Chateaubriand et les Cent-Jours

Auteur(s) : CLÉMENT Jean-Paul
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Introduction

Le 4 avril 1814, alors que les alliés entrent dans Paris, Chateaubriand publie une brochure à laquelle il avait travaillé de longue main et non sans danger : De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes, pour le bonheur de la France et celui de l’Europe (1) . Ce pamphlet virulent ne poursuivait qu’un seul but : « abattre l’idole », selon ses propres termes.

Dans la lice politique avec De Buonaparte et des Bourbons

Le 4 avril 1814 est un jour de vengeance ; Chateaubriand entre dans la lice politique. Sur un mode tempéré, il énumère les erreurs majeures de Napoléon-Alexandre : le Blocus continental, la guerre d’Espagne, l’enlèvement du pape. Mais il pressent un Napoléon-phénix en écrivant avec une prémonition extraordinaire : « Il méditera en silence sa vengeance : tout à coup, après un an ou deux de repos, […] il nous appellera aux armes […] franchira les places de sûreté […] ».
En face d’un Napoléon déchu mais laissant les hommes dans une « agitation prophétique d’une rénovation de la terre » – formule des Mémoires d’outre-tombe –, Chateaubriand élevait dans la seconde partie de sa brochure un piédestal aux descendants d’Henri IV, princes obscurs presque oubliés après vingt-deux ans d’exil. Les relations de Chateaubriand et de la Légitimité, traversées d’amour et de haine mais cimentées par la poésie de l’honneur et de la fidélité, débutaient.
De ce pamphlet, que reste-t-il lorsqu’on écarte la poussière du temps ? Un texte étrange, sorte de chef-d’oeuvre polémique d’une violence torrentielle qui l’apparente aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et préfigure le Victor Hugo des Châtiments, bâti autour de la figure prométhéenne, terrible et fascinante, singulière et universelle, du tyran tel qu’en lui-même.
Mais les Bourbons restaurés, Louis XVIII rétabli sur le trône, la Restauration ne sera point ce qu’avaient imaginé les fidèles restés à Hartwell autour de Louis XVIII, c’est-à-dire la victoire éclatante des anciens principes conservés en exil. Louis XVIII devra composer avec les intérêts « illégitimes » que la Révolution avait créés. C’est au moment de son triomphe apparent que la contre-révolution pourra mesurer son importance. Louis XVIII proclame dans la Déclaration de Saint-Ouen, du 2 mai 1814, sa résolution d’adopter une « constitution libérale » et, ayant écarté l’impudente constitution fabriquée par le Sénat et qui rappelait Louis au nom de la souveraineté nationale, octroie une Charte qui, pour Chateaubriand, deviendra « l’arche sainte », la « dame » pour laquelle on doit se jeter dans les flammes pour la défendre. Louis XVIII acceptait sous bénéfice d’inventaire l’héritage de la Révolution refaçonné par Napoléon, c’est-à-dire un nouveau régime de la société civile, un nouveau système des institutions administratives, judiciaires, ecclésiastiques, civiles et sociales : tout ce que Taine, qui ne l’aime pas mais qui l’a magistralement analysé, appelle le « régime moderne ».
Cette période de la première Restauration, Chateaubriand l’a rendue avec vivacité et cocasserie, se moquant de la « flexibilité du caractère français » et ne ménageant pas les sénateurs qui après avoir encensé l’Empereur avaient voté sans aucun scrupule sa déchéance : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux […] », écrit-il dans les Mémoires d’outre-tombe. De son côté, Beugnot parle pour caractériser la première Restauration d’« anarchie débonnaire ».
Mais sous l’écume du temps, Chateaubriand perçoit l’originalité de ce moment de l’histoire. Il écrit : « La liberté, qui était au fond de cette époque, faisait vivre ensemble ce qui semblait au premier coup d’oeil ne pas devoir vivre ; mais on avait peine à reconnaître cette liberté parce qu’elle portait les couleurs de l’ancienne monarchie et du despotisme impérial. Chacun aussi savait mal le langage constitutionnel ; les royalistes faisaient des fautes grossières en parlant de la Charte ; les impérialistes en étaient encore moins instruits ; les conventionnels, devenus tour à tour comtes, barons, sénateurs de Napoléon et pairs de Louis XVIII, retombaient tantôt dans le dialecte républicain qu’ils avaient presque oublié, tantôt dans l’idiome de l’absolutisme qu’ils avaient appris à fond » (2).
En vérité, on complotait à l’envi : si la reine Hortense était reçue aux Tuileries, si Madame Mère ne se décidait pas à quitter Paris, les petites feuilles antidynastiques – tel Le Nain jaune – préparaient l’opinion au retour du grand « délinquant en gloire », des caricatures circulaient annonçant le retour de l’Empereur. « On ne se cachait plus, raconte Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe à propos des signes avant-coureurs du retour de l’île d’Elbe ; […] on voyait des aigles rentrer par les fenêtres du château des Tuileries, d’où sortait par les portes un troupeau de dindons ; le Nain jaune ou vert parlait de plumes de cane » (3) – les aigles impériales chassant les dindons, traditionnellement symboles de bêtise prétentieuse et dévolus, depuis la Révolution, à la représentation des courtisans. Par jeu de mots convenu, cane, a-t-on pensé après coup, aurait indiqué aux fidèles, chargés de préparer le terrain à Napoléon, un prochain débarquement à Cannes.
En octobre 1814, en réponse à l’ancien conventionnel et futur ministre des Cent-Jours, Carnot, Chateaubriand publie les Réflexions politiques. « Le principe de la République était l’égalité ; celui de l’Empire, la force ; celui de la Restauration, la liberté », écrira-t-il dans les Mémoires d’outre-tombe. Pour instaurer la liberté politique, mettre fin aux embardées tyranniques que la France a connues depuis trente ans et clore la Révolution, la Restauration doit renouer avec les traditions de l’ancienne monarchie, non point celle de l’absolutisme, mais celle de « la monarchie des États », matrice constitutionnelle, patrimoine des États de l’Europe ; là se trouvent les vrais fondements du système représentatif.
Louis XVIII loua les Réflexions politiques – on prétend même qu’il y mit la main –, et les recommanda à ses ministres. En revanche, la brochure fut attaquée aussi bien à gauche – par les anciens conventionnels, et Carnot le premier, prétendant que « la défunte doctrine des fils de Loyola paraît avoir germé depuis longtemps dans le coeur pieux de M. de Chateaubriand ; c’est une des personnalités atroces qu’il appelle à la réconciliation ; c’est par des insinuations perfides qu’il l’invite à la Concorde » – qu’à droite, par certains émigrés, les « marquis de Carabas » dont se gaussait Béranger dans ses Chansons, qui lui reprochaient de ne pas adopter avec assez d’ardeur leurs rancunes et leurs préjugés.
Mais Louis XVIII se garda bien d’introduire le poète dans son conseil : « Ces gens-là ne sont bons à rien », s’exclama-t-il. Aussi ne lui offrit-on rien et fallut-il que Mme de Duras, épouse du premier gentilhomme de la Chambre du roi et fort influente, obtînt de Talleyrand, président du Conseil, un poste pour son protégé : une ambassade. Constantinople ? non, Chateaubriand a écrit l’Itinéraire, qui l’en écarte à jamais. La Suède ? il s’y résigne mais ne regagnera jamais son poste car, entre-temps, l’Empereur avait quitté l’île d’Elbe et débarquait au Golfe-Juan (1er mars 1815).
Le malentendu, né sous Napoléon entre l’intellectuel et l’homme politique, se renouvelait ainsi d’un régime à l’autre ; on reconnaissait à Chateaubriand une puissante influence sur l’opinion : en 1801 par le Génie du Christianisme, au moment où Napoléon renouait avec Rome et rouvrait l’Église ; en 1814 au moment où il définit la philosophie politique de la Restauration.

Le retour de Napoléon

Après avoir feint de résister et de courir sus à l’ennemi – le roi podagre parlant de « courir sus » –, l’affolement gagna les sphères gouvernementales lorsqu’on signala que le 10, Napoléon était à Lyon, le 14 à Mâcon, le 17 à Auxerre, où il rencontrait Ney, qui après avoir promis à Louis XVIII de le ramener dans une cage de fer, faisait tout à coup défection.
Chateaubriand désapprouva le projet de fuite du roi jusqu’au bout. Pendant les quelques jours qui séparèrent le débarquement de Napoléon et son entrée à Paris, et tandis que se succédaient à la Cour et au gouvernement les proclamations, les projets contradictoires, les mesures désordonnées, il n’avait cessé de prêcher la résistance. La fuite de la Cour était préparée sans qu’on le mît dans le secret. Lui-même d’ailleurs, victime d’un surveillant des Tuileries, se refusait à croire que le roi quitterait Paris. Il l’apprit par son ami Clausel de Coussergues, le 19 au soir. Mme de Chateaubriand, dans son Cahier rouge, a raconté comment elle et son mari partirent à l’aventure, sans connaître l’itinéraire précis du roi ni même le but exact du voyage. Louis XVIII lui-même à cette date n’était pas fixé : il pensait s’arrêter à Lille ou s’installer à Dunkerque. Beaucoup de fidèles lui conseillaient en effet de ne pas franchir la frontière pour bien montrer aux gouvernements étrangers que Napoléon n’était pas maître de la France. Les Chateaubriand, après un voyage difficile sous une pluie battante et sur une route encombrée par la fuite des gens de Cour, arrivèrent à Lille peu après que le roi en était parti, se décidant à se retirer en Belgique. Ils remontèrent en voiture et, à Bruxelles, apprirent que le roi était à Gand.
C’est alors que Chateaubriand semble avoir pris une influence qu’on lui avait déniée jusque-là. Blacas, favori de Louis XVIII et bouc émissaire de toutes les fautes de la première Restauration, recevait de l’évêque de Nancy cette missive : « Lacretelle, Chateaubriand, Lally-Tolendal sont ici. Ne pourrait-on pas tirer parti de ces écrivains fameux ; ne serait-ce pas une bonne idée que de faire rédiger un journal auprès du roi ? ». Le fait est que quelques jours après, Chateaubriand était appelé à Gand : Louis XVIII venait de se décider à former autour de lui, sinon un ministère, du moins un conseil. On lui confia – ô paradoxe – la succession de l’abbé-duc de Montesquiou-Fezensac, parti à Londres : le ministère de l’Intérieur. Ou plus exactement, il était chargé, au sein du conseil, de rendre compte au roi sur la situation intérieure de la France !
Nous n’entrerons pas dans la vie quotidienne de la Cour de Gand : la superbe de Louis XVIII, hanté par l’antiquité et la majesté de sa race, les promenades que le roi faisait dans la campagne, saluant d’un petit air de protection le général Wellington (4), le bourdonnement des intrigues où s’agitent les grandes « marionnettes » (Céleste de Chateaubriand), les déjeuners dans les guinguettes où l’on servait un poisson blanc fort délicat dont Chateaubriand était friand, les dîners à la table du roi (5). Pour la première fois de sa vie, et peut-être la seule, il vécut au rythme de la « petite » Cour et se montra plutôt bon courtisan, aux dires de Céleste : « Tous les jours le Roi faisait inviter huit ou dix personnes à dîner (c’est la seule étiquette qu’il eût enfreinte à Gand), M. de Chateaubriand fut un de ceux qui le fut le plus souvent. Le soir, le Roi s’amusait de sa bonhomie et de ce qu’il osait rire réellement des histoires que S. M. racontait (dit-on) à merveille, licence que jamais un gentilhomme de sa chambre ne se serait permise » (6).
Dès le début d’avril 1815, le roi avait décidé de publier à Gand, pour faire pièce au Moniteur impérial, une sorte de journal officiel du gouvernement royal, qui fut appelé le Journal universel, où une place importante était faite à la chronique du congrès de Vienne, à des nouvelles de la santé du roi, à quelques échos de Paris. L’administration avait été confiée aux amis de Chateaubriand, les frères Bertin, que Napoléon venait une seconde fois de déposséder des Débats. Dans les vingt numéros qui forment la collection complète, quatre rapports seulement ont été revendiqués par Chateaubriand, et rien ne permet de lui en attribuer d’autres : l’un, daté du 17 juin, commente une ordonnance de Louis XVIII ; du 20 mai, contre les fonctionnaires qui exécuteraient les poursuites et confiscations de biens ordonnées par Napoléon ; un autre du 2 juin, consacré à la dernière déclaration du congrès ; enfin, le plus important est le Rapport sur l’État de la France fait au Roi dans son Conseil, daté du 12 mai.
Ce qui ressort de ce Rapport, c’est la tristesse de Chateaubriand devant le gâchis que représente l’aventure des Cent-Jours : Napoléon perdra, il le sait. Napoléon adopte les idées libérales, qui sont impopulaires parmi ses alliés. Les libéraux sont minoritaires. La force, on le voit bien en se reportant aux Mémoires de Thibaudeau, ancien conventionnel prêt à faire ressurgir l’étendard de la « patrie en danger », est de revenir, si besoin s’en fait sentir, aux mesures énergiques du Salut Public, qui n’a que faire des afféteries libérales de Napoléon auxquelles il ne croit guère mais qui compromettent à ses yeux la cause même de la Révolution. Napoléon cède à l’esprit du temps et s’aliène ses amis.
Par ailleurs, sa défaite étant assurée, le roi pourra-t-il garder l’attitude qui fut la sienne sous la première Restauration, ce pardon plénier pour tous les actes commis à l’époque révolutionnaire ? non, certainement pas. Il se produira sans doute des réactions spontanées – et Chateaubriand pressent ce que sera la Terreur blanche. Plus grave encore, les alliés, qui en 1814 voulaient mettre à genoux Napoléon, sont bien décidés cette fois-ci non seulement à s’emparer de Napoléon, mais aussi à punir la France qui s’est ralliée à l’Empereur pour chasser ce roi illégitime.
Alors qu’au traité de Vienne, Talleyrand avait, en dépit d’une grave erreur (installer la Prusse sur la rive gauche du Rhin pour sauver la Saxe), très bien joué sa partie en réintégrant la France dans le concert des nations, en 1815 la coalition se resserre et prend un caractère nettement anti-français. Après Waterloo en effet, on verra déferler 1 200 000 hommes qui occuperont la France (1818), multipliant brutalités, violences, pillages. La France devra payer les frais d’une armée d’occupation de 150 000 hommes (pendant cinq ans), verser une contribution de guerre de 700 millions et restituer les oeuvres d’art pillées en Europe par l’armée de Napoléon. En outre, la France, réduite en 1814 à ses frontières de 1792, dut accepter, en 1815, de nouveaux sacrifices : perte de Chambéry et d’Annecy, de Versois, de Bouillon et de Sarrebruck, et, plus grave, perte des forteresses de Louis XIV (Landau, Sarrelouis, Philippeville et Marienbourg). Ses frontières étaient solidement contenues par des forteresses, du côté des Pays-Bas qui annexaient les Flandres. La France se tira toutefois de la partie, grâce à l’appui de la Russie et de l’Angleterre, qui lui évitèrent, au nom de l’équilibre européen, la curée que se promettaient les Prussiens, les Suisses et même les Espagnols.
En 1814, Chateaubriand avait pu sans trop de mal défendre la cause des Bourbons. Mais en 1815 ? Les Bourbons, rentrés une seconde fois « dans les fourgons de l’étranger », paieront au prix fort les erreurs et les folies de Napoléon.

Après une défaite annoncée

À l’annonce de la bataille de Waterloo, ce fut le « sauve qui peut » à Gand, s’exclame Chateaubriand ; les on-dit circulaient plus que jamais, le fourgon des diamants de la couronne fut attelé. Chateaubriand enferme « le mouchoir de soie noire dont [il] entortille [s]a tête la nuit dans [s]on flasque portefeuille de ministre de l’intérieur […] » (7).
Le 20 juin au soir, on apprit le désastre. Napoléon rentrait à Paris pour abdiquer une seconde fois ; La Fayette, le génie creux de la Bastille, reparaissait pour l’avant-dernière fois – la dernière sera en 1830, pour faire un roi. À Paris, Fouché, duc d’Otrante, dirigeait le mouvement politique et menait de tortueuses négociations avec les représentants du roi et les alliés en faveur des Bourbons. Le « féal régicide » protège et effraye toutes les factions, crée une « terreur factice », fait craindre des dangers imaginaires. Par Mme de Vitrolles il informe Gand que sans lui, le retour de Louis XVIII provoquerait des troubles graves à Paris.
Mme de Chateaubriand fulmine : « […] le misérable trahissait encore son ancien maître [Napoléon] et, profitant du présent, il caressait, dans le cas d’une chute, le dada despotique de Monsieur. À Gand, il faisait croire, par l’organe de Vitrolles, que lui seul gouvernait Paris. Selon son ancien usage, il suscitait mille chicanes au faubourg Saint-Germain, dont ensuite il le délivrait. Aussi, le faubourg Saint-Germain en avait-il fait son idole, sans songer à la tête de Louis XVI » (8). « Quand je me rendais chez Monsieur, confirme son mari, ce qui était rare, son entourage m’entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs d’un homme qui (il fallait en convenir) se conduisait à merveille : il entravait toutes les opérations de l’Empereur ; il défendait le faubourg Saint-Germain, etc., etc., etc. »
Pour déjouer une intrigue orléaniste, le roi, cette fois-ci plus prompt qu’en 1814, se mit en route sans tarder ; le 22 juin, il était à Mons. Chateaubriand joua alors la mauvaise carte en s’attachant momentanément à la fortune de Talleyrand. Et les Cent-Jours s’achèvent par cette page fameuse entre toutes des Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand est à Saint-Denis, il fait sa prière, « le coeur noyé [de] tristesse », lorsque : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment » (9).
Cette anecdote illustre tout à la fois la fascination de Chateaubriand pour la politique et le mépris dont il gratifie ses officiants, amis ou adversaires, et qu’attestent quelques citations que je livrerai ici pour conclure. À ses amis de la première Restauration – un Blacas par exemple, ou Ferrand, ministre des Postes en 1814 qui sans le savoir faisait circuler dans le courrier de la monarchie les dépêches de l’Empereur : « L’incapacité est une franc-maçonnerie dont les loges sont en tout pays ; cette charbonnerie a des oubliettes dont elle ouvre les soupapes, et dans lesquelles elle fait disparaître les États ». « L’incapacité passionnée perd les royaumes : elle ne conspire pas toujours ; mais ses petites haines sont pires qu’une conspiration véritable. Veut-elle frapper un homme ? elle tue une institution ».
Aux opportunistes tels que Soult, qui se sont ralliés à Louis XVIII, ont fait pénitence le cierge à la main, projeté d’élever un monument aux émigrés de Quiberon de 1795, puis servi les Cent-Jours avant de se retrouver, tel le maréchal Gouvion Saint-Cyr, dans les cercles gouvernementaux de Louis XVIII puis de Charles X, cette flèche du Parthe : « Il y a des hommes publics pour lesquels le mépris est une espèce d’aimant qui les attache à leur place ». Ou encore : « Il y a des temps où on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux ».
En 1831, à tous ceux qui comme une tourbe de courtisans se jettent au pied de Louis-Philippe, il lance dans un pamphlet cette superbe philippique : « Il y a des grands Seigneurs de l’Empire unis à leurs pensions par des liens sacrés et indissolubles, quelle que soit la main dont elles tombent : une pension est à leurs yeux un sacrement ; elle imprime caractère comme la prêtrise et le mariage ; toute tête pensionnée ne peut cesser de l’être : les pensions étant demeurées à la charge du Trésor, ils sont restés à la charge du même Trésor. Moi j’ai l’habitude du divorce avec la fortune ; trop vieux pour elle, je l’abandonne, de peur qu’elle ne me quitte (10). […] ».
Mais pour conclure, je retiendrais volontiers cette maxime : en politique, « le crime n’est pas toujours puni dans ce monde ; les fautes le sont toujours ».

Notes

(1) Repris dans les Grands écrits politiques de Chateaubriand, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Imprimerie nationale, 1993, t. I, pp. 49 et suiv.
(2) Mémoires d'outre-tombe, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1998, livre XXII, chapitre XXII, t. I, p. 1385.
(3) Ibid., livre XXII, chapitre XXVI, t. I, p. 1404.
(4) « Louis XVIII, écrit Chateaubriand, sortait chaque après-dînée dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eût été dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection » (ibid., livre XXIII, chapitre VIII, t. I, p. 1447).
(5) Louis XVIII n'était pas le seul à goûter des ressources de la ville : « [...] la cour, surtout celle de Monsieur, écrit Mme de Chateaubriand, s'occupait beaucoup plus de la partie gastrique que de la partie à jouer pour rentrer en France. Il n'était question que des excellents dîners du pavillon de Marsan, de l'abondance des glaces, de la délicatesse des pâtisseries et surtout des petits gâteaux à la duchesse qui se faisaient dans la boutique de Mme..., laquelle faisait sa fortune dans le palais de S. A. R. » (Céleste de Chateaubriand, Mémoires, cahier rouge et cahier vert, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Perrin, 1990, p. 92).
(6) Ibid., p. 88.
(7) Mémoires d'outre-tombe, op. cit., livre XXIII, chapitre XVII, t. I, p. 1483.
(8) Céleste de Chateaubriand, Mémoires..., op. cit., p. 209, note 254.
(9) Mémoires d'outre-tombe, op. cit., livre XXIII, chapitre XX, t. I, p. 1511.
(10) De la Restauration et de la monarchie élective, 24 mars 1831, in Grands écrits politiques, op. cit., t. II, pp. 577-578.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
463
Numéro de page :
19-23
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2006
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