France et Russie, une rupture difficile

Auteur(s) : DELAGE Irène (trad.), HICKS Peter
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La guerre : le prolongement de la politique diplomatique

Les différents épisodes dramatiques de la campagne de 1812 – l'imposante coalition européenne de la Grande Armée passant le Niémen, la retraite stratégique des Russes, les canonnades meurtrières à Borodino, la prise et l'incendie de la capitale religieuse Moscou, la retraite française aux prises avec la neige et le froid, la traversée de la Bérézina, les raids des Cosaques… – nous font souvent oublier les raisons du conflit franco-russe. De même, notre vision contemporaine de ces événements de l'été à l'hiver 1812 nous fait mettre l'accent sur les souffrances, les carnages, la futilité de la guerre, nous faisant oublier que pour les hommes politiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe la guerre n'était qu'un coup parmi d'autres sur l'échiquier politique. Ainsi, peut-être que nous nous fourvoyons en accordant une profonde résonnance émotionnelle à ces campagnes militaires alors qu'à cette époque elles n'étaient qu'un prolongement de la politique. Au cours d'une session du Conseil d'Etat en mai 1812, Napoléon faisait part de ses intentions en ces termes : « Je vais dompter Alexandre ; je gagnerai deux batailles et j'irai à Moscou ou à Saint-Pétersbourg : là je dicterai la paix. Je ne serai absent que trois ou quatre mois. » Ce qu'il évoquait ainsi était une « guerre politique », un conflit décisif circonscrit qui avait pour objectif de contraindre la Russie à appliquer de manière stricte les règles du blocus continental, blocus destiné à détruire les velléités d'expansion de l'empire britannique et sa suprématie navale. En d'autres termes, la campagne de 1812 devait être une meilleure version de la campagne de 1807, qui se termina avec la frappe chirurgicale à Friendland, suivie de négociations fermes mais cordiales qui donnèrent un traité aux bénéfices (pour une grande partie) mutuels. S'il  est vrai que la Russie avait perdu en 1807 et que Napoléon était victorieux, les échanges cordiaux du sommet après le conflit pouvaient laisser augurer une période de relations apaisées au cours de laquelle des gestes de bonne volonté politique pouvaient s'épanouir – sans aller bien sûr contre les diktats de la realpolitik. Le traité de Tilsit ne punissait pas la Russie comme il pouvait punir la Prusse – les Russes n'eurent pas à payer de réparations, ni à subir de perte sérieuse de territoires. La Russie, c'est vrai, était à terre, mais comme le traité de Tilsit nous montre, elle n'était pas KO, ce qui lui donnait un point de départ de négociation plus fort que la défaite militaire n'aurait pu le faire penser.

La rupture

Mais, indifférente au « mariage apparent des esprits » célébré à Tilsit, et supposément consolidé à Erfurt, la Russie se trouvait mise à mal en respectant le Blocus continental, car elle ne pouvait survivre économiquement sans échanges commerciaux avec l'Angleterre – d'autant que ses finances avaient considérablement été resserrées après Friedland – d'où l'oukase d'Alexandre en 1810 qui prenait ses aises avec le système continental et accordait à la Russie une flexibilité dans les importations.
Cependant, la crise financière n'était pas le seul point noir dans les relations entre Alexandre et Napoléon. La sur-domination française sur le continent européen pesait lourd à Saint-Pétersbourg. Les hommes politiques russes voyaient mal le contrôle et l'occupation français d'Espagne, d'Italie, dans les Balkans et dans les Etats satellites de la sphère linguistique allemande de l'Autriche à Hambourg, sans oublier la Scandinavie et plus important encore la Pologne prussienne organisée en duché de Varsovie, ce qui pour la Russie paraissait être une première étape vers le rétablissement du royaume de Pologne. Un royaume de Pologne sous influence française aux portes de la Russie s'avérerait être pour elle un désastre pour sa politique extérieure. Et pour irriter davantage encore la Russie sur ses frontières, la France avait encouragé l'Empire ottoman à résister aux empiètements de la Russie dans le Sud. Napoléon avait reçu des diplomates perses au printemps 1807 à Finckenstein marquant une coopération franco-perse notablement contre les Russes, et les négociations russes avec la Sublime Porte ne purent obtenir de conclusion avant le passage du Niémen par la Grande Armée en juin 1812.
Le rapprochement forcé de l'Autriche avec la France – consolidé par le traité de Schönbrunn en 1809 et le mariage, l'année suivante, de Napoléon avec l'archiduchesse d'Autriche – perturba également fortement les relations franco-russes.
Tous ces développements géopolitiques accentuèrent la pression sur l'alliance qui, finalement, craqua. La Russie ne pouvait plus tolérer la domination française, et pas davantage les difficultés économiques résultant du système continental, et la France ne pouvait trouver succès contre le Royaume Uni sans une Russie soumise à sa politique extérieure. La rupture des relations et l'évolution vers une nouvelle ‘guerre politique' à l'instar de celle de 1807 n'étaient qu'une question de temps. Il s'agissait d'une nouvelle étape, celle de la coercition, après l'échec de la collaboration et de la persuasion.

Les protagonistes se préparent à la guerre

Ainsi, cela ne devrait pas nous surprendre, Napoléon et Alexandre se préparaient à la possibilité d'un conflit dès les premiers mois de 1810. Avec en mémoire Austerlitz, Eylau et Friedland, Alexandre commença par restructurer en profondeur son armée, passant par une réorganisation du recrutement et de l'entraînement, la construction de forteresses et de camps d'entraînement, une montée en puissance de la production de matériels, en particulier de wagons et de chevaux. Comme le soulignait Dominic Lieven dans son livre sur la campagne de Russie (prix d'histoire 2010 de la Fondation Napoléon), le cheval « remplissait les fonctions actuelles du char d'assaut, du camion, de l'aéroplane et de l'artillerie motorisée. C'était une arme de choc, de poursuite, de reconnaissance, de transport et de puissance de feu mobile. » La disponibilité de wagons et d'animaux de trait en Russie, considérée en amont, fut un réel avantage pour les Russes dans la poursuite de la campagne – et pas seulement à la fin de 1812 mais également jusqu'en 1814, le vrai dénouement de cette guerre qui avait débuté deux ans auparavant. Pareillement, la France se prépara au conflit dès 1810 et tout au long de 1811. Cette année-là, la correspondance de Napoléon est riche de lettres relatives à l'organisation de la Grande Armée, la préparation des différentes troupes à travers l'Empire, l'approvisionnement des magasins et des dépôts de munitions dans les villes et les forteresses susceptibles d'être impliquées dans le conflit à venir.

Le conflit

Quand le conflit fut déclenché, l'on était bien préparé des deux côtés, mais, différence cruciale, alors que la Grande Armée était constituée de troupes issues de différents pays et réunies dans une force multinationale qui opérait loin de leurs terres d'origine respectives avec des objectifs politiques (au moins pour eux) vagues, les forces russes allaient se battre sur leur territoire, pour défendre leurs terres et leurs familles, dans un véritable mouvement national. Et Napoléon se compliqua singulièrement la tâche en s'engageant aussi loin. Le plan initial de sa guerre politique nous est connu grâce à l'autobiographie de Metternich : « Mon entreprise est une de celles dont la patience renferme la solution. Le triomphe appartiendra au plus patient. Je vais ouvrir la campagne en passant le Niémen. Elle aura son terme à Smolensk et à Minsk. C'est là que je m'arrêterai. Je fortifierai ces deux points et m'occuperai à Vilna, où sera le grand quartier général durant l'hiver prochain, de l'organisation de la Lithuanie, qui brûle d'impatience d'être délivrée du joug de la Russie. Nous verrons, et j'attendrai qui de nous deux se lassera le premier : moi de faire vivre mon armée aux dépens de la Russie, ou Alexandre de nourrir mon armée aux dépens de son pays. Peut-être irai-je de ma personne passer les mois les plus rigoureux de l'hiver de Paris. »
Comme nous le savons, il ne suivit pas son plan éminemment raisonnable, préférant provoquer une rencontre décisive, que les Russes, eux, cherchaient à éviter à tout prix. Napoléon n'aurait pas l'occasion d'une autre bataille parfaite comme à Friedland. En fait, le désir ardent d'un affrontement qui devrait décider de tout allait précipiter Napoléon et la Grande Armée dans le désastre de la retraite, quand l'hiver russe pouvait faire son travail dévastateur. Cela ne veut pas dire cependant que l'action russe fut sans conséquence dans la défaite finale des forces d'invasion. Le plan d'une retraite systématique et de l'évitement d'affrontements, laissant la géographie russe terminer le tout, fut énoncé dès 1810, faisant référence au succès de cette tactique en 1709 contre la Suède de Charles XII. Le gouverneur militaire Rostopchine écrivit ainsi : « l'empereur de Russie sera terrible à Moscou, effrayant à Kazan et invincible à Tobolsk. » Et l'incendie systématique de zones clés de villes russes prises par l'ennemi français, de ponts et de dépôts de munitions, par exemple à Vilna, Vitebsk, Smolensk et par-dessus tout à Moscou, faisait aussi partie intégrante de la stratégie russe.

Nous devons prendre alors la proclamation de Napoléon à la Grande Armée le 22 juin comme une expression de sa politique. Pour lui, l'issue préférable devait être une défaite sans appel des Russes, après une bataille rangée autour camp de Drissa. Ce « Friedland II » devait être suivi d'un « Tilsit II », cette fois-ci un peu plus sévère, comme le traité de Schönbrunn en 1809 (après Wagram) était monté d'un cran par rapport au traité de Pressbourg (après Austerlitz). Pourquoi Napoléon aurait-il pu penser qu'il ne pouvait pas conduire les relations franco-russes comme il avait pu le faire pour les relations franco-autrichiennes trois ans plus tôt ? En définitive, il ne fut pas capable de suivre son sens commun. Il se persuada de suivre l'idée d'une bataille décisive (ce que savaient ses adversaires), jusqu'à ce qu'il soit trop tard et qu'il se soit trop engagé.

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
juin
Année de publication :
2012
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