à la promulgation. On relèvera que le rapporteur du projet au Sénat fut Louis Doret, ancien officier de marine qui avait croisé déjà deux fois le destin de Napoléon : en 1815, à Rochefort, il avait été l’un des organisateurs du projet de faire passer le vaincu de Waterloo en Amérique ; en 1840, il commandait L’Oreste, brick qui avait précédé d’un jour La Belle Poule à Sainte-Hélène, au moment du retour des Cendres (9). Le 6 juin 1857, Napoléon III signa le texte de la loi. Elle ne comprenait qu’un article : « Il est ouvert au Ministre secrétaire d’État au département des Affaires étrangères, sur l’exercice 1857, un crédit extraordinaire de cent quatre-vingt mille fr. (180 000 fr.), destiné à l’acquisition du tombeau de l’Empereur Napoléon Ier et de l’habitation qu’il a occupée à Sainte-Hélène. » (10) Quelques semaines plus tard, le gouverneur de Sainte-Hélène passait à l’action pour désintéresser les parties au dossier. Le vente et le règlement devaient avoir lieu en trois temps : le gouverneur achetait, les ordonnances et ordres du conseil étaient pris, la France rachetait. La banque Rothschild opérait pour le compte du gouvernement impérial.

Pritchard n’avait pas changé d’avis. Drummond Hay échoua en revanche à faire plier Moss et finit par s’avouer vaincu : la somme de 3 500 £ était son dernier prix, quel que soit le « lot » choisi par le gouvernement français. Et comme, entre-temps, le gouvernement britannique avait accepté de céder la pleine propriété de la maison de Longwood, les responsables de la colonie réclamaient 2 000 £ de dédommagement pour la perte de revenus (11). Les crédits votés à Paris permirent finalement de désintéresser tout le monde.
Le gouverneur put acquérir les deux lots (12) . Le 18 mars 1858, il signa une ordonnance transférant la propriété absolue de la maison de Longwood et du domaine de la Tombe à l’Empereur des Français et à ses héritiers (13), ce qui les plaçaient dans le domaine privé du souverain. L’ordonnance fut ratifiée par le conseil privé de la reine Victoria, le 7 mai 1858. Clin d’oeil de l’histoire, l’ordre du conseil était signé William Bathurst, le fils de l’autre, et utilisait, pour qualifier Napoléon Ier, le terme d’« Empereur des Français » que le gouvernement britannique lui avait dénié tout au long de sa captivité (14). Dans les jours qui suivirent, la banque Rothschild versa 7 100 £ (soit 178 565 francs) au gouvernement britannique.

Il ne restait plus aux Français qu’à prendre possession de leurs biens. Depuis plus de deux ans, un conservateur avait été sélectionné en la personne du chef d’escadron Nicolas-Martial Gautier de Rougemont. Le nouveau « gardien et conservateur de l’habitation et du tombeau de Napoléon Ier à Sainte-Hélène » était un bonapartiste convaincu qui avait débuté sa carrière à la fin du Premier Empire. Après une bataille de bureaux, il fut finalement affecté aux Affaires étrangères. Au printemps 1858, il se rendit à Londres et reçut enfin un papier l’informant que l’ordonnance du gouverneur Drummond Hay et une copie de l’ordre du conseil lui suffiraient une fois sur place (15) . Il s’embarqua à Southampton, fit escale au Cap et, le 30 juin 1858, après quarante-cinq jours de mer, arriva à Jamestown.

Au nom de Napoléon III, Gautier de Rougemont prit possession de la maison de Longwood et de la vallée du Géranium, écrivant la première ligne de l’histoire des Domaines français de Sainte-Hélène.

Notes

(1) Sur les Domaines français et, plus généralement, la mémoire napoléonienne à Sainte-Hélène, nous renvoyons au livre que nous avons dirigé avec Bernard Chevallier et Michel Dancoisne-Martineau, Sainte-Hélène, île de mémoire (350 illustrations).
(2) Lettre du gouverneur Browne à lord Newcastle, 9 mai 1853, copie d'original, papiers Gilbert Martineau. Je remercie une fois de plus Michel Dancoisne-Martineau de m'avoir communiqué ces documents que j'ai largement utilisé dans un article beaucoup plus détaillé sur l'achat des domaines dans Sainte-Hélène, île de mémoire.
(3) Avis des avocats Cockburn et Bethell, 12 et 19 juillet 1854, French Domains of St. Helena, pp. 2-3. Le document cité ici est une note de synthèse en anglais, rédigée en 1968 par le Chief Secretary du gouvernement de l'île, Kitching (papiers Gilbert Martineau).
(4) Copie d'original, papiers de Gilbert Martineau.
(5) Lettre du 25 mars 1856, papiers Gilbert Martineau.
(6) Lettre de Drummond Hay à Labouchere, chef du Colonial Office, 23 décembre 1856, papiers Gilbert Martineau.
(7) Bulletin du Corps législatif, session de 1857, n° 127, exposé des motifs du projet de loi par de Parieu, Conti et Lefebvre, pp. 121-123.
(8) Bulletin du Corps législatif, session de 1857, annexe au procès-verbal de la séance du 7 mai, pp. 479-481.
(9) Voir Jacques Jourquin, notes à Mameluck Ali, Journal inédit du Retour des Cendres. 1840, pp. 154-155 et la courte notice sur Doret dans Dictionnaire du Second Empire, Fayard, 1995, p. 434.
(10) Bulletin des Lois, n° 506, loi n° 4624, p. 997.
(11) Lettre de Drummond Hay, 21 juillet 1857, papiers Gilbert Martineau.
(12) Les actes officiels, datés du 20 juillet 1857, sont conservés aux Archives de Jamestown (book B 1856).
(13) “Ordinance to vest the absolute property of ans in certain Lands situated ine The Osland of St. Helena in His majesty the Emperor of the French and His Heirs”, n° 2, 1858, Archives de Jamestown.
(14) Le titre d'Empereur lui avait déjà été « rendu » lors du Retour des Cendres.
(15) Il n'y eut donc pas de traité international pour le transfert de propriété, contrairement à ce qu'on peut lire parfois (Kitching, French Domains of St. Helena, p. 6). Que le lecteur se rassure, Longwood Old House (sic), le domaine de la Tombe et, depuis 1959, les Briars figurent, ainsi que le service compétent du ministère des Finances nous l'a confirmé, au Tableau général des Immeubles de l'État.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
48/2
Mois de publication :
janv-mars
Année de publication :
2010
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