Bonaparte et l’égyptologie

Auteur(s) : GODLEWSKI Guy
Partager
Bonaparte et l’égyptologie
VIVANT DENON, par Lefèbvre. (Musée de Versailles)

Le 19 juillet 1799 l'ingénieur des Ponts et Chaussées Lancret présentait à l'Institut d'Égypte une communication qui débutait ainsi:
« Le citoyen Bouchard, officier du génie, a découvert dans la ville de Rosette des inscriptions dont l'examen peut offrir beaucoup d'intérêt. La pierre noire qui porte ces inscriptions est divisée en trois bandes horizontales. La première inférieure contient plusieurs lignes de caractères grecs qui ont été gravés sous le règne de Ptolémée Philopater; la seconde inscription est écrite en caractères inconnus; et la troisième ne contient que des hiéroglyphes »

DESAIX, dessin de Dutertre. (Musée de Versailles)Cette communication dresse, comme l'a fait remarquer Charles Roux, l'acte de naissance de l'égyptologie. La fameuse pierre de Rosette que les Anglais extorqueront aux Français à leur départ, mais dont Jomard avait, Dieu merci, relevé les caractères avec précision, les orientalistes de l'Institut vont s'acharner sans succès à la déchiffrer. Jomard y consacrera vingt ans de sa vie et accueillera avec d'amers sarcasmes la solution géniale proposée par Champollion en 1822. A quelle époque lointaine eût été reportée la solution du mystère des hiéroglyphes si Bonaparte n'avait donné à l'armée la consigne formelle de recueillir tout ce qui pourrait être exploité par la science et si le modeste Bouchard n'avait eu la présence d'esprit de distinguer entre des milliers de pierres celle qui permettra de lever le secret d'un monde impénétrable?
Cet exemple célèbre illustre la part involontaire que prennent souvent des non-initiés, comme Lancret et Bouchard, à la genèse des grandes découvertes.
Aucun archéologue ne figurait en effet parmi les 165 membres de la Commission des sciences et des arts emmenés en Égypte par Bonaparte. Le vocable n'était d'ailleurs pas encore inventé. On désignait sous celui « d'antiquaires » les rares spécialistes des vestiges du passé. Seul un certain Dupuis qui ne joua aucun rôle fut porté à ce titre sur les états du général Caffarelli, le remarquable chef de cette pléiade de savants et d'artistes.
En conséquence l'inventaire patient et le relevé minutieux des monuments de l'antique Égypte allait être entrepris, sous l'impulsion du vainqueur des Pyramides, par une poignée d'Intellectuels, certes passionnés par la découverte d'une civilisation fascinante, mais nullement préparés à l'affronter et incapables de déchiffrer son message. Pourtant ces quelques enthousiastes seront les authentiques fondateurs de l'égyptologie, cette science qui demeure le merveilleux héritage culturel légué par la brève occupation française.
Vivant Denon est le seul de ces égyptologues occasionnels dont la célébrité ait survécu jusqu'à nous, bien que son oeuvre, qui a profondément influencé l'art sous le Consulat, apparaisse modeste en regard de celle de Villiers du Terrage, de Jollois, de Jomard, jeunes polytechniciens alors âgés de dix sept ans à vingt et un an, véritables pionniers de l'investigation scientifique des temps pharaoniques.
Bonaparte avait ordonné à Caffarelli, chaque fois qu'une colonne mobile partirait en reconnaissance dans le delta ou dans le désert, d'avertir les « savants » qui désireraient s'y joindre. Les volontaires ne manquaient jamais ces aubaines et Denon s'inscrivit parmi les premiers. Le 12 novembre 98 Bonaparte écrit à Desaix qui pourchasse Mourad Bey le long du Nil: « Le citoyen Denon qui est curieux de voyager en Haute Égypte vient vous voir ».

Le destin de Vivant Denon est un des plus extraordinaires qu'un homme puisse espérer vivre. Anatole France a dit qu'il avait l'air de sortir d'une fête de Watteau. Ce Don Juan doué pour le dessin commence sa carrière dans le boudoir de Madame de Pompadour qui se l'attache en qualité de maître à graver et le fait nommer gentilhomme de la Chambre de Louis XV. Pour elle il écrit le conte libertin « Point de lendemain » qui figure toujours en bonne place dans les anthologies du genre.
De ce tremplin il s'élance dans la sphère diplomatique. Partout où l'on peut enlever des femmes et acquérir des oeuvres d'art _ car cet esthète a l'âme d'un collectionneur _ il est en poste: à Saint-Pétersbourg, à Naples, à Stockholm, à Berlin, à Madrid. Partout son esprit, son talent, son érudition, critique lui ouvrent les portes les plus fermées. Après Voltaire il deviendra l'ami du Grand Frédéric et de la Grande Catherine.
Il parcourt ainsi le règne de Louis XVI, la Révolution et la Terreur dans les bonnes grâces de Robespierre, et le Directoire dans celles de Barras. Cela le conduit tout naturellement à l'intimité de Joséphine, et bien que Bonaparte témoigne peu de sympathie à l'égard de ce pur produit d'un régime honni, il se laisse fléchir par le poète Arnault quand Denon se met en tête de le suivre en Égypte.
S'engager à cinquante et un ans avec l'ardeur d'un jeune homme dans une aventure pour le moins hasardeuse; parcourir un pays hostile à travers mille périls, voilà qui témoigne d'une trempe singulière. Mais il ne s'arrêtera pas en si bon chemin: directeur des musées nationaux sous l'Empire, il est aux côtés de Napoléon en Allemagne et en Espagne pour enrichir la France de précieuses rapines. La Restauration l'oublie et il s'éteint, presqu'octogénaire, sans avoir connu de disgrâce, de malheur, de blessure, ni d'accident!… La vie d'un tel homme, heureux du jour de sa naissance à celui de sa mort, n'est-ce pas un conte de fée?
Vivant Denon a sillonné la Haute Égypte pendant huit mois. Le touriste du XXe siècle, habitué au confort des palaces et des bateaux du Nil, ne peut imaginer les privations, l'épuisement, l'insécurité affrontés par ce courtisan raffiné, avec le courage et la désinvolture d'un gentilhomme.
En compagnie d'un détachement qui remonte le fleuve à bord d'une flottille de djermes _ ces barques à voiles triangulaires que l'on appelle aujourd'hui felouques _ il rejoint sans encombre la division Desaix en Moyenne Égypte. Affecté à la demi-brigade du général Belliard, il en partagera désormais les épreuves. Et ce n'est pas une simple promenade militaire qui l'attend. A marches forcées la colonne poursuit les mamelucks de Mourad, toujours en avance d'une étape sur elle, toujours fuyant le combat, et laissant derrière eux des villages pillés où il faut se protéger la nuit des coups de main, entre deux marches épuisantes. Une seule fois l'ennemi invisible accepte le combat qui sera meurtrier de part et d'autre, et la poursuite reprend vers le Sud. Au passage on traverse, sans s'y arrêter, la région des grands temples où Denon griffonne de hâtifs dessins, à cheval ou debout sur son genou replié.
Assouan lui semble la terre promise. Pour la première fois depuis trois mois il couche dans un lit et s'abandonne à l'enchantement de l'île Eléphantine, couverte de fleurs et de ruines aujourd'hui disparues. Toujours sous escorte il se rend à Philæ, mais impossible de gagner l'île: les habitants s'y sont retranchés après avoir saisi toutes les embarcations. Quelques jours plus tard les Français revenus en force sont accueillis par des vociférations et une grêle de pierres. A la première canonnade les indigènes se sauvent à la nage et Denon, maître du terrain, peut à son aise crayonner le temple d'Isis et le pavillon de Trajan.

Desaix apprend alors que Mourad a rebroussé chemin par le désert pour le couper de ses bases. La division a ainsi parcouru huit cents kilomètres en pure perte. Laissant des détachements dans les principales villes, il donne l'ordre à ses trois mille hommes de refluer vers le Nord et la course poursuite reprend en sens inverse, sans plus se préoccuper d'archéologie qu'à l'aller. Denon enrage d'entrevoir seulement Kom Ombo, de faire au galop le tour du temple d'Edfou, de ne consacrer qu'une journée à Esneh et de passer en felouque devant Louxor et Karnak sans avoir le droit de mettre pied à terre. A peine a-t-il le temps de noter que les temples rencontrés sont ensablés, couverts jusqu'au faîte de huttes misérables et que sur les bords du Nil sommeillent de nombreux crocodiles, introuvables de nos jours bien au delà de la première cataracte.
Cette poursuite épique va cesser après de nouveaux combats. Belliard prend ses quartiers à Kéneh où il passera le printemps et, de cette ville située sur la rive droite, en face de Dendérah et à quinze lieues de Thèbes, Denon va multiplier ses incursions dans les deux grands sanctuaires. Jamais seul bien sûr, mais à l'occasion d'expéditions punitives ou de reconnaissances armées, avec deux ou trois cents hommes pressés de regagner leur cantonnement. C'est au cours de ces raids qu'il prend les plus grands risques; galopant en avant de l'escorte pour gagner de précieux instants, il s'absorbe dans la contemplation des ruines, dessine fiévreusement, se laisse dépasser, et s'apercevant soudain du danger qu'il court, repart à bride abattue et s'attire une semonce de ses anges gardiens…
Il revient de la sorte quatre ou cinq fois à Thébes. Sur la rive droite le village de Louxor est assez paisible, mais en face celui de Gournah, au pied de la montagne sacrée, est en constante rébellion. Chaque fois les Français y sont accueillis à coups de fusil. Pourquoi? Parce que depuis l'Antiquité ses habitants considèrent le fabuleux gisement mortuaire des collines voisines comme un bien personnel qui leur procure, grâce aux trafiquants, une source intarissable de richesses. Il en sera ainsi jusqu'à ce que Maspéro mette fin, quatre vingt ans plus tard, au pillage systématique des momies en faisant arrêter le chef héréditaire des voleurs, le fameux Abd el Rassoul. Les gens de Gournah ont pris l'habitude de se terrer dans les tombes des nobles de la XVIIIe Dynastie à l'approche des Français. Belliard décide un jour de les châtier en les enfumant à la résine comme des renards au terrier. Denon peut alors contempler avec ravissement les scènes de la vie quotidienne au temps des Aménophis et des premiers Ramsès, tableaux naïfs aux couleurs si fraîches qu'ils semblent à peine achevés.
Sur sa prière instante un officier consent à l'accompagner avec quelques soldats jusqu'à la Vallée des Rois. On lui accorde trois heures qu'il emploie à visiter huit tombeaux au pas de course. Autant la vie familière et les dimensions humaines des tombes nobles l'ont ému, autant il est frappé de stupeur devant la froide solennité de ces hypogées gigantesques, peuplés de Dieux et de cortèges funèbres. Comme il s'attarde dans la tombe des harpistes _ où Champollion reconnaîtra plus tard celle de Ramsès III _ ses gardes du corps le rappellent à l'ordre: il obtient vingt minutes de grâce, prend à la hâte quelques croquis et enfouit dans ses basques tout ce qu'il peut ramasser: des débris de vases, des fragments de bois sculpté, même un petit pied de momie!
Une autre fois, errant dans le temple de Medinet Habou, il tombe en arrêt devant une statue de scribe accroupi traçant des hiéroglyphes sur un papyrus. C'est pour lui un trait de lumière: les Égyptiens connaissaient donc une autre matière que les livres de pierre pour traduire leur pensée. Et s'il subsistait quelques uns de ces papyrus? A grands renforts de gestes il fait comprendre aux Arabes qui rôdent autour de lui à quel point il aimerait s'en procurer moyennant une honnête récompense. Quelques heures plus tard, l'un deux lui apporte une momie qui tient entre ses mains un papyrus enroulé. Denon exulte, il est convaincu d'avoir fait une importante découverte, et de fait il est le premier à posséder un papyrus hiéroglyphique. Le soir venu il l'enveloppe avec mille précautions dans la couverture de coton de son lit…

BELLIARD, dessin de Dutertre. (Musée de Versailles)Son récit de voyage fourmille de telles anecdotes. Certes il n'est pas archéologue, et comment le serait-il puisqu'il ne peut saisir le sens de ce qu'il voit, ni dater les ruines qu'il parcourt. Passant pressé il note avec esprit des impressions profanes. Ses dessins manquent de rigueur, ce sont des instantanés hâtifs, pris sur le vif, qui sacrifient le détail à l'essentiel. Comment pourrait-il faire mieux, sans table ni règle, écrasé de soleil et sans cesse harcelé? Écoutons-le se justifier après sa visite d'Hermopolis:
« J'entends le lecteur me dire: quoi! vous quittez déjà Hermopolis, après m'avoir fatigué de longues descriptions de monuments, et vous passez rapidement quand vous pourriez m'intéresser! Qui vous presse? Qui vous inquiète? N'êtes-vous pas avec un général instruit qui aime les arts? N'avez-vous pas trois cents hommes avec vous? Tout cela est vrai: le général très bien intentionné, mais dont la curiosité est bientôt satisfaite, dit au dessinateur: il y a dix heures que trois cents hommes sont à cheval, il faut que je les loge, il faut qu'ils fassent la soupe avant de se coucher. Le dessinateur entend cela d'autant mieux qu'il est aussi bien las, qu'il a peut être faim, qu'il bivouaque chaque nuit, qu'il est douze à seize heures par jour à cheval, que le désert a déchiré ses paupières, et que ses yeux brûlants et douloureux ne voient plus qu'à travers un voile de sang. »
Ce qui surprend tout de même, ce sont ses erreurs de jugement. A ses yeux rien de plus beau que les temples de Dendérah, d'Esneh et d'Edfou, presque contemporains de l'ère chrétienne, auxquels il attribue la plus haute antiquité. Or quiconque connaît un peu l'Égypte ne peut qu'être frappé de la décadence presque caricaturale de ces monuments, fâcheusement marqués de l'influence gréco-romaine. Denon, lui s'en repait. Ce défaut d'optique s'explique par la formation classique de cet érudit, pétri de latinité. Si les temples ptolémaïques l'ont tant séduit, c'est qu'il les a vus à travers sa propre culture. Et cela est si vrai que sous son crayon frises et chapiteaux, portiques et colonnes, semblent échappés d'un étrange forum.

Vivant Denon dessinant les ruines d'Hièraconpolis, par lui-mêmeEn revanche il n'a rien compris à la grandeur dépouillée de Thèbes. Toujours sous la même influence il s'étonne et s'indigne de ne pas y trouver les traces de distractions populaires, ni surtout de palais. Il ne peut imaginer que ce peuple religieux ait réservé la pierre à ses dieux et à ses morts et que les vivants se soient contentés pour leurs demeures de briques périssables. Il triomphe lorsque, visitant le petit temple de Ramsès III dans la première cour de Karnak, il croit avoir trouvé le palais du roi, parce qu'il prend les petites pièces du naos pour des chambres!…
L'immensité de Karnak, l'épanouissement de l'art égyptien sous le Nouvel Empire, le laissent froid:
« Quelle monotonie! Quelle triste sagesse! Quelle gravité de moeurs!. J'admire encore avec effroi l'organisation d'un pareil gouvernement; les traces qu'il a laissées me glacent et m'épouvantent… Pas un cirque, pas une arène, pas un théâtre! des temples, des mystères, des initiations, des prêtres, des victimes! Pour plaisirs des cérémonies, pour luxe des tombeaux!… L'orgueil d'élever des colosses fut la première pensée de l'opulence: on ne savait point encore que la perfection dans les arts donne à leurs productions une grandeur indépendante de la proportion; que la petite rotonde de Vicence est un plus bel édifice que Saint-Pierre de Rome; que l'Ecole de chirurgie de Paris est aussi grandiose que le Panthéon de la même ville; qu'un camée peut être préférable à une statue colossale. C'est donc la somptuosité des Égyptiens qu'il faut voir à Karnak, où sont entassées des montagnes façonnées avec des proportions massives, une exécution molle dans le trait et grossière dans l'appareil, des bas-reliefs barbares, des hiéroglyphes sans goût et sans couleurs… »

Abandonnons un instant Denon à ses méditations pour évoquer la mission des ingénieurs venant du Caire qu'il rencontre à Keneh dans le courant de juin 99.
Dirigés par l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées Girard, escorté de six jeunes collaborateurs parmi lesquels deux inséparables amis dont il a déjà été question, Jollois et Villiers du Terrage, ces techniciens ont pour tâche de recueillir tous les renseignements possibles sur l'agriculture, le commerce et les arts de la Haute Égypte; Bonaparte leur a plus spécialement recommandé d'étudier le régime du Nil et le système d'irrigation.
L'austère Girard entend que ses subordonnés consacrent leur labeur à sonder le Nil, à mesurer la vitesse du courant et la progression de la crue. Or Jollois et Villiers du Terrage, depuis qu'ils ont visité Dendérah, n'ont qu'une obsession: l'étude scientifique des temples. Avec un chef aussi borné qui se moque bien des antiquités, le conflit est inévitable. Villiers écrit à un ami que Girard a été quatre heures à Dendérah et qu'il y a dormi trois!…
En dépit des algarades et des menaces leur passion archéologique est si forte qu'ils n'hésitent pas à désobéir, et ce manque de discipline donnera de magnifiques résultats. Girard leur avait prescrit au départ du Caire d'emporter « quatre mains de papier, quatre bâtons de colle à bouche et six crayons, très vite épuisés bien entendu. Qu'à cela ne tienne! Ils dessineront avec des balles de plomb fondu coulé dans des roseaux jusqu'à ce que leur parvienne du Caire la provision de crayons impatiemment réclamée à Conté.
Jollois et Villiers vont donc suivre les traces de Denon, dans des conditions et avec un objectif très différents. L'artiste avait bénéficié pendant la plus grande partie de son séjour d'une température supportable, mais avait souffert d'un pays en pleine guérilla. Les Polytechniciens, eux, vont subir une chaleur torride, de juillet à septembre. Le thermomètre atteindra 54° le 8 août à Thèbes. Ils devront se déplacer de nuit et travailler aux premières heures du jour. En revanche la population est relativement pacifiée, la garnison de Thèbes s'élève à six hommes et les habitants de Gournah les recevront gracieusement… Ainsi les conditions sont assez satisfaisantes pour mener à bien le travail méticuleux qu'ils ont choisi.

Les deux compères sont des géomètres et non des artistes. Ils dessinent comme ils écrivent, en Polytechniciens. Leur interprétation des ruines est précise, impersonnelle, quasiphotographique. Ils fuient le pittoresque et copient les hiéroglyphes sans les comprendre. Ils mesurent et relèvent les plans des temples avec le fil à plomb et le théodolite, le compas et l'équerre. Quelle sécheresse, mais aussi quelle précision, inconnue jusque là… Avec eux l'archéologie passe du domaine de l'imagination à celui de la technique. Les plus grands égyptologues se sont référés à leurs dessins, ont déchiffré leurs planches. Les chapitres qu'ils consacreront dans la monumentale Description de l'Égypte à Esnesh, à Thébes et Dendérah, demeurent une somme impérissable. Pourtant ils avaient alors vingt ans et leurs noms sont parfaitement oubliés!…
Ils ont fait mieux que de suivre les sentiers battus, ils ont connu la joie de la découverte pure. Un jour, dans la Vallée des Rois, ils s'aventurent, au-delà d'une crête, dans un ravin inexploré. Une tombe s'ouvre au ras du sol. Ils y descendent. Comme celles déjà connues elle offre un trajet tourmenté qui affecte la forme du chiffre 4, coupé d'un puits. Les décorations murales sont très dégradées, sauf dans la chambre du sépulcre qui a conservé le beau décor astronomique de son plafond soutenu par six piliers. Il ne reste, bien sûr, que le couvercle du sarcophage et des débris épars. Villiers s'approprie deux statuettes de granit rouge et une de granit noir. Vingt cinq ans plus tard, déchiffrant grâce à Champollion le cartouche royal gravé sur l'une d'elles, il apprendra qu'il a découvert le tombeau d'Aménophis III, l'immortel bâtisseur de Louxor!…
Une autre fois il se trouve au lever du jour dans le sanctuaire des barques sacrées de Karnak, et il perçoit les craquements qui avaient terrifié tant de voyageurs. Il en fournit l'explication scientifique, liée au brusque changement de température qui fait tressaillir les assises de granit.
Il est moins heureux en identifiant les reposoirs qui environnent la salle des fêtes de Toutmosis III comme étant les chambres du palais dont la salle hypostyle serait le grand salon !

Il ne semble pas que Denon et ses jeunes collègues aient entretenu les meilleurs rapports, car c'est à peine s'ils se mentionnent mutuellement dans leurs écrits respectifs. Denon sentait peut-être qu'il était dépassé par cette seconde vague et il avait hâte d'en susciter une troisième. D'ailleurs, à bout de résistance, épuisé par la chaleur suffocante et les tempêtes de sable, souffrant d'ophtalmie et de suppurations, il ne trouvait quelque apaisement que la nuit, en se baignant dans les eaux limoneuses du Nil.
Aussi, apprenant que Bonaparte vient de rentrer de Syrie après l'échec de Saint Jean d'Acre, il profite du premier convoi redescendant le Nil et arrive à Aboukir. De retour il accorde une chef écrase les Turcs à Aboukir. De retour il accorde une audience à Denon qui lui présente sa collection de dessins. Il est certain que la révélation de la Haute Égypte dut vivement impressionner Bonaparte, puisqu'aussitôt il décide d'y expédier deux nouvelles commissions, cette fois chargées de dresser un inventaire complet des monuments antiques.
L'étroite corrélation entre cette visite et la décision semble évidente: Bonaparte rentre au Caire le 11 Août 99 et le décret, un des derniers qu'il ait signés avant son départ clandestin pour la France cinq jours plus tard, est daté du 13. Ainsi il n'a pu recevoir Denon que le 11 ou le 12, il a manifestement subi son influence et lui a offert ou a accepté de l'emmener sous le sceau du secret. Avec Monge, Berthollet et Parseval Grandmaison, Denon sera en effet un des quatre civils privilégiés de ce retour précipité.
Fourier et Costaz sont chargés par ce décret de diriger une vingtaine d'ingénieurs, d'architectes et de dessinateurs, parmi lesquels figure le jeune Jomard, de la même promotion de Polytechnique que Villiers du Terrage. Il s'agit presque, pour ces missionnaires de la troisième vague, d'une expédition de luxe si on la compare aux précédentes: remontant le Nil sur des djermes, ils emportent trois mois de vivres, un important matériel et même des tentes! Ils doivent se rendre directement à Assouan, mais le hasard qui fait bien les choses les fait rencontrer à Esneh le 20 septembre leurs camarades de la mission Girard. Par eux ils apprennent qu'une partie de la tâche qui leur est confiée est déjà faite et bien faite. Jollois et Villiers leur communiquent de bon gré les dessins qu'ils ont déjà exécutés, les initient à leur méthode et d'un commun accord on décide de se répartir les ruines. Jomard sera le principal artisan de cette dernière phase. La Description de l'Égypte lui doit, entre autres, les chapitres de Philæ, d'Eléphantine et d'Edfou.
En novembre quand ils regagnent tous Le Caire, pas un monument visible de l'antique Égypte n'a échappé à leur curiosité. Dans leurs cartons sommeille la plus importante documentation qu'une équipe désintéressée ait jamais recueillie. Qui plus est ils ont sauvé d'un oubli total des ruines imposantes qui serviront de carrières de pierre aux usines construites un quart de siècle plus tard sous l'impulsion fâcheuse de Méhémet Ali.

Vivant Denon, rentré bon premier en France, conserve une large avance sur ses collègues demeurés en Égypte. En 1802 il publie son Voyage dans la Basse et Haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, deux volumes in folio et un atlas de 140 planches. Le succès prodigieux de cet ouvrage lui vaudra huit éditions avant sa mort, sans compter les traductions étrangères. Bien que superficiel et sujet à caution le Voyage de Denon ne doit pas être mésestimé car il a éveillé le goût d'un large public et suscité nombre de vocations. Il a exercé sur le mobilier, sur la décoration, sur la sculpture, une influence déterminante. Le style retour d'Égypte, si recherché aujourd'hui, lui doit beaucoup.
Quant à la Description de l'Égypte, sa publication va durer un quart de siècle. Dès 1802 un arrêté du Premier Consul décrète qu'elle sera entreprise aux frais de l'État et que ses collaborateurs recevront un traitement régulier. Fourier en assume la direction, Jomard distribue le travail et Marcel contrôle l'impression. En 1809 paraît le premier tome, en 1828 le dernier. Au total neuf volumes in folio de texte et douze d'illustrations groupant 900 planches. De l'histoire naturelle à la botanique, en passant par la minéralogie et l'astronomie, rien ne manque à cette encyclopédie. Une équipe de huit cents techniciens, dont quatre cent graveurs, a collaboré « au plus monumental ouvrage qui ait été dans aucune langue consacré à aucun peuple », selon le mot de Carré. Il faut un meuble spécial pour ranger et lire commodément cette montagne de connaissances qui occupe un espace de plus d'un mètre cube.
Sans Bonaparte elle n'eût jamais vu le jour. C'est bien lui le promoteur de l'Egyptologie, grâce à l'équipe ardente qu'il a suscitée, aux missions qu'il lui a confiées, à la publication qu'il a assurée. Mais aussi, sans l'influence de Vivant Denon le pionnier, sans le labeur des obscurs Jollois, Villiers du Terrage, Jomard, et de tant d'autres qui se sont voués à cette cause. Champollion n'eût peut-être pas percé le mystère des hiéroglyphes. Mariette, Maspéro, de Rougé, Drioton. Montet, auraient-ils consacré la position prépondérante de la France dans cette science nouvelle?…

Titre de revue :
Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
255
Numéro de page :
14-17
Mois de publication :
Juillet
Année de publication :
1970
Partager