La naissance du Roi de Rome, 20 mars 1811

Auteur(s) : TULARD Jean
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Le sacre, le 2 décembre 1804, n'avait rien résolu. Certes il fondait une monarchie héréditaire, mais Napoléon n'avait pas d'héritier.

La question de l’hérédité

Déjà l'avenir du régime avait paru bien sombre à l'annonce, erronée, de la défaite de Bonaparte à Marengo. Selon la duchesse d'Abrantès, Talleyrand et Fouché avaient alors formé un triumvirat (comme dans la Rome antique) avec un obscur sénateur, Clément de Ris, pour éviter une restauration de Louis XVIII. Aucune preuve n'existe de ce complot. À cette date Bonaparte n'était que Premier consul pour dix ans et rééligible, partageant, en apparence seulement, le pouvoir exécutif avec deux autres consuls.

Le 10 mai 1802, Bonaparte devient consul à vie, mais sans l'hérédité. Le 18 mai 1804, Napoléon devient empereur des Français. Cette fois : « La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime de Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre primogéniture et à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance  » (1). L'Empereur peut adopter les enfants et petits-enfants de ses frères, pourvu qu'ils aient atteint l'âge de dix-huit ans accomplis et que lui-même n'ait point d'enfants mâles au moment de l'adoption.

Napoléon mettra longtemps avant d'être convaincu de la stérilité de Joséphine. N'était-elle pas la mère de deux enfants nés de son mariage avec Alexandre de Beauharnais, Eugène et Hortense ? Pour beaucoup, l'infécondité du mariage de Joséphine et de Napoléon était le fait de ce dernier. Ce que résume le mot de Narbonne à Rambuteau : « Quand on a ses facultés dans la tête, on ne peut les avoir dans sa culotte. »

Au cours de l'expédition d'Égypte, apprenant l'infidélité de Joséphine, il prend pour maîtresse la femme d'un officier, Pauline Fourès. Il est prêt à divorcer et à l'épouser si elle devient enceinte. Elle ne le sera pas. Napoléon finit par douter tellement de lui-même que, lorsque sa nouvelle maîtresse, Éleonore Denuelle de la Plaigne, qui appartient à l'entourage de Caroline, attend un enfant, il est d'abord persuadé que le père est Murat. C'est la ressemblance de cet enfant avec lui-même qui finit par le convaincre de sa paternité.

Il est permis de se demander si, avant 1810, les nombreuses aventures de Napoléon recensées par Frédéric Masson, Jean Savant et Alain Pigeard, n'avaient pas pour objectif moins le repos du guerrier que la recherche d'une paternité dont il doutait.

Rassuré après la naissance du comte Léon, puis du fils de Marie Waleswska, il est désormais certain de la stérilité de Joséphine. Celle-ci était-elle sincère lorsqu'elle lui annonçait sa grossesse en mai 1796 ? Bonaparte écrit de Lodi, le 13 mai : « Il est donc vrai que tu es enceinte » ; il ne cesse d'évoquer le charmant « petit ventre ». Il sera détrompé sans connaître le vrai prétexte qui retient Joséphine à Paris. Un nouvel espoir de grossesse s'évanouit en novembre, un autre en juin 1802. Les années passent, et, malgré des cures à Plombières, Joséphine doit se résigner.

Tout cela relèverait de l'anecdote si le sort du régime n'était en jeu. Napoléon a longtemps souhaité éviter le divorce. En août 1801, le Premier consul préconise le mariage de son frère Louis avec Hortense, fille de Joséphine et il confie à son épouse : « Nous n'aurons peut-être pas d'enfants. J'ai élevé Louis ; je le regarde comme mon fils. LTa fille est ce que tu chéris le plus au monde. Leurs enfants seront les nôtres. Nous les adopterons et cette adoption nous consolera de n'en avoir pas. »

Joseph, son frère aîné n'ayant que des filles, le choix de Napoléon se porte sur le fils de Louis et Hortense, Napoléon-Charles, né le 11 octobre 1802. L'affection pour cet enfant est telle de la part de Napoléon qu'on prétendra qu'il en aurait été le père. Pure calomnie. L'héritier de l'Empire aurait dû être Napoléon-Charles, mais il meurt du croup dans la nuit du 4 au 5 mai 1807.

Le 27 juillet de la même année, Napoléon, de retour de Tilsit, évoque devant Joséphine « la nécessité où peut-être un jour il pourrait se trouver de prendre une femme qui lui donnerait des enfants ». Il lui demande de l'aider dans cette recherche. Il confie à Hortense, qui le consigne dans ses Mémoires, qu'il craint la disparition de son second fils, Napoléon-Louis et qu'alors, dit-il, « la France entière me contraindra de divorcer. Elle n'a pas confiance en mes frères, tous ambitieux. Eugène ne porte pas mon nom [il l'avait adopté, mais il n'était pas de son sang] et malgré les peines que je me donne pour assurer le repos de la France, après moi, ce serait une anarchie complète. Un fils de moi peut seul mettre tout d'accord ».

Pour éviter le divorce, il songe simuler un accouchement de Joséphine avec un nouveau-né de substitution. Mais Corvisart s'y refuse. L'événement qui précipita le divorce, ce fut l'attentat manqué du jeune étudiant Frédéric Staps, qui avait envisagé de le poignarder. Qu'il eût réussi, l'Empereur n'avait pas de successeur. Une nouvelle fois, Talleyrand et Fouché, au moment où Napoléon s'était engagé en Espagne, en 1808, avaient envisagé l'avenir et proposé à Murat la succession éventuelle de l'Empereur. Colère de ce dernier lorsqu'il l'apprend. Mais le problème demeure. Napoléon ne peut plus l'éluder. Le 30 novembre 1809, après le dîner, il annonce à Joséphine sa résolution à divorcer. Le 14 décembre, la séparation est entérinée par consentement mutuel au cours d'une cérémonie dans le Grand Cabinet des Tuileries.

Le choix de la mère

Mais qui donnera à Napoléon l'héritier tant attendu ? Talleyrand, dans ses Mémoires, a raconté les détails du conseil où l'Empereur mit en délibération le choix de la nouvelle impératrice, le 29 janvier 1810. L'Empereur expliqua : « Je n'ai pas renoncé sans regret, assurément, à l'union qui répandait tant de douceur sur ma vie intérieure. Si, pour satisfaire aux espérances que l'Empire attache aux nouveaux liens que je dois contracter, je pouvais ne consulter que mon sentiment personnel, c'est au milieu des jeunes élèves de la Légion d'honneur, parmi les filles des braves de la France, que j'irais choisir une compagne […]. Mais il faut céder aux usages des autres États et surtout aux convenances dont la politique a fait des devoirs. Des souverains ont désiré l'alliance de mes proches, et je crois qu'il n'en est maintenant aucun à qui je ne puisse offrir avec confiance mon alliance personnelle. Trois familles régnantes pourraient donner une impératrice à la France : celles d'Autriche, de Russie et de Saxe. Je vous ai réunis pour examiner avec vous quelle est celle des trois alliances à laquelle dans l'intérêt de l'Empire, la préférence peut être due. » Cambacérès pencha pour une grande-duchesse de Russie, rejoint par Murat et Fouché. C'était le clan de la Révolution. Lebrun opta pour une princesse saxonne. Talleyrand soutint qu'une alliance autrichienne serait préférable pour la France. Il l'emporta.

Le 7 février 1810 est signé à Paris le contrat de mariage provisoire entre Napoléon et Marie-Louise, fille de François Ier, empereur d'Autriche. Le 8 mars, Berthier, envoyé par Napoléon à Vienne, est reçu par François Ier. Le mariage par procuration a lieu dans la capitale autrichienne, le 11 mars. Le 13, Marie-Louise quitte Vienne. Le 27, Napoléon va au devant de Marie-Louise à Courcelles et, invoquant le mariage célébré à Vienne, passe sa première nuit avec elle au château de Compiègne.

Il épouse « un ventre » mais se laisse prendre aux charmes du bonheur conjugal, oubliant de se rendre en Espagne où la situation s'aggrave. Après le mariage français célébré les 1er et 2 avril 1810, c'est le voyage dans le nord de l'Empire. Le 25 octobre 1810, la grossesse de l'Impératrice est annoncée aux préfets. Napoléon ne va cesser d'entourer Marie-Louise de soins jusqu'au dénouement. Enfin l'héritier tant attendu est là.

Mais l'inquiétude persiste. Si Marie-Louise accouche d'une fille, celle-ci, en vertu de la loi salique ressuscitée, ne pourra hériter de l'Empire. Tout sera à refaire. Le protocole a prévu : « Lorsque l'Impératrice sentira quelques douleurs qui annonceront qu'elle ne tardera pas à accoucher, la dame d'honneur sera arrivée, elle prendra les ordres de S.M. l'Empereur et elle enverra avertir les princes et les princesses de la famille, les princes grands dignitaires, les grands officiers de la Couronne, les ministres […]. Toutes ces personnes devront se rendre dans l'appartement de S.M. en costume, comme le dimanche à la messe. Les dames seront en robe de cour. » Rien ne se passera comme prévu, bien que les évêques aient été invités à dire des prières pour le bon déroulement de l'accouchement.

L’accouchement

C'est le 19 mars, en soirée, que l'on apprend que le dénouement est imminent. Les premières douleurs ont commencé vers 20 heures. Corvisart juge que ce sera pour le lendemain et rédige déjà un communiqué. La nervosité de Napoléon est attestée par tous les témoins : « Il n'osait se livrer à l'espoir d'avoir un fils. On voyait qu'il cherchait à prendre son parti pour le cas contraire. Cependant, il s'informait avec soin si quelque indice pouvait marquer d'avance le sexe de l'enfant. Il trahissait par ses questions toute son anxiété. »

À cinq heures du matin, les douleurs se font précises. Napoléon est dans son bain quand on vient l'avertir. L'accoucheur, Dubois, est écrasé par sa responsabilité. L'Empereur a raconté plus tard à Las Cases qu'il dut le rassurer : « Il n'avait qu'à se figurer qu'il accouchait une bourgeoise de la rue Saint-Denis. » L'inquiétude de Dubois ne cessait de grandir : l'enfant se présentait mal et risquait d'être étouffé, mais si l'on intervenait trop énergiquement, c'est la vie de la mère qui était menacée. « Sauvez la mère trancha Napoléon. Avec elle j'aurai un autre enfant. Conduisez-vous ici comme si vous attendiez le fils d'un savetier. » Comme Dubois hésitait, Napoléon dut lui donner l'ordre de procéder à l'accouchement. À la vue des fers, l'Impératrice poussa des cris. L'arrivée de Corvisart la calma un peu, mais elle ne cessait de s'exclamer : « Parce que je suis impératrice, me sacrifiera-t-on ? » Dubois finit par la délivrer, mais la confusion avait été telle qu'au mépris de l'étiquette, on avait oublié le nouveau-né sur le plancher tant la mère avait retenu l'attention. C'est Corvisart qui le releva, le frotta et le fit crier.

Après ces moments de panique, tout se mit en place. La gouvernante de l'enfant, Mme de Montesquiou, présenta le fils de Napoléon à l'archichancelier Cambacérès. Celui-ci dicta au secrétaire de l'état civil de la famille impériale l'acte de naissance. Le rejeton impérial recevait le titre de Roi de Rome conformément au sénatus-consulte du 17 février 1810 : « Le prince impérial porte le titre et reçoit les honneurs du Roi de Rome. » Un titre qui n'était pas dépourvu de signification. Il entendait affirmer la primauté de l'Empereur sur le Pape dépossédé de la Ville éternelle, et sur le Habsbourg François Ier qui avait porté le titre de chef du Saint Empire romain germanique.

Un baptême en plein orage

Cent un coups de canon annoncèrent au public parisien que le Roi de Rome était né. Vingt coups auraient suffi pour une fille. Stendhal note dans son Journal : « J'étais couché avec Angéline. Le canon l'éveille à dix heures. C'était le troisième coup ; nous comptons le vingt-deuxième avec transport. À notre dix-neuvième, qui était le vingt-deuxième du public, nous entendons applaudir dans la rue. Dans les lieux les plus solitaires comme au jardin du musée des Augustins, on a applaudi le vingt-deuxième coup. Mon perruquier me disait que, dans la rue Saint-Honoré, on avait applaudi comme à l'apparition d'un acteur chéri. »

Les cloches sonnent dans toutes les églises de Paris, prélude à des messes d'actions de grâce. Le docteur Poumiès de la Siboutie raconte dans ses Souvenirs l'exaltation du public : « Je m'empressai, avec mes camarades, d'accourir aux Tuileries. Déjà la foule remplissait les rues ; les ouvriers quittaient leur ouvrage, les marchandes fermaient leurs boutiques, c'était une joie désordonnée, c'était de l'ivresse. Les quais, le Carrousel, le jardin étaient, quand nous arrivâmes, remplis d'une foule compacte. On chantait, on dansait, on poussait des hourras retentissants. »

Au Théâtre-Français, en soirée, un acteur vint déclamer sur la scène des vers improvisés par Desaugiers : « Célébrons le mois mémorable / Qui, dans un enfant adoré, / D'un bonheur à jamais durable / Nous donne le gage sacré. / Le Prince dont l'auguste Père / Hérita du nom des Césars / Devait recevoir la lumière / Sous l'heureuse étoile de Mars. »

Poèmes et chansons fleurirent, comme les estampes, bien que nul n'ait encore vu le visage de l'enfant. Mais l'exaltation fut de courte durée. Déjà couraient des rumeurs selon lesquelles la grossesse de l'Impératrice aurait été feinte, Napoléon étant dans l'impossibilité de procréer. Au fond, depuis 1804, l'attente avait été trop longue.

Plus grave : une terrible crise économique frappe l'Empire et particulièrement Paris où les faillites se multiplient : trente-neuf en décembre 1810, soixante et une en janvier 1811, autant en février. « Le commerce de Paris paraît frappé de terreur. L'idée d'une liquidation générale est dans presque toutes les têtes », observe le préfet de police Pasquier. La Bourse reste à la baisse alors que la naissance du Roi de Rome devrait l'inciter à la hausse. Le chômage suit. Il connaît une pointe en mars. Puis la situation s'aggrave encore avec la mauvaise récolte de 1811 qui ferme le débouché rural à l'industrie et crée la disette. Comment n'aurait-on pas oublié le Roi de Rome au milieu de cette tourmente ?

D'autant que la menace d'une guerre avec la Russie se précise. Le tsar a été froissé par le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, tout en ayant tout fait pour empêcher une alliance de l'Empereur avec l'une de ses soeurs. Le litige porte sur les effets désastreux du Blocus continental sur l'économie russe et sur les frontières du duché de Varsovie. Au début de 1811, le tsar masse des troupes près de la Pologne. Les rumeurs de guerre assombrissent les fêtes données pour la naissance du Roi de Rome.

Certes, Napoléon constitue pour son fils une Maison sur le modèle de celle des enfants de Louis XVI. La gouvernante de l'héritier du trône est nommée à vie avec le rang des grands officiers de la Couronne. Napoléon entend donner un grand éclat au baptême du Roi de Rome. Il écrit le 13 avril 1811 à Montalivet, ministre de l'Intérieur : « J'ai fixé au 2 juin prochain le baptême du Roi de Rome qui sera célébré dans l'église métropolitaine de Notre-Dame de Paris […]. Après la cérémonie, j'irai dîner à l'Hôtel de Ville de ma bonne ville de Paris et je verrai tirer le feu d'artifice. Le même jour il sera chanté un Te Deum dans tout l'Empire. Mon intention est aussi que vous convoquiez pour le baptême les maires des bonnes villes […]. »

La cérémonie eut lieu finalement le 9 juin 1811. Elle ne fut accompagnée d'aucune manifestation d'enthousiasme. La crise frappait durement la population parisienne et le faste déployé suscita de vives critiques. L'Empereur lui-même parut triste, préoccupé. De plus, un orage particulièrement violent contraria les festivités. Marie-Louise ne fit rien pour gagner le coeur des Parisiens et l'on vit peu le Roi de Rome.

Faut-il s'étonner qu'on l'ait oublié l'année suivante lors de la conspiration du général Malet annonçant une prétendue mort de Napoléon en Russie ? Le réflexe dynastique ne fonctionna pas. La naissance du fils de Napoléon est survenue trop tard pour susciter un attachement aux Bonaparte, Napoléon excepté, et trop tôt pour que la patine du temps ait donné une légitimité à la dynastie.

Le Roi de Rome est l'héritier en 1811 d'un Empire qui englobe la moitié de l'Europe. Il ne régnera jamais, oublié ou absent en 1814, en 1815 et en 1830. Mais il laissera dans l'Histoire une légende, celle de l'Aiglon.

Cet article fait partie de notre dossier thématique consacré à la naissance du Roi de Rome (20 mars 1811)

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
486
Numéro de page :
pp. 10-15
Mois de publication :
Janv.-mars
Année de publication :
2011
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