Jean-Charles Adolphe Alphand, le jardinier de Paris

Auteur(s) : TAITTINGER Pierre-Christian
Partager

Introduction

Un monument prestigieux réalisé par Dalou et Formigé, un nom posé sur la plaque d’une avenue n’ont pas réussi à sauver Jean-Charles Adolphe Alphand du naufrage de l’oubli. La reconnaissance et la gratitude resteront éternellement les arbitres de notre sort. Le temps a poursuivi inlassablement sa course folle, nous livrant d’éphémères gloires et rejetant de notre mémoire l’essentiel. Notre époque est bien la victime de l’écume médiatique. Alphand demeure un modeste inconnu à qui nous devons la fidélité du respect. Lié à l’oeuvre d’Haussmann, il a été tenu à l’écart des batailles et des controverses, car peu d’hommes auront suscité autant de critiques, encouragé autant d’attaques et provoqué autant de contestations que ce préfet de la Seine.

Une œuvre oubliée

Pendant cent ans, une polémique conduite par les nostalgiques du passé, nourrie par la perfidie des petits esprits a dissimulé la réalité d’une œuvre gigantesque. Il était de bon ton de dénigrer systématiquement, de refuser les métamorphoses de la capitale et de rêver d’une cité du Moyen-Âge égayée par les avancées de Le Corbusier et puis les pages se sont tournées, Haussmann ressort de l’ombre.

Des historiens décrivant cette période, des urbanistes reconnaissant leurs échecs, ont fini par admettre la valeur et l’intérêt de sa démarche. Il aura fallu Brasilia, la misère du Bronx, le triste Moscou, pour rappeler combien il était difficile d’aménager un ensemble urbain et pour souligner les qualités d’une ville qui a su moderniser sans se laisser aller au vertige de la destruction et à l’implacable envahissement de la laideur qui justifiaient l’apostrophe célèbre d’Henri de Montherlant dans la Reine morte : « En prison pour médiocrité ». Il est possible de regretter la disparition d’hôtels particuliers. Il nous est permis d’évoquer avec mélancolie Passy, Auteuil, la plaine de Longchamp et ses moulins à vent. Mais quel jugement porterions-nous si, au lieu d’un équilibre horizontal et encore harmonieux on nous avait imposé la fureur du vertical, la lourdeur des tours et la banalité des grands ensembles que les banlieues rejettent ?

Alors, une réflexion plus sereine s’engage, un regard autre se porte sur ces années et les Français essaient de connaître Haussmann et son cheminement vers une immense ambition. Mais à propos de ses compagnons, de ceux qui ont participé à cette métamorphose, rien d’intéressant n’a été encore écrit. Il est grand temps de sortir de l’ombre l’un d’entre eux, Alphand, qui a su imprimer son talent dans le visage de notre ville. La gloire de Lenôtre reste encore intacte. Les jardins de Versailles, des Tuileries, de Vaux-le-Vicomte ont résisté à l’épreuve du temps. Sa renommée flotte toujours dans les mémoires. Il était donc honnête d’évoquer le nom de celui à qui nous devons nos arbres, nos squares, nos parcs et nos jardins.

Jean-Charles Adolphe Alphand est né à Grenoble, le 26 octobre 1817. Il appartient à une vieille famille dont le nom se rencontre en Provence et dans le Dauphiné : Alphand dérivant du vieux mot Oliphant, qui signifie ivoire et qui évoque la puissance de l’éléphant. Après la Révolution française, les Alphand, qui appartiennent à une race de montagnards solides, quittent leurs vallées pour s’installer à Grenoble. Le jeune Alphand fera de brillantes études. Élève au lycée Charlemagne, reçu à Polytechnique, dans la botte à 18 ans et à l’école des Ponts et Chaussées. En 1839, il est envoyé à Bordeaux avec le titre d’ingénieur ordinaire des Pont et Chaussées, il vient d’avoir 22 ans. Pendant quinze ans, il va diriger les services des installations maritimes et des chemins de fer. On le charge de surveiller les travaux effectués dans la région des Landes. Il sera également responsable de la construction d’un quai dans le port de Bordeaux pour faciliter le chargement et le déchargement des navires de grand tonnage.

Aux côtés d’Haussmann

En novembre 1854, Haussmann, préfet de la Seine, l’appelle à ses côtés, il vient d’avoir 37 ans. Alors s’engage la grande aventure parisienne. Mais, en réalité, la destinée qui les avait rapprochés, traçait en filigrane, une détermination commune. Le 23 novembre 1841, Louis-Philippe avait envoyé à Blaye un jeune sous-préfet dont la manière d’administrer ne passera jamais inaperçue. Georges-Eugène Haussmann sait qu’on lui a confié un poste d’attente. Pendant ces jours, il rencontre deux hommes qui le frappent. Lamartine qui traîne sa gloire dans les châteaux de la région et Alphand, fonctionnaire imaginatif. Après la Révolution de 1848, Haussmann devient préfet de Bordeaux. Il avait espéré Lyon mais en Gascogne il retrouve Alphand. Haussmann démontre son habileté politique. Il reçoit brillamment, pendant la campagne électorale, le prince Napoléon candidat à la présidence de la République en octobre 1852. Jamais la ville n’avait été aussi belle. Alphand, metteur en scène prodigieux avait assuré la décoration. La Gironde donne 123 270 voix pour le oui contre 15 232 pour le non. Elle approuve ensuite l’Empire par 114 735 voix contre 3 242.

Le 23 juin 1853, Haussmann est nommé préfet de la Seine. Au cours d’un déjeuner au château de Saint-Cloud, il reçoit les instructions de l’Empereur concernant la transformation de Paris. Il pense alors à son jeune collaborateur de Bordeaux qu’il invite à le rejoindre. Pendant les années d’exil, le futur Empereur avait pensé à Paris. Il n’a jamais vécu dans la ville mais il en a rêvé. Il se veut un souverain bâtisseur. Il souhaite réaliser l’ambitieux projet d’une cité où les habitants seraient heureux de vivre. La beauté et l’embellissement deviennent des exigences. Haussmann comprend parfaitement cette détermination. Il compte sur le talent d’Alphand pour marier harmonieusement la pierre et la verdure et faire rentrer la nature dans nos rues. En 1854 commence une aventure impressionnante qui se poursuivra après la chute de l’Empire, pour ne s’achever que trente-sept ans plus tard, au matin de sa mort.

Quelle est la situation de Paris au début de l’Empire ? Une vision contrastée, quatre places merveilleuses, la place des Vosges, la place Vendôme, la place des Victoires et la place de la Concorde. Trois belles promenades et un tissu urbain médiocre. Quelques voies majestueuses ne peuvent pas dissimuler de multiples ruelles tortueuses, étranglées, mal pavées, aux trottoirs trop souvent inexistants. Un centre surpeuplé dans des maisons des siècles précédents. Un état sanitaire déplorable, l’épidémie de choléra a provoqué 19 000 morts. La ville ne possède pas de systèmes de distribution d’eau, 15 000 porteurs s’efforcent d’assurer ce service. Des troupeaux d’animaux chaque jour traversent le centre pour assurer le ravitaillement et pourtant la ville dépasse déjà un million d’habitants. Les Parisiens vivent mal, sans doute plus difficilement que deux siècles auparavant.

Bois, squares et parcs

Napoléon III veut la présence de jardins. Il a participé plus jeune, en Écosse, à l’aménagement du parc du duc d’Hamilton. Il juge que Paris manque d’espaces verts, la capitale, à cette époque, se contente de ses trois grandes promenades, le Luxembourg, les Tuileries, les Champs-Élysées. Il impose, en priorité, l’aménagement des bois de Boulogne et de Vincennes qu’il cède à la ville à la condition qu’ils deviennent des parcs paysagers ouverts au public. La situation de la forêt de Rouvray (qui doit son nom de Boulogne à un sanctuaire qu’y dédia Philippe IV) paraît navrant, un sol plat, sans mouvement de terrain, des fourrés médiocres et monotones, de rares beaux arbres, la plaine de Longchamp couverte de broussailles avec quelques constructions disgracieuses. L’imagination créatrice va pouvoir librement s’exprimer. Alphand s’attaque avec ardeur à ce projet. Il sera aidé par des collaborateurs de talent, l’architecte Davioud et l’horticulteur Barillet Deschamps.

L’Empereur avait dessiné un plan personnel dominé par la création d’une rivière qui aurait rappelé la Serpentine d’Hyde Park. Mais la nature du sol ne le permet pas. Alors Alphand, avec Hittorf, inventent deux lacs, une grande cascade jaillissant au milieu de rochers. Cinq vues sur les environs pittoresques et des promenades que relient les allées intérieures. La plaine de Longchamp va être plantée de futaies amenées spécialement de la forêt de Fontainebleau. Davioud installe des kiosques et construit des pavillons : la Croix Catelan et la Grande Cascade. Les travaux commencent. Ils seront complétés par la présence d’un hippodrome. En deux ans, l’ensemble s’achève. L’humilité s’impose quand on voit les délais qui sont demandés aujourd’hui pour concevoir le moindre petit jardinet. Le 20 mai 1857, le bois de Boulogne s’ouvre au public, l’Empereur inaugure le nouveau parc. Sur le plan financier, l’opération se révèle saine, les crédits engagés sont respectés. La même année, Alphand transforme l’ancienne chasse des souverains en bois de Vincennes avec le souci d’équilibrer l’est parisien par rapport à l’ouest, idée que reprendra Jacques Chirac, maire de Paris.

L’Empereur a fixé deux directives, la création dans chaque quartier de petits jardins publics auxquels sera donné le nom de square et les plantations d’alignements disposées le long des nouvelles avenues et des boulevards. En même temps, on ouvre les chantiers de trois grands parcs qui deviendront les Buttes Chaumont, le parc Montsouris et le parc Monceau. Les Buttes Chaumont, situées à l’emplacement du funeste gibet de Montfaucon, lieu d’élection des surréalistes, constituaient le dépôt favori des déchets des Parisiens. La réussite est remarquable. Le nouveau parc, inauguré le 1er mai 1867, jour de l’ouverture de l’Exposition universelle émerveille les visiteurs. Un lac, des grottes, un pont suspendu, le Temple de Sybille, le Belvédère (réplique du Tivoli) complètent un décor théâtral et une promenade charmante. Au sud, le parc Montsouris ne sera achevé qu’en 1878, la guerre de 1870 ayant interrompu le chantier. Trois belles pelouses descendent en pente douce vers une pièce d’eau. Une petite maison mauresque, réplique du Palais du Bardo de Tunis, représente une construction amusante. Et puis le parc Monceau, ancienne folie du duc de Chartres, louée par la Convention à l’artificier Ruggieri, vendue ensuite à un marchand de poissons, occupée en 1848 par les Ateliers nationaux, rachetée en 1852 par la ville de Paris. L’aménagement à l’anglaise à grands renforts de fausses ruines, de pièces d’eau, de rochers, de statues accompagnées des colonnades qui entourent le petit lac et les merveilleuses portes de Davioud apporteront à des générations un lieu prestigieux et restent précieusement inscrites dans les souvenirs des jeunes gens et des jeunes filles qui auront découvert souvent, les chemins délicieux de la carte du Tendre. À proximité, les frères Pereire construisent de très splendides hôtels particuliers. La rotonde de Chartres demeure le dernier mur de l’enceinte des Fermiers généraux. Pour décorer et entretenir ces jardins, Alphand imagine le fleuriste municipal de La Muette que l’on transféra en 1898 à la porte d’Auteuil et dont Formigé dessinera les serres chaudes.

Des rues plantées d’arbres

Son action va s’étendre à la conception de la nouvelle voie publique. Il ne se contente pas des 1 934 hectares d’espaces verts, il lui appartient de mettre en place la plantation d’arbres le long des rues, 82 000 arbres prendront racine. Pour mener à bien ce programme, Alphand organise un corps de cantonniers et de jardiniers chargés de l’entretien. Un principe directeur a été retenu toute voie de plus de 26 mètres sera bordée d’une rangée d’arbres. À partir de 36 mètres, deux rangées. Au-dessus de 40 mètres un plateau sera construit au milieu de la chaussée. Ces lignes d’arbres seront plantées à 5 mètres des maisons, à 1,50 mètre de la bordure des trottoirs. L’équipe d’Alphand innove, en installant des sujets de bonnes tailles. On admire, dans la capitale, le platane, le marronnier, l’orme, le tilleul, retenus en priorité. Pour les rues plus étroites, l’acacia, le vernis du Japon, l’érable ainsi que le catalpa et le paulownia reçoivent la préférence. Le but recherché était d’offrir la beauté et l’élégance des feuillages. Un système de drainage facilite l’arrosage. Paris se voit doter de plantations uniques qui restent encore dans notre patrimoine. Dans l’esprit d’Alphand, les arbres contribuent à la décoration, permettent de lutter contre la pollution et peuvent aussi corriger les erreurs architecturales. Deux sections, sous ses ordres, se partagent la tâche, orientées vers l’ancien et le nouveau Paris. Les services travaillent en étroite liaison avec tous les organismes municipaux. Une série de grandes opérations de voirie ainsi s’engage.

Le boulevard Prince Eugène (boulevard Voltaire de nos jours), le boulevard Richard Lenoir orné de petits jardins, l’avenue de l’Impératrice (avenue Foch), vers 1867 le prolongement du Luxembourg par l’avenue de l’Observatoire avec, en toile de fond, la fontaine de Carpeaux et le premier parc du Champ de Mars avec la terre qui a été enlevée aux hauteurs de Chaillot.

En 1870, le temps malheureusement n’est plus à l’embellissement mais à la défense de la capitale. La guerre est proche. Alphand participe à l’organisation de la défense. Nommé colonel du Génie, on lui confie le soin de la fabrication des munitions puis la mise en état de l’enceinte fortifiée et des postes avancés. C’est à cette date qu’il imagine un corps de génie baptisé rapidement du nom de légion Alphand.

Après la guerre, il reprend  son oeuvre. Il assure à la fois la poursuite des travaux engagés par Haussmann, l’agrandissement du Palais de Justice, l’achèvement de l’Hôtel-Dieu, mais aussi le percement du boulevard Saint-Germain, de l’avenue de l’Opéra, de la rue des Pyramides, de la rue du Louvre. Il avait refusé sa nomination de préfet mais s’était vu confier par Thiers, le 27 mai 1871, la direction des Travaux publics. Responsable de la voirie et de l’exécution des nouveaux plans, à la mort de Belgrand, on lui ajoute la direction des Eaux et des Égouts.

Il poursuit les grandes transformations du XVIe arrondissement. Après l’ouverture de l’avenue Mozart et de l’avenue Michel-Ange, l’avenue Paul Doumer, avenue de la Muette (qui ne sera terminée qu’en 1932) la mode des villas est lancée. La villa Molitor en 1873, le passage Murat en 1881, la villa Mozart en 1895. L’élargissement de l’avenue de Saint-Cloud (aujourd’hui avenue Victor Hugo) portée à 36 mètres et de l’avenue du Roi de Rome (avenue Kléber), l’avenue Joséphine devenue l’avenue Marceau. Il s’attaque aux jardins du Trocadéro et réfléchit aux plans de la nouvelle Sorbonne. À l’âge de 70 ans, il prend en charge la direction des travaux de l’Exposition universelle dont la Tour Eiffel demeure l’éternel témoin. Ainsi se couronnait en apothéose une carrière fascinante.

Promu Grand Croix de la Légion d’honneur, il succède à l’Académie des Beaux-Arts à celui qui fut à l’origine de sa carrière, le baron Haussmann, dont il était resté l’ami. Son ardeur au travail ne faiblira jamais, quand il meurt subitement le 6 décembre 1891 dans sa villa du boulevard Beauséjour. La ville de Paris, pour une fois reconnaissante, lui organisera des funérailles grandioses. Destin étrange, le 11 janvier, Haussmann s’était éteint dans l’indifférence générale. Le Figaro avait réclamé les obsèques nationales, elles seront refusées. Quatre discours d’une platitude cruelle achèvent la carrière d’un homme qui avait donné à la modernité sa dimension. Alphand, par contre, s’éloignait, entouré de l’estime, de l’admiration et de la reconnaissance de tous. La ville lui fit construire un tombeau au Père-Lachaise et un monument avenue Foch. Aujourd’hui on évoque Haussmann, la polémique reprend, des insultes fusent mais l’oeuvre reste. Autour d’Alphand, ni critique, ni vindicte mais une forme terrible d’oubli. Les enfants qui jouent dans ce petit square, au pied de ce monument, ignorent tout de celui à qui Paris doit son élégance, sa beauté et cette envie merveilleuse qu’il a donné, dans le monde, de l’aimer et de le protéger. La maison de la famille Alphand, dans le Dauphiné, n’existe plus, seules quelques pierres subsistent. Sur l’une il est écrit « Fait ce que tu voudrais avoir fait quand tu mourras », tel est peut-être le sens de cette vie simple d’un grand serviteur de la France.

En complément, notre itinéraire Parcs et jardins, les promenades parisiennes au Second Empire.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
447
Numéro de page :
60-64
Mois de publication :
juin-juillet
Année de publication :
2003
Partager