Après la mort du Prince Impérial

Auteur(s) : DESTERNES Suzanne
Partager
 
 
Après la mort du Prince Impérial

Sitôt connue la nouvelle de la mort du Prince Impérial, dans l'après-midi du 20 juin 1879, ce fut, à Paris, de l'avis des témoins « un spectacle inoui » dans le quartier Montmartre. La rue du Croissant offrait l'aspect des grands jours d'émotion populaire. Sur les boulevards, dans les kiosques assiégés, on s'arrachait les feuilles bonapartistes à peine sorties des presses. Le Pays se vendait, chose jamais vue, jusqu'à 75 centimes le numéro. Et les crieurs qui, en courant, annonçaient « Demandez la mort du petit Prince », faisaient des affaires d'or.

Le petit Prince ! Il semblait que personne ne s'étonnât de cette formule si gentiment familière naguère inventée par le peuple de Paris. « Du haut en bas, Paris a tressailli de pitié devant la mort de ce jeune homme et la douleur de sa mère, observait le journaliste Etienne Wolff. De toute cette journée, je n'ai pas rencontré un Parisien si sceptique qu'il fût, sans distinction d'opinion, qui n'ait pas donné un souvenir attendri à ce pauvre enfant de Paris mort en exil chez les Zoulous ».

Une émotion universelle

Quelques jours plus tard des cérémonies religieuses eurent lieu, qui prirent le caractère de manifestations politiques. Entre autres celle de Saint-Augustin, cette église dédiée au Prince Impérial, où se rendirent 15.000 personnes. Les voitures et la foule, ce jour-là, rendaient toute circulation impossible dans le quartier. Ceux qui ne purent pénétrer dans l'église, restèrent à l'extérieur, immobiles et recueillis, pendant tout le temps du service. Quelques républicains ennemis de l'Empire venus crier « Vive les Zoulous! », furent vite réduits au silence par les cris de « Vive l'Empereur! ». Bien qu'il n'eût plus grand-chose à craindre, le gouvernement voyait d'un mauvais oeil ces rassemblements. Au point que seront mal notés les fonctionnaires qui s'y associeront.

En province l'effet, moins bruyant, fut peut-être plus profond, surtout dans les campagnes où l'on attendait avec confiance le retour du « petit Empereur ». Cette explosion du sentiment populaire fut sans doute le plus bel hommage rendu à la mémoire de Louis. Pendant plusieurs semaines, les journaux furent pleins de lui. Cruelle ironie des choses ! Peu avant son départ, le Prince, au cours d'une conversation avait dit à Jules Amigues : « Je veux que la France sache ce que je puis faire. Je ne rentrerai pas sans avoir fait parler de moi ».
On parla beaucoup de lui. La presse publia des récits, des souvenirs, des considérations politiques ; elle évoqua, à droite comme à gauche, l'extraordinaire destin des Bonaparte, la singulière alternance de la gloire et du désastre, l'étoile qui les menait au sommet avant de les précipiter dans l'abîme, le 18 Brumaire et le 2 décembre, Austerlitz et Sébastopol, Waterloo et Sedan, les fils expiant pour les pères, Schoenbrunn et Ityotyosi.

Les journaux bonapartistes exhalaient leur douleur, tandis que les feuilles républicaines, unanimes, clamaient leur soulagement. A présent, le régime avait enfin les coudées franches. Plus de Bonaparte pour lui faire obstacle. « La République, libre de ses allures, n'a plus à compter qu'avec elle-même, écrit « le Temps ». La disparition du parti bonapartiste dans le pays a pour conséquence nécessaire l'apaisement des esprits. La nation, n'ayant plus à craindre d'être arrêtée dans sa marche par des tentatives aventureuses, peut se défendre de toute impatience, de toute colère et c'est en cela que la mort de l'héritier de Napoléon III a la portée d'un événement national ». Pour « Le Soir », le Prince incarnait « un principe contesté, un passé lamentable, et sur sa tête reposait un avenir redoutable… Hier encore, le parti de l'Empire se dressait en face de la République, démocratique comme elle, puissant sa force dans la souveraineté populaire, lui ressemblant comme un frère, mais comme un frère ennemi… Le parti, décapité, cesse d'être redoutable. La mort d'un Prince de 23 ans n'est pas seulement un deuil pour son armée, elle en est la défaite… Le seul lien entre les membres du parti bonapartiste était l'héritier direct de Napoléon III. Les bonapartistes fidèles au principe démocratique iront maintenant à la République… ».
Dans les milieux parlementaires, au Sénat comme à la Chambre, dans les salons comme dans la rue, on ne parlait que du Prince Impérial. Opinion unanime : le Prince emportait avec lui le parti bonapartiste.

La presse européenne considéra cette mort comme un événement politique d'une importance capitale : avec Louis s'éteignait la dynastie des Bonaparte, cette dynastie qui, par son éclat, ses erreurs, ses doctrines, avait tant agité le monde. Les journaux anglais se montraient en général sympathiques au Prince, ce jeune homme ardent et brave qui avait voulu partager les dangers de ses camarades de Woolwich. Et même plusieurs d'entre eux blâmaient ouvertement les autorités militaires, coupables d'avoir autorisé le Prince à faire des reconnaissances dangereuses et, somme toute, inutiles. Ils critiquaient avec sévérité l'attitude impardonnable de Carey, allant jusqu'à réclamer une enquête. Au point de vue politique, le Times jugeait que le gouvernement de la République « gagnerait beaucoup » à cette mort. Le courant de violence qui régnait à la Chambre des Députés serait, de ce fait, arrêté. Il y gagnerait aussi la sécurité. « Il était toujours possible qu'une nation fatiguée de désordres se tournât vers le représentant d'une dynastie associée à une partie des gloires et des désastres de la France ». Pour le Globe, cette mort détruisait irrémédiablement le parti impérialiste.

Même opinion en Allemagne, en Scandinavie. La disparition du Prince faisait place nette pour la République dont il était le seul et le plus sérieux adversaire (Gazette de l'Allemagne du Nord). Seule la presse italienne, oubliant que l'Italie devait tout à Napoléon III, crut bon d'excuser Carey.
Au lieu du suprême combat, un tas de pierres surmonté d'une croix érigée par la reine Victoria. Le 1er août 1952, le chargé d'affaires français à Pretoria vint rendre hommage à un jeune Prince qui s'était montré digne du nom qu'il portait.

Fatalité ou complot ?

Dès que furent connues les circonstances de la mort de Louis, nombre de questions se posèrent qui furent discutées avec passion. Cette mort parut suspecte, parce que bien opportune. La République, mal assurée avait besoin pour triompher de se débarrasser d'une menace : celle d'un jeune prétendant soutenu par des partisans nombreux et ardents qui, eût-il tenté un geste, l'auraient suivi avec enthousiasme. Le mot de Guizot demeurait vrai : « L'expérience a révélé la force du parti bonapartiste ou pour dire mieux, du nom de Napoléon. C'est beaucoup d'être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d'autorité. Il y a là de quoi survivre à de grandes fautes et à de longs revers ».

De plus ce jeune Prince, paré d'un nom prestigieux, représentait l'espoir de « la revanche ». Cette revanche si passionnément souhaitée qui, jusqu'à la fin du siècle, devait obséder le peuple français dont les regards demeuraient fixés sur « la ligne bleue des Vosges ». Cette revanche à laquelle Gambetta avait renoncé.
Louis apparaissait aussi comme le soutien des catholiques, inquiets des attaques de plus en plus précises des républicains contre la liberté de conscience, et de l'anticléricalisme de Gambetta. Il était, on le savait profondément religieux, ennemi des sociétés secrètes.

En somme, le Prince gênait en tout la politique de Gambetta, une politique que soutenaient l'Angleterre et l'Allemagne, toutes deux favorables à un régime affaibli par les dissensions intérieures, ce qui laissait le champ libre aux visées de l'une et de l'autre. « La République, telle qu'elle est constituée avec le personnel qui la dirige est le seul gouvernement qui puisse nous garantir notre conquête, disait brutalement Manteuffel à l'abbé Dufour. Nous avons tout intérêt à la soutenir et nous nous opposerons à une restauration quelle qu'elle soit, car elle serait pour nous une menace immédiate ». Et Juliette Adam voyait clair dans le jeu prussien et anglais : « Le Prince de Galles a fait à Gambetta de véritables cours d'histoire contemporaine qui le dirigent sans qu'il puisse s'en rendre compte… Bismarck étant en accord parfait avec Disraeli, Gambetta, en soutenant les combinaisons anglaises, soutient donc les combinaisons bismarckiennes »

En France, on accusa la Maçonnerie d'avoir machiné la mort d'un prétendant aussi gênant. Maçons, Gambetta, le Prince de Galles, le capitaine Carey. C'étaient, disait-on, les Maçons anglais qui avaient mis en relation Gambetta et le Prince de Galles. Sans intervention de ce dernier, ni la reine, ni le duc de Cambridge n'auraient accordé au Prince l'autorisation de partir. La Maçonnerie, mortelle ennemie de l'Église catholique et des Bonaparte parjures, avait secondé les plans politiques du Prince de Galles. Plus tard, la comtesse de Mercy-Argenteau, très avertie des choses de la politique, écrira : « La première idée d'aller au Zoulouland fut soufflée par un noble prussien, von Rosen, franc-maçon connu de Bismarck. Le lieutenant Carey était un franc-maçon ami de Gambetta qui fut informé avant tout le monde de la mort du Prince Impérial ».

Autre menace contre la vie du Prince : la haine des Communards qui ne désarmait pas. Uhlmann, le valet de chambre tout dévoué à Louis, s'inquiétait de leur présence au Cap et à Natal, échappés de la Nouvelle Calédonie : « Je crains beaucoup plus pour le Prince les Communards que les Zoulous ». Qu'il y eut au Cap des éléments suspects, la chose est certaine. Dans quelle mesure y eut-il complot contre la vie du Prince, la question n'a jamais été éclaircie. Bien des années après l'événement, un journal anglais publia la déclaration d'un Communard qui, à son lit de mort, avoua que le Prince avait été assassiné par ordre du gouvernement français. Il avait reçu 50.000 francs, disait-il, et s'était rendu au Zoulouland où il avait organisé un guet-apens avec la complicité de Carey.
Cette version trouva beaucoup d'échos. La complicité des Anglais et des républicains parut évidente. Pour la République, cette mort était providentielle. Avait-elle été provoquée ? Pourquoi pas ? Veuillot exprimait l'opinion générale quand il écrivait : « Le public ne se lasse pas de s'entretenir de cette mort où il entrevoit une tragédie dont le mystère n'est pas encore dévoilé ».

Quant aux Anglais, sans mettre en cause des forces occultes, ils accusèrent non pas Carey, considéré comme un bouc émissaire, mais de hautes personnalités, le duc de Cambridge, Lord Chelmsford. D'ailleurs, tous ces hauts personnages battaient leur coulpe. Même la Reine. Celle-ci après avoir recueilli tous les renseignements sur les circonstances de la mort du Prince, écrivit : « C'est une terrible évidence. En effet chaque mot me semble extrêmement défavorable en tous points pour tous ceux qui abandonnèrent le pauvre jeune Prince. Tous semblent avoir été parfaitement insensibles à son sort ». Elle en éprouvait « de la honte et du chagrin ».

L'affaire fut évoquée aux Communes. Deux députés demandèrent des éclaircissements. Quelle était la position exacte du Prince dans l'armée anglaise ? Quelles instructions avaient été données par Lord Chelmsford pour l'empêcher de courir des dangers inutiles ? A la Chambre des Lords, le duc de Cambridge affirma que le Prince était allé en Afrique du Sud en simple spectateur. Disraeli ajouta un mot dur : « Je suis sûr que vous partagez le regret universel éprouvé par la nation lorsqu'elle a reçu la nouvelle de la mort d'un jeune Prince étranger, désireux de servir sous le pavillon de la reine dans un pays lointain, dont la vie a été sacrifiée si cruellement, et je dois dire sacrifiée sans aucune nécessité… ».

L'armée anglaise était ulcérée. « Ce n'est pas trop de dire qu'il n'y a pas dans notre histoire militaire d'épisode plus lamentable », écrivait le « British Empire » qui blâmait le commandant en chef d'avoir exposé une vie si précieuse « dans une expédition hasardeuse et inutile apparemment poursuivie sans prudence ». Mais le pire, c'était l'abandon du Prince par ses compagnons, « atteinte grave à l'honneur des armes anglaises ».

Cependant l'opinion se divisa bientôt. D'aucuns jugèrent excessif le bruit fait autour de cette mort. Le « Morning Post » ayant proposé d'ériger par souscription un monument au Prince dans Westminster Abbey, cette initiative suscita une polémique. Ceux qui désapprouvaient la guerre contre les Zoulous, ceux qu'irritaient l'idée qu'un Français, fût-il un Bonaparte, pût figurer dans le temple des célébrités anglaises, protestèrent au cours d'un meeting de 5.000 personnes. La question fut posée aux Communes. Un député, Dilke – celui-là même par qui Gambetta avait appris la mort du Prince – déclara que ce geste serait une offense au gouvernement français. Le projet fut repoussé. Alors, la Reine décida qu'une statue du Prince prendrait place dans la chapelle des Windsor.

Les passions peu à peu s'éteignirent. Un fait demeurait, incontestable. Avec le Prince avaient disparu les ambitions et les espérances bonapartistes. La République, délivrée de son dernier adversaire, allait pouvoir prendre racine.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
267
Numéro de page :
17-
Mois de publication :
déc.
Année de publication :
1972
Année début :
1879
Partager