Jeudi 1er juin 1815, Le Champ de mai

Auteur(s) : TULARD Jean
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Introduction

Le retour de l'île d'Elbe ne s'est pas déroulé comme l'avait envisagé Napoléon. Sans doute spéculait-il sur l'impopularité des Bourbons, mais il n'avait pas prévu que son retour déclencherait un réveil des vieux réflexes révolutionnaires. Alors qu'il venait reprendre son trône au nom d'une légitimité qu'il pensait fondée sur le sacre et son mariage avec Marie-Louise, une Habsbourg, alors qu'il espérait se justifier auprès des cours européennes par la non-application du traité de Fontainebleau, Louis XVIII ne lui ayant pas versé les deux millions de sa liste civile, alors qu'il entendait déclarer la paix à l'Europe, il se voit malgré lui porté par cette Révolution qui avait déclaré la guerre aux souverains du continent en 1792.

Porté par l’enthousiasme (ndle)

C'est à partir de Gap que fusent les cris hostiles au roi et aux anciens émigrés : « À bas les prêtres ! », « Mort aux royalistes ! », « À l'échafaud les Bourbons ! ». Ces cris viennent de paysans qui veulent se joindre aux soldats. Dans les campagnes on craignait le rétablissement des droits féodaux et la remise en cause de la vente des biens nationaux. Dans les villes les ouvriers souffraient du chômage, le Blocus continental ayant cessé son rôle protecteur pour l'industrie.

Napoléon finit par se laisser emporter par le mouvement. À Lyon où l'enthousiasme révolutionnaire culmine, il signe plusieurs décrets rétablissant les trois couleurs, abolissant la noblesse et les titres féodaux, rapportant les lois qui rendaient leurs biens aux émigrés et expulsant ces derniers du territoire français.

Le 15 mars, à Autun, l'Empereur apostrophe le maire royaliste de la ville : « Vous vous êtes laissé mener par les prêtres et les nobles qui voulaient rétablir la dîme et les droits féodaux. J'en ferai justice. Je les lanternerai . » (1) .
À Paris, le 20 mars, alors que les ouvriers des faubourgs se portent en masse vers les Tuileries aux cris de « Vive l'Empereur ! », « À bas la calotte ! », Napoléon forme un ministère qui comprend Fouché, Carnot, Cambacérès, anciens conventionnels régicides (même si Cambacérès s'en défendra).

Mais Napoléon se ressaisit vite. À Molé qui refuse d'entrer dans le ministère, il confie : « Rien ne m'a plus étonné, en revenant en France, que cette haine des prêtres et de la noblesse, que je retrouve universelle et aussi violente qu'au commencement de la Révolution. Nous recommencerons la Révolution. On ne peut se figurer tout le mal que ces malheureux Bourbons ont fait, sans s'en douter, à la France » (2) .

Mais recommencer la Révolution, c’est recommencer la guerre

Et c'est recommencer la Terreur.
 
À Molé encore, qui s'indigne de la déclaration du Conseil d'État condamnant la déchéance de Napoléon en avril 1814 et affirmant que « toute souveraineté réside dans le peuple », Napoléon explique : « Il faut bien se servir des Jacobins dans ce moment pour combattre le danger le plus pressant, mais soyez tranquille, je suis là pour les arrêter. Ils ne me feront pas aller plus loin que je ne voudrai ». Il faut à tout prix éviter la guerre. Le 1er avril, il écrit à son beau-père, François Ier, l'empereur d'Autriche : « Monsieur mon Frère et très cher Beau-Père, au moment où la Providence me ramène dans la capitale de mes États, le plus vif de mes voeux est d'y revoir bientôt l'objet de mes plus douces affections, mon épouse et mon fils.
Mes efforts tendent uniquement à consolider ce trône que l'amour de mes peuples m'a conservé et rendu, et à le léguer un jour, affermi sur d'inébranlables fondements, à l'enfant que Votre Majesté a entouré de ses bontés paternelles.

La durée de la paix étant essentiellement nécessaire pour atteindre ce but important et sacré, je n'ai rien de plus à coeur que de la maintenir avec toutes les puissances, mais je mets un prix particulier à la conserver avec Votre Majesté » (3) .

C'est dans le même esprit qu'il adresse une circulaire à tous les souverains (4) . En vain. Il oublie que le Congrès de Vienne l'a mis hors la loi.
 
Napoléon mesure que son avenir dépendra de la nouvelle constitution qu'il donnera à la France. Car il doit compter avec la Charte que Louis XVIII a « octroyée » en remplacement des constitutions impériales. Or la Charte était un compromis entre l'Ancien Régime et la Révolution. Le fait de la part du roi d'accorder à son peuple une constitution signifiait la fin de la monarchie absolue. Les principales conquêtes de la Révolution, de l'égalité à la vente des biens nationaux, étaient garanties. Certes la chambre des députés était élue au suffrage censitaire, mais elle obtenait des pouvoirs beaucoup plus étendus que sous l'Empire. En réalité, la Charte, malgré ses formes archaïques, était plus démocratique que la constitution de l'an XII.

Napoléon ne pouvait pas ne pas en tenir compte. De là l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire.

Une volonté d’apaisement (ndle)

Sans doute aurait-il été préférable de proclamer un gouvernement révolutionnaire ou une dictature de salut public. Napoléon souhaitait au contraire, pour apaiser l'Europe, gommer les souvenirs de 1793. En 1815 il s'obstine à se considérer comme l'égal des souverains de l'Europe. Faute du soutien royaliste, il n'a d'autre solution que de s'appuyer sur la bourgeoisie libérale. C'est à Benjamin Constant, épuré pourtant du Tribunat sous le Consulat et opposant notoire jusqu'en avril, qu'il confie le soin de rédiger la nouvelle constitution. Napoléon lui expose franchement ses intentions : « La Nation s'est reposée douze ans de toute agitation politique, et depuis un an, elle se repose de la guerre. Ce double repos lui a rendu un besoin d'activité. Le goût des constitutions, des débats, des harangues paraît revenu; cependant ce n'est que la minorité qui les veut ; ne vous y trompez pas. Le peuple ou si vous l'aimez mieux, la multitude, ne veut que moi. Je ne suis pas, comme on l'a dit, l'Empereur des soldats, je suis celui des plébéiens, des paysans de France. Ils me regardent comme leur sauveur contre les nobles. Je n'ai qu'à faire un signe, ou plutôt à détourner les yeux, les nobles sont massacrés dans toutes les provinces, mais je ne veux pas être le roi d'une jacquerie. S'il y a moyen de gouverner par une constitution, à la bonne heure ! Voyez donc ce qui vous semble possible… » (5) . Benjamin Constant reprit la charte de 1814 en éliminant les archaïsmes. Napoléon accepta les idées de Constant mais c'est lui qui imposa le nom d'Acte additionnel pour montrer la continuité de son pouvoir.
 
Cette constitution, surnommée « la benjamine » et qui ne fut appliquée que quelques semaines, provoqua une immense déception. Soumise à un référendum, elle n'obtint que 1 305 206 oui (il y en avait eu trois millions en l'an VIII, encore que ce chiffre ait été très arrondi) contre 4 206 non. On compta cinq millions d'abstentions. L'enthousiasme était retombé.
Conscient de ce divorce, Napoléon voulut donner un grand éclat à la promulgation de l'Acte additionnel et décida la réunion d'une assemblée au Champ de Mars devenu Champ de Mai, le 1er juin. Les collèges de chaque département devaient procéder au dépouillement des votes de ce département (le vote n'était pas secret : on inscrivait son nom sur un registre) puis une assemblée centrale ferait les totaux sous la présidence de Cambacérès.
La cérémonie du Champ de Mai n'avait pour objet que de proclamer le résultat et d'enregistrer les serments de fidélité à cette nouvelle constitution.
Or, ce n'était pas ce qu'avait annoncé Napoléon à Lyon, si l'on en croit Fleury de Chaboulon : « Je ne veux point, comme Louis XVIII, vous octroyer une charte révocable; je veux vous donner une constitution inviolable et qu'elle soit l'ouvrage du peuple et de moi » (6) . De là la promesse d'une convocation au mois de mai des collèges électoraux des départements qui devaient éventuellement « corriger et modifier » les constitutions napoléoniennes dans l'intérêt de la nation. Il y avait bien convocation des collèges électoraux mais c'était pour les mettre devant le fait accompli. Certes il y avait un référendum mais sur un texte écrit par un seul homme. À un travail constituant le Champ de Mai substituait une vérification de comptes.

La cérémonie eut lieu le 1er juin, un jeudi

Le décor nous a été décrit par Le Gallo dans sa remarquable thèse sur les Cent-Jours. « À la hauteur du premier étage de l'École militaire, sous un dais carré, était disposé le trône, fauteuil de pourpre précédé au pied d'un coussin de même nuance. Deux tribunes avaient été aménagées derrière le trône. En face, à cent pas environ, se dressait un amphithéâtre en gradins sur quarante banquettes de profondeur et recouvert d'une grande toile : là étaient les vingt mille places des électeurs, les deux ailes étant destinées aux députations de l'armée, et sur les trente deux colonnes, décorées de grandes aigles en bois, avaient été inscrits les noms des départements. Au centre de cet amphithéâtre, et en face du trône, un autel entouré de sièges pour les prêtres et les musiciens. Enfin, en avant de l'amphithéâtre, une plateforme pyramidale avec un autel semblable à ceux que les Romains élevaient dans leurs camps. Ce tertre, en plein air, était entouré par la garde nationale, les troupes de ligne, la garde impériale, en tout cinquante mille hommes » (7) .
 
Contrairement à ce qui s'était passé lors de la fête de la Fédération le 14 juillet 1790, le temps était beau. Une foule nombreuse se pressait, que parcourut un frémissement lorsqu'à midi un quart, le canon annonça que l'Empereur quittait les Tuileries. Le cortège parut : en tête les voitures des princes et celle de Cambacérès, puis le carrosse impérial, celui du sacre, traîné par huit chevaux. Les cris de « Vive la nation ! » couvraient ceux de « Vive l'Empereur ! ».
 
Napoléon s'installa sur son trône. La stupéfaction saisit l'assistance. Il était coiffé d'une toque noire ornée de plumes blanches et d'un diamant. Il portait sur une tunique nacarat un manteau doublé d'hermine et brodé d'or. Sa culotte était de satin blanc, les bas de soie blanche et les chaussures à risettes. On se serait cru au théâtre. Michelet qui le vit, raconte dans Ma jeunesse : « J'étais alors plein d'Athalie. Je ne saurais dire mon étonnement quand je vis apparaître Bonaparte dans sa robe d'empereur romain, la blanche, l'innocente robe du jeune Éliacin. Cela n'allait ni à son âge, ni à son teint de Maure, ni à la circonstance car il ne venait pas pour nous donner la paix » (8) .
 
Où étaient la redingote grise et le petit chapeau ? Ils auraient galvanisé les énergies. Cette tenue ridicule et peu guerrière mettait de surcroît en valeur, si l'on peut dire, l'embonpoint de Napoléon.
 
L'archevêque de Tours, Barral, dit la messe tandis que l'Empereur regardait la foule à la lorgnette. Après la messe, Ségur, grand maître des cérémonies (il l'était déjà pour le sacre) invita l'assemblée centrale des électeurs à se masser au pied du trône. Puis Duboys d'Angers, leur délégué, lut d'une voix de stentor et sur un ton déclamatoire, l'adresse de ses commettants. Napoléon, « héros fondateur », était exalté comme « le père et le chef du peuple et de l'armée ». Duboys condamna les privilèges, la dîme et les droits féodaux, défendit enfin les acquéreurs de biens nationaux. Cambacérès proclama l'acceptation de l'Acte additionnel au son des trompettes et des canons. Un héraut d'armes lança à la foule : « Au nom de l'Empereur, je déclare que l'acte additionnel aux constitutions de l'Empire a été accepté par le peuple français ». On apporta une table sur laquelle fut placé le texte constitutionnel et l'Empereur signa sa promulgation.
 
Napoléon prononça alors un discours d'une voix forte qui portait très loin. Il s'y proclamait respectueux des volontés du peuple, ramené sur le trône par « les voeux de la nation ». Après avoir promis une loi solennelle regroupant les dispositions des diverses constitutions, il en vint à la guerre, dénonçant l'avidité des Alliés qui, sous couvert de le combattre, lui Napoléon, voulaient en réalité dépecer la France.
Nouveaux coups de canon. Puis l'archevêque de Bourges, Fallot de Beaumont, à genoux devant l'Empereur, lui présenta les Évangiles. Napoléon prêta serment : « Je jure d'observer et de faire observer les constitutions de l'Empire ». Cambacérès reprit ce serment et fut suivi par un mouvement de foule symbolisant l'adhésion du peuple. Un Te Deum suivit, couvert par le bruit. Le moment était venu pour Napoléon de remettre les drapeaux destinés aux gardes nationales des départements. C'est Carnot qui reçut celui de la Seine. Napoléon harangua les porte-drapeaux : « Soldats de la Garde nationale de l'Empire, soldats des troupes de terre et de mer, je vous confie l'aigle impériale aux couleurs nationales. Vous jurez de le défendre au prix de votre sang contre les ennemis de la patrie et de ce trône. Vous jurez qu'elle sera toujours votre signe de ralliement. Vous le jurez ! » « Nous le jurons ! » répondirent les porte-drapeaux. Nouvelle remise d'aigles, cette fois aux colonels de la Garde impériale et aux chefs des légions de la Garde nationale. Nouveau discours et nouveau serment.
 
C'est enfin le défilé militaire. Napoléon se retire ensuite aux Tuileries.

Les jugements sur cette cérémonie ont beaucoup varié

L'unanimité se fait sur un point : l'absence de l'Impératrice et du Roi de Rome retenus en Autriche signifiait qu'il n'y avait pas d'alliance, comme on l'avait murmuré, entre Pariset Vienne. La guerre était inévitable et la France isolée.
Sur la cérémonie même, Thiébault est sévère : « Jamais orateur ne se montra plus habile pour substituer des phrases d'exaltation à des concessions positives et pour tout renvoyer à un avenir où il comptait encore être redevenu maître de tout ; jamais acteur ne fit plus de frais pour représenter la majesté impériale dans toute sa splendeur, mais jamais Napoléon ne remplaça plus mal à propos son habit de guerre, sa redingote grise, son petit chapeau et ses bottes par des bas de soie blancs, des souliers brodés et à rosettes, un glaive de théâtre, un habit et un manteau éblouissants de broderies et une couronne d'empereur romain. Cette parade qui semblait indiquer que l'homme de guerre était fini en lui, m'affligea et en affligea beaucoup » (9) .
 
Pour Thibaudeau, l'Empereur aurait dû abdiquer « le pouvoir suprême entre les mains de la Nation, ne conserver que le commandement des armées et s'engager à le déposer lorsque la France aurait reconquis son indépendance ».
Et Thibaudeau qui reflète bien le point de vue des révolutionnaires, de poursuivre : « Je demandais que, du moins, l'on bannît de la solennité du Champ de Mai l'appareil fantasmagorique du trône ; qu'elle fût populaire et militaire ; que l'Empereur y vînt à cheval, en uniforme, avec son épée de combat et un cortège de généraux. C'était le voeu de tous ceux qui étaient accourus des départements pour assister à la cérémonie. Les députations de l'armée auraient été plus flattées de voir Napoléon en uniforme qu'en roi de France ou en empereur romain ».
 
Et Thibaudeau de conclure : « On le pria, on le conjura d'éviter dans son discours ces pronoms possessifs qui semblent impliquer la propriété du peuple et du sol. Napoléon persista à les employer » (10) .

Conclusion

Avec la cérémonie du Champ de Mai on a l'impression que Napoléon a perdu la main, que son génie de la propagande s'est évanoui. Sans doute pense t- il à l'Europe. Dédaignant le soutien des révolutionnaires, il pose pour les cours européennes, sans voir qu'il n'est à leurs yeux qu'un usurpateur et un aventurier, de surcroît mis hors la loi.
Lucide la reine Hortense, quittant le Champ de Mai, soupire : « Malgré le génie de l'Empereur, le dévouement de l'armée, l'enthousiasme du peuple, pourrons-nous résister à cette nouvelle croisade qui se prépare contre la France. Tous ces vivats ne peuvent me rassurer sur les malheurs que je prévois » (11) .

Notes

Notes :
 
(1) Cité par J. Massin, Almanach du Premier Empire (à cette date).
(2) Noailles, Le comte Molé, t. I, pp. 206 et 209.
(3) Correspondance de Napoléon Ier, t. 28, p. 60.
(4) Ibidem, p. 77.
(5) Mémoires sur les Cent-Jours, t. II, pp. 19 et suiv.
(6) Fleury de Chaboulon, Les Cent-Jours, p. 441.
(7) Émile Le Gallo, Les Cent-Jours, p. 441.
(8) Ma jeunesse, p. 134.
(9) Thiébault, Mémoires, t. V, p. 337.
(10) Thibaudeau, Mémoires, p. 491.
(11) Mlle Cochelet, Mémoires sur la reine Hortense, t. III, p. 89
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
463
Numéro de page :
5-11
Mois de publication :
Février-mars
Année de publication :
2006
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