Marie-Louise et Napoléon à Compiègne

Auteur(s) : GANIÈRE Paul
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Il pleut à torrents en cette journée du mardi 27 mars 1810 lorsque, vers trois heures de l'après-midi, une calèche sans armnoiries conduite par un cocher sans livrée brise une de ses roues à quelques kilomètres de la sortie du bourg de Braine, sur la route de Soissons à Reims. Deux hommes en descendent, l'un assez grand, très droit, enveloppé dans un élégant manteau, l'autre. plus petit, revêtu d'une simple redingote grise jetée sur un uniforme militaire, la tête couverte par un « chapeau à corbes » de feutre noir. Malgré l'averse, ils gravissent en se hâtant la petite côte en haut de laquelle se dresse le village de Courcelles-sur-Vesle (*). Ils parviennent ainsi à une placette sur laquelle sont édifiés d'un côté une église au clocher pointu, de l'autre le bâtiment de la poste aux chevaux. Les voyageurs se réfugient sous le porche de l'église et fixent leurs regards sur la route, en direction de l'Est.
Il est un peu plus de quatre heures lorsqu'un bruit de roues se fait entendre. Un carrosse aux armes impériales, précédé de deux hussards aux uniformes bleus et suivi de plusieurs équipages s'arrête devant la maison de poste où l'on doit relayer. Déjà, les garçons d'écurie commencent à dételer les chevaux. A cet instant, les deux hommes qui s'étaient abrités sous le porche de l'église se dirigent à grands pas vers la voiture, à l'intérieur de laquelle on distingue deux silhouettes féminines.
L'écuyer de service qui surveillait les opérations, n'en croit pas ses yeux. Il vient de reconnaître dans les deux personnages qui s'approchent du carrosse, l'Empereur Napoléon et son beau-frère, le roi de Naples, Joachim Murat. D'une voix éclatante, il annonce: « l'Empereur ».
Aussitôt, un valet de pied saute de son siège, ouvre la portière et abaisse le marchepied. Napoléon – car c'était bien lui – se précipite à l'intérieur de la voiture, s'assoit sur la banquette, en face des deux femmes, entoure de ses bras celle qui occupe la place de droite et l'embrasse sur les deux joues.
– « Madame, lui dit-il en souriant, j'éprouve grand plaisir à vous voir ».
Surprise, la jeune femme que les fatigues de la route avait plongée dans une certaine somnolence, esquisse un mouvement de défense.
– « Mais, Madame, c'est l'Empereur, déclare sa voisine sur un ton de reproche ».
La voyageuse, vêtue de blanc et coiffée d'une toque ornée de plumes d'ara, se ressaisit et contemple d'un air étonné cet inconnu ruisselant de pluie, qui parait ravi de la tenir dans ses bras. Alors seulement elle comprend qu'elle se trouve en présence de celui qui, depuis un peu plus deux semaines, est officiellement son mari.
–  » Sire, lui dit-elle d'une voix douce et calme. vous êtes bien mieux que sur vos portraits « .
L'Empereur est enchanté et flatté. Il se retourne alors vers la seconde voyageuse qui n'est autre que sa soeur Caroline, reine de Naples, et lui adresse quelques paroles aimables. Puis, après avoir donné l'ordre à un courrier de sauter à cheval et d'aller annoncer à Compiègne, où toute la Cour se trouvait réunie, que Leurs Majestés Impériales et Royales y feront leur entrée le soir même vers dix heures, il s'installe avec son compagnon dans le carrosse et donne l'ordre aux postillons de reprendre la route dès qu'ils auront fini de relayer.
C'est ainsi que, bousculant le protocole minutieusement élaboré, l'Empereur des Français fit la connaissance de sa seconde épouse : l'archiduchesse Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine, fille de Sa Majesté Apostolique l'Empereur François 1er d'Autriche, que le major-général de la Grande Armée, le maréchal Berthier, duc de Valengin, prince de Neuchâtel et de Wagram (mais ce dernier titre avait été soigneusement passé sous silence afin de ne pas heurter l'amour-propre des Autrichiens) avait épousée en son nom et par procuration à Vienne le 11 mars, au cours d'une cérémonie solennelle.

LES MOTIFS DU REMARIAGE DE NAPOLÉON

En ce début de l'année 1810, le mariage de l'Empereur des Français avec une archiduchesse d'Autriche constituait aux yeux de tous les observateurs avertis la « Grande Affaire ». Ce véritable coup de théâtre mettait, en effet, terme à une longue période d'incertitudes et de supputations qui s'était instaurée en Europe depuis plusieurs mois. L'enchaînement des événements qui avaient abouti à sa conclusion mérite d'être brièvement rappelé.
La guerre que les armées napoléoniennes étaient obligées de mener dans la péninsule ibérique, la résistance obstinée des Espagnols à accepter pour roi le frère aîné de l'Empereur, Joseph Bonaparte, l'intervention directe de troupes britanniques dans le conflit, la capitulation du général Dupont à Baylen avaient porté un coup terrible au prestige de l'Empereur et provoqué un frémissement d'espoir parmi les peuples d'Europe humiliés par les victoires françaises et rêvant de revanche. L'Autriche, battue en 1797, 1800 et 1805 et alliée à l'Angleterre hâta ses préparatifs militaires en vue de reprendre prochainement la lutte. La Prusse, écrasée en 1806 et réduite à merci par le traité de Tilsitt scellant en 1807 l'alliance de la Russie et de la France, releva la tête. Uu peu partout en Allemagne, les « patriotes » se constituaient en sociétés secrètes et se tenaient prêts, dès la première occasion à se joindre à la coalition et combattre « l'oppresseur français ».
Napoléon saisit le danger. De toute évidence et pour de multiples raisons, il ne voulait pas de nouvelle guerre. Après avoir vainement tenté au cours de l'entrevue d'Erfurt avec le tsar Alexandre, en septembreoctobre 1808, de resserrer les liens d'amitié avec la Russie afin d'impressionner l'Autriche et de prévenir ses visées belliqueuses, il leva une nouvelle armée, la concentra en Allemagne et attendit les événements.
En avril 1809, les troupes autrichiennes, placées sous les ordres de l'archiduc Charles, frère de l'Empereur François et dont les effectifs s'élevaient à 500.000 hommes, prirent l'offensive en pénétrant en Bavière, alliée de la France. Quelques jours plus tard, les armées françaises les bousculaient à Eckmühl, s'emparaient de Ratisbonne et marchaient sur Vienne qui était occupée le 11 mai. Contrairement aux espoirs du gouvernement autrichien, les Allemands ne s'étaient pas soulevés.
Malgré ces échecs, l'armée ennemie s'était retirée en bon ordre et retranchée sur la rive gauche du Danube, à l'Est de la capitale. Napoléon l'attaqua le 21 mai, s'empara des villages d'Aspern et d'Essling, mais les ponts de bateaux servant au passage de ses troupes ayant été emportés par une crue, il ne put poursuivre ses avantages et dut se replier dans l'île de Lobau, non sans avoir subi de lourdes pertes. Quarante jours plus tard, les 5 et 6 juillet, après avoir reçu le renfort de nouvelles troupes venues d'Italie, il passa de nouveau à l'attaque et remporta la victoire de Wagram qui coûta la vie à 35.000 Français et à 30.000 Autrichiens.
Ces derniers, battus mais non désorganisés, abandonnèrent cependant la lutte, craignant qu'un nouvel affrontement avec les soldats de Napoléon ne leur fût encore plus défavorable et que l'existence même de l'Empire autrichien ne sombrât dans une telle aventure ; le gouvernement de Vienne demanda la signature d'un armistice, lui-même prélude à l'ouverture de négociations de paix.
Une fois encore, Napoléon triomphait de l'épreuve qui lui avait été imposée, mais la bataille avait été longtemps incertaine et très chèrement payée. En outre, pendant qu'on se battait sur le Danube, l'Empire avait été menacé en plusieurs points, à Flessingue et dans l'île de Walcheren, les Anglais avaient pu débarquer quelques troupes qui réussirent à se maintenir sur place pendant deux mois. En Westphalie, en Bohème, au Tyrol, des mouvements insurrectionnels, répondant un peu tard à l'appel des Autrichiens, avaient amené les populations à prendre les armes et ébranlé un instant les structures mises en place par l'administration française. Dans le royaume de Naples, des agents ennemis parcouraient les campagnes et provoquaient des troubles. En France même et notamment en Vendée, les milieux catholiques, émus par les disputes avec le Pape et la sentence d'excommunication prononcée contre l'Empereur en juin 1809, commençaient à s'agiter.
Enfin, le 12 octobre, au cours d'une parade de la Garde devant le Palais de Schönnbrunn, dans la banlieue de Vienne, la police arrête un jeune étudiant saxon du nom de Frederic Staps au moment où celui-ci s'approchait de Napoléon comme s'il voulait lui remettre une supplique. Trouvé porteur d'un couteau et interrogé sur les raisons de sa présence à Schönnbrunn, le jeune homme répondit qu'il était venu à Vienne pour y poignarder le « tyran », seul responsable selon lui « de tous les malheurs infligés à sa patrie allemande ». D'ailleurs, ajoutait-il, bon nombre de ses compatriotes partageaient son opinion et, s'il venait à disparaître. d'autres se lèveraient immanquablement pour réussir là où il aurait échoué.
L'incident avait profondément troublé Napoléon. Il prit ainsi brusquement conscience, à la fois de la force de l'éveil national parmi les populations soumises à sa loi, à la fois de la fragilité de l'édifice qu'il avait édifié grâce à la puissance de son épée. Le geste que Staps n'avait pu accomplir, d'autres peut-être le mèneraient à son terme. Que deviendrait alors le Grand Empire ? N'ayant point d'héritier direct à qui transmettre sa couronne, Napoléon savait qu'il risquait fort de s'effondrer, car, en aucun cas, « ses » peuples ne sauraient accepter que le pouvoir tombât après sa mort entre les mains de l'un ou l'autre de ses frères.
Le premier soin de l'Empereur fut donc de contraindre l'Autriche à conclure la paix dans les plus brefs délais, afin de pouvoir regagner Paris et de régler au plus vite le délicat problème de son éventuelle succession. Sur le premier point, il eut rapidement satisfaction. Le 14 octobre fut signé le Traité de Vienne par lequel l'Empereur François reconnaissait la perte de nombreux territoires, en particulier ceux qui lui donnaient accès à la mer Adriatique. Il devait, de plus, verser à la France une indemnité de 85 millions de francs et se contenter dorénavant d'une armée de 150.000 hommes.
De retour en France, l'Empereur se consacra à la solution du second problème. Afin que son oeuvre ne disparût pas avec lui, il lui fallait avoir des enfants de son rang. L'Impératrice Joséphine, il en avait la certitude, était dans l'impossibilité de lui en donner. D'autre part l'annonce, pendant son séjour à Vienne, de la grossesse de sa maîtresse, la comtesse Marie Walewska, lui avait fourni la preuve irréfutable qu'il pouvait être père. Il n'avait donc d'autre choix que de se séparer de Joséphine et de contracter une nouvelle union avec une femme capable d'assurer l'avenir de sa dynastie. Autrement dit, comme il devait le déclarer lui-même dans son rude langage de soldat, il lui fallait non pas faire un mariage d'inclination, mais « épouser un ventre ».
Après de longues et pénibles discussions, Joséphine consentit à accepter la dissolution des liens qui l'unissaient à Napoléon. Le divorce fut prononcé par un senatus-consulte du 16 décembre 1809. Le 14 janvier 1810, le  » Moniteur de l'Empire  » annonçait  » que le tribunal diocésain de l'Officialité de Paris avait déclaré, par sentence du 9 courant la nullité, quant au lien spirituel du mariage de Sa Majesté l'Empereur Napoléon et de Sa Majesté l'Impératrice Joséphine et que l'Officialité Métropolitaine avait confirmé cette sentence le 12 du même mois « . Cette décision, on le devine sans peine, fut largement contestée par certains catholiques. L'usage consacré par l'Histoire voulait que seul le Pape eût le pouvoir de déclarer la nullité d'un mariage contracté par un souverain. Mais Napoléon n'était pas homme à se plier à la loi commune. Il avait voulu que lui fut reconnue par l'Eglise la possibilité de se remarier religieusement et les subtilités du droit canon ne pouvaient le concerner.
Ayant ainsi obtenu ce qu'il désirait, l'Empereur se mit en quête d'une nouvelle épouse. Depuis plusieurs années, en prévision d'un tel événement, on avait passé en revue, dans les milieux officiels, les princesses pouvant briguer l'honneur de succéder à Joséphine. Trois avaient été retenues: la princesse Auguste de Saxe, les Grandes duchesses Catherine et Anne de Russie, soeurs du tsar Alexandre, l'archiduchesse MarieLouise d'Autriche, fille du vaincu de Wagram. La première fut jugée indigne de l'Empereur des Français, son père régnant sur un état vassalisé et de trop faible importance. La Grande duchesse Catherine, par crainte d'une demande en mariage, venait d'être unie à un petit prince allemand, le duc d'Oldenbourg. Il ne restait donc plus sur les rangs que sa soeur cadette la Grande duchesse Anne de Russie, âgée de 14 ans, et MarieLouise d'Autriche, âgée de 18 ans.
Malgré la différence d'âge (la jeune princesse n'était nubile que depuis cinq mois et son  » prétendant  » venait d'atteindre la quarantaine) et de religion (la famille impériale russe proclamait bien haut sa fidélité au culte orthodoxe), Napoléon pour des motifs politiques, porta son choix sur la Grande duchesse Anne. Son impatience de régler au plus vite un problème aussi capital était telle qu'il avait chargé son ambassadeur à Saint-Petersbourg Caulaincourt, duc de Vicence, bien avant que ne fût engagée la procédure du divorce, de s'enquérir discrètement auprès du tsar Alexandre des conditions dans lesquelles pourrait être envisagé un mariage qui pourrait renforcer les liens unissant son pays à la France.
La réponse fut dilatoire. Le tsar, tout en insistant sur son attachement et son admiration pour  » son grand ami  » l'Empereur des Français dont il serait personnellement très honoré de devenir le beau-frère « , déclara que la décision ne dépendait pas de lui, mais de sa mère, la tsarine douairière Marie-Feodorovna, dont chacun connaissait les sentiments d'hostilité à l'égard de Napoléon. Celle-ci eut ainsi beau jeu d'invoquer la jeunesse de sa fille et son intransigeance en matière religieuse pour faire traîner les négociations en longueur, tandis qu'Alexandre se disait désolé de ces hésitations et entretenait l'espoir.
Pressentant qu'un échec entraînerait à plus ou moins longue échéance une rupture entre la France et la Russie, Napoléon se montra tout d'abord conciliant et compréhensif. Mais, lassé par les tergiversations de ses interlocuteurs et surtout par crainte de s'exposer un jour prochain à un refus définitif, il décida brusquement de rompre les négociations. Le 6 février, il chargeait le prince Eugène, fils de l'Impératrice répudiée, de demander au prince Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche à Paris s'il était prêt à signer le lendemain le contrat de mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise. Schwarzenberg se montra surpris et déclara qu'il n'avait aucun pouvoir pour prendre une telle décision. Eugène se montra insistant. Napoléon exigeait une réponse le jour-même. Quelques heures plus tard, celle-ci fut adressée aux Tuileries : elle était positive.
Immédiatement, un courrier partit pour SaintPetersbourg afin d'annoncer à Caulaincourt que l'Empereur abandonnait son projet de mariage avec la Grande duchesse Anne et le prier d'en prévenir le tsar. Le lendemain un second courrier prenait la même direction, porteur d'une dépêche faisant part à la Cour de Russie de l'intention de « Sa Majesté l'Empereur Napoléon, roi d'Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération Helvétique d'épouser prochainement Son Altesse impériale et royale Madame l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche, fille de Sa Majesté l'Empereur François, roi de Bohême et de Hongrie ».
En cours de route, ces deux courriers en croisèrent un autre, expédié celui-là par Caulaincourt pour avertir son maître qu'Alexandre « à son grand regret » avait dû s'incliner devant la volonté de sa mère et renoncer dans l'immédiat tout au moins, prenait-il le soin de préciser, à toute perspective d'union matrimoniale entre les familles souveraines de Russie et de France. Grâce à sa précipitation, Napoléon avait réussi à prendre de vitesse son partenaire russe et à prévenir ainsi une désagréable blessure d'amour-propre.

LA NEGOCIATION DU MARIAGE AUTRICHIEN

En mettant le prince Schwarzenberg au pied du mur et en l'obligeant à apposer sa signature, sans même avoir eu le temps d'en référer à son gouvernement, au bas d'un document liant la fille de son souverain à l'Empereur des Français, ce dernier savait pertinemment que l'ambassadeur ne serait pas désavoué par son ministre des Affaires étrangères. Depuis plusieurs mois, en effet, des contacts discrets avaient permis à Napoléon de connaître par avance l'attitude de la Cour de Vienne au cas où la Russie se déroberait à rechercher l'alliance avec une princesse autrichienne.
L'affaire s'était déroulée en plusieurs épisodes. Le 29 novembre, soit un peu plus d'un mois après la signature de la paix et avant même que le divorce de Napoléon ne fût prononcé, le comte de Metternich, ancien ambassadeur d'Autriche à Paris et récemment nommé ministre de la Maison impériale et des Affaires étrangères, avait véritablement «offert l'archiduchesse Marie-Louise en holocauste à l'Ogre Corse » au cours d'une conversation avec le chargé d'affaires à Vienne, le comte de Laborde. La conclusion d'une telle union, avait déclaré le ministre, serait  » un véritable bonheur pour les Autrichiens et une gloire pour son ministère « . Il s'était cependant empressé d'ajouter qu'il parlait en son seul nom et « qu'il n'avait point sondé les intentions de S.M. l'Empereur François à cet égard ».
Le second épisode s'était situé quelques jours plus tard. Le comte de Narbonne, aristocrate d'Ancien Régime rallié à Napoléon, homme d'une grande finesse d'esprit et d'une haute distinction, se trouvait de passage à Vienne, avant de se rendre à Munich où il allait représenter la France comme ministre plénipotentiaire. Devant Metternich, il s'était laissé aller à parler politique et avait déclaré qu'à son avis l'Autriche et la France devaient se réconcilier et que cette entente ne serait « que le commencement d'une alliance plus intime ». Le ministre autrichien, rompu aux subtilités du langage diplomatique, avait saisi l'allusion et exprimé son approbation.
Le lendemain, Narbonne était mandé auprès de l'Empereur François qui, après avoir parlé de choses et d'autres, en était arrivé à exposer la manière dont il envisageait les relations futures entre l'Autriche et la France. A ce propos, il avait laissé entendre à son interlocuteur qu'il considérait comme possible l'éventualité d'une alliance qu'une union de sa fille MarieLouise avec Napoléon pourrait heureusement consacrer. Ce faisant, il demeurait fidèle à une devise fameuse qui avait largement contribué au cours des siècles à assurer la prospérité de la famille de Habsbourg. « Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube » (les autres font la guerre, toi. heureuse Autriche, tu fais des mariages).
La scène allait désormais se transporter à Paris. Le 16 décembre, à la sortie d'une réception aux Tuileries où pour la dernière fois Joséphine avait paru aux côtés de Napoléon, M. de Floret, jeune secrétaire à l'ambassade d'Autriche à Paris assura à nouveau le comte de Sémonville, sénateur fort bien en cour, que l'Empereur François et les siens, y compris l'impératrice Maria-Ludovica, connue pourtant pour ses sentiments anti-français, étaient très disposés à conclure « une union de famille » avec la France. Ces propos, comme ceux que Metternich avait tenus à Laborde, comme les ouvertures prudentes que le souverain autrichien avait faites à Narbonne, furent naturellement rapportées à l'Empereur qui en parut fort satisfait.
En attendant, les négociation avec la Russie se poursuivaient, apparemment sans grand résultat. Fort curieusement, ce fut Joséphine qui relança l'affaire avec les Autrichiens. Alors que le 2 janvier 1810, dans sa retraite de Malmaison, la comtesse de Metternich, épouse du ministre autrichien, demeurée en France pendant toute la durée de la guerre, lui rendait visite, Joséphine se laissa aller à cette  » confidence « , avec la certitude qu'elle serait aussitôt communiquée à Vienne :
« – J'ai un projet qui m'occupe exclusivement et dont la réussite seule me fait espérer que le sacrifice que je viens de faire ne sera pas en pure perte : c'est que l'Empereur épouse votre archiduchesse. Je lui en ai parlé hier et il m'a dit que son choix n'était point encore fixé. Mais je crois qu'il le serait s'il était sûr d'être accepté de vous ».
Bien entendu le prince de Schwarzenberg avait été mis au courant de la situation et invité à se tenir prêt à toute éventualité. Personne, cependant, n'aurait pu prévoir que l'Empereur exigerait du représentant de l'Autriche une décision aussi rapide et aussi peu protocolaire que celle que lui demandait de prendre le prince Eugène lors de sa visite imprévue du 6 février. Mais Schwarzenberg ne pouvait ignorer que Napoléon n'était pas homme à attendre et que de son humeur dépendait l'avenir de son pays et de l'Europe. Aussi dut-il s'incliner et, en quelque sorte, accorder la main de l'archiduchesse avant même qu'une demande officielle de mariage en bonne et due forme n'ait été adressée à l'Empereur François.

MARIE-LOUISE AVANT LE MARIAGE

Après avoir signé au bas du contrat de mariage de Napoléon et de Marie-Louise, contrat en tous points semblable à celui conclu, quarante ans plus tôt, entre le futur Louis XVI et l'archiduchesse Marie-Antoinette, Schwarzenberg avait envoyé à Vienne M. de Floret afin d'informer la Cour de son initiative. Celui-ci arriva à destination le 14 février. Personne ne se doutait de rien. L'archiduchesse elle-même avait été tenue hors du secret le plus absolu des tractations dont elle était l'objet.
Elle était née en 1791 du second mariage de son père avec la princesse Marie-Thérèse de Bourbon-Sicile, fille du roi Ferdinand IV et de la reine Marie-Caroline de Naples. Sa mère, bien que d'une robuste santé était morte en 1807 à la suite de sa treizième grossesse, laissant neuf enfants vivants dont Marie-Louise était l'aînée. Tout en se disant « inconsolable», son mari, doué d'un tempérament particulièrement ardent et qui ne concevait pas l'amour en dehors du mariage, n'avait pas moins épousé neuf mois plus tard une de ses cousines, Marie-Ludovica d'Este, fille de Ferdinand de Habsbourg, duc de Modène.
Marie-Louise, comme toutes les princesses autrichiennes, avait été élevée dans le respect le plus strict de la religion catholique, dans la fierté de sa race qui, depuis cinq siècles avait régné presque sans interruption sur l'empire allemand, et dans la perspective d'être appelée sans doute à devenir un jour l'épouse d'un souverain. Son éducation avait été soignée, mais sévère. Comme tous les membres de son entourage, elle était peu cultivée, bien que pratiquant la musique et le dessin, mais parlait couramment plusieurs langues étrangères, notamment le français et l'italien.
A l'époque où Napoléon la demanda en mariage, c'était une jeune fille un peu timide et gauche, plutôt grande, à la poitrine forte. à la chevelure blond cendré, au teint frais, aux yeux à fleur de peau, au nez long, à la lèvre un peu pendante comme il était habituel dans sa famille. A défaut de beauté et d'aisance, l'ensemble de sa personne exprimait la simplicité et la douceur.
Deux fois petite-nièce de la malheureuse reine de France Marie-Antoinette (par son grand-père paternel et sa grand-mère maternelle), la fille de l'Empereur François avait grandi dans la haine de la Révolution qui avait envoyé sa tante à l'échafaud, et de Bonaparte qui en incarnait l'esprit. Toute enfant, elle avait appris à reconnaître en lui un homme fatal, un être assoiffé de sang, un mauvais génie, un Corse satanique, un fléau de Dieu, un ennemi résolu et implacable de tous les souverains d'Europe, un homme sans foi qui persécutait le Pape, une sorte d'Antéchrist. De plus, c'était un monstre qui n'avait jamais cessé de faire la guerre « à son cher Papa », lui avait arraché la couronne du Saint-Empire, dépecé ses Etats et voulait sa ruine.
Lorsque dans ses jeunes années, elle jouait à la guerre avec ses frères et soeurs, elle choisissait un soldat de bois ou de cire, le plus laid, le plus rébarbatif, l'appelait avec mépris « Buonaparte », le criblait de piqûres d'épingles et l'accablait de malédictions avant de le jeter au feu. Au deux reprises, en 1805 et 1809, elle avait été obligée de quitter précipitamment Vienne menacée par ses « hordes ». Pour l'heure, elle n'avait plus qu'une pensée : plaindre la malheureuse princesse qui allait sans doute, lorsque son divorce serait prononcé, être appelée à partager sa couche, en espérant ouvertement que cette princesse ne fut pas elle.
Pour tenter de conjurer le sort, elle avait écrit à son père, le 5 janvier 1809, pour lui apprendre qu'elle éprouvait de tendres sentiments à l'égard d'un de ses cousins, l'archiduc François de Modène auquel elle aurait aimé unir sa vie. Son père, désireux de ménager l'avenir, s'était abstenu de lui répondre.
Connaissant ses sentiments, il n'avait cependant pas osé, quelques mois plus tard, lui faire part lui-même des intentions de Napoléon et, afin de ne pas l'influencer, en avait confié le soin à Metternich. Ce dernier se rendit aussitôt auprès de l'intéressée, et « sans phrase ni détours », lui exposa l'objet de sa démarche : l'archiduchesse l'écouta avec son calme habituel. Après un instant de réflexion, elle interrogea Metternich :
– « Quelle est la volonté de mon père ?
– L'Empereur, répondit le ministre, m'a chargé de demander à Votre Altesse impériale quel parti elle compte prendre dans une circonstance où il s'agit de toute son existence. Ne me demandez pas ce que veut l'Empereur ; dites-moi ce que vous voulez vous-même.
– Je ne veux que ce que mon devoir me commande de vouloir, répliqua Marie-Louise. Quand il s'agit de l'intérêt de l'Empire, c'est lui qu'il faut consulter et non pas ma volonté. Priez mon père de n'obéir qu'à ses devoirs de souverain et de ne pas les subordonner à mon intérêt personnel ».
Lorsque Metternich vint lui rapporter les propos de sa fille, François parut soulagé :
 » Ce que vous me dites ne me surprend pas, déclarat-il à son ministre. Je connais trop bien ma fille pour ne pas m'être attendu à une pareille réponse. J'ai employé le temps que vous avez passé près d'elle à prendre mon parti. Mon consentement à son mariage assurera à la monarchie quelques années de paix politique, que je pourrai consacrer à guérir ses blessures. Je me dois tout entier au bonheur de mes peuples ; il ne m'est donc pas permis d'hésiter ».

LE VOYAGE, DE VIENNE A COMPIÈGNE

Dès lors, les choses vont aller très vite. A l'annonce du mariage de leur archiduchesse avec Napoléon, les Viennois ont été un moment frappés de stupeur. Mais, aimables et prompts à s'enthousiasmer, ils se sont rapidement ressaisis pour ne plus penser qu'à l'avenir, un avenir, ils n'en doutent pas, de bonheur et de paix puisque les Français cesseront d'être des adversaires. Beaucoup, d'ailleurs, partagent en secret l'opinion du vieux prince de Ligne, feld-maréchal de l'armée autrichienne, qui déclare à tout venant :  » il vaut mieux qu'une archiduchesse soit foutue plutôt que la monarchie  »
Et puis, ne commence-t-on pas à chuchoter que Marie-Louise elle-même est heureuse, qu'après avoir pleuré d'être ainsi « sacrifiée » à la politique, elle envisage désormais, non pas avec résignation mais avec une certaine joie, peut-être même avec orgueil, la perspective d'être bientôt l'épouse du souverain le plus puissant et le plus prestigieux de son temps.
Aussi la capitale autrichienne se prépare-t-elle dans la fièvre aux cérémonies brillantes qui vont célébrer l'événement. Déjà on s'emploie à débarrasser la ville des ruines causées par la dernière campagne, à repeindre les maisons situées sur le parcours du cortège officiel. On s'emploie même à coudre des drapeaux tricolores, si longtemps considérés par les Autrichiens comme l'emblème de la subversion et de la honte. Seuls les diplomates anglais et russes en poste à Vienne, ainsi que les émigrés français réfugiés dans la capitale depuis la Révolution, se disent profondément humiliés et choqués. « Jamais, s'efforcent-ils de plaisanter, une archiduchesse n'avait fait un mariage si vil ! »
Un incident imprévu va pendant quelques jours refroidir ce bel enthousiasme. L'archevêque de Vienne, qui doit procéder à la bénédiction nuptiale, émet des doutes sur la validité de la procédure mise en oeuvre pour la dissolution du mariage religieux de Napoléon. De plus on a négligé de lui présenter les pièces faisant état de la décision prise par l'Officialité de Paris et confirmée par l'Officialité métropolitaine. Fort heureusement, Metternich, aidé par le nouvel ambassadeur de France à Vienne, le comte Otto, parvient à rassurer le prélat et à apaiser ses scrupules. Cette difficulté levée, on fixe la date du mariage par procuration au 11 mars.
Le 6 mars Son Altesse Sérénissime le maréchal Berthier, prince souverain de Neuchâtel, ambassadeur extraordinaire de S.M. l'Empereur Napoléon, arrive à Vienne en grande pompe et va loger à la Chancellerie d'Empire. Le surlendemain il se présente au palais impérial de la Hofburg afin de solliciter solennellement pour son maître la main de l'archiduchesse. L'Empereur se tourne vers sa fille qui déclare simplement :  » Je donne, avec la permission de mon père, mon consentement à mon union avec l'Empereur Napoléon « .
Berthier lui remet alors une lettre de son « fiancé » accompagnée d'un écrin contenant un médaillon orné de douze gros diamants et représentant Napoléon. Le soir-même, toute la Cour assiste à une représentation d'Iphigénie en Aulide. La foule applaudit la princesse parée du médaillon qui étincelle sur sa poitrine.
Le 9 mars, après la ratification du contrat de mariage établi à Paris, Marie-Louise renonce, en prêtant serment sur l'Evangile, à tous ses droits sur la couronne d'Autriche. Le 10, aucun des membres de la famille impériale ne paraît au cours des diverses manifestations qui se déroulent dans la ville. Chacun se réserve pour la grande cérémonie du lendemain.
Le 11 mars, le mariage religieux doit être en effet célébré en grande pompe dans l'église des Augustins. Napoléon, voulant rendre hommage à son adversaire malheureux, avait désigné l'archiduc Charles pour le représenter. Le soir même, Marie-Louise, devenue impératrice des Français, préside le grand banquet donné en son honneur, entourée de tous ses parents et du prince de Neuchâtel.
Le départ pour la France est fixé au surlendemain. A 8 heures du matin, Marie-Louise étouffant ses larmes prend congé de son père, de sa belle-mère, de ses frères et soeurs, dans la Salle du Conseil privé de la Hofburg. Puis elle monte dans la première voiture et va traverser la ville entre deux haies de soldats, au milieu d'une foule attristée, presque indignée. Les Viennois, si joyeux la veille encore, mais versatiles à l'extrême. commencent en effet à reprocher à l'Empereur François d'avoir trop facilement immolé sa fille à la politique et se demandent à quels mauvais traitements leur malheureuse princesse va se trouver exposée. Cet excès de loyalisme, à vrai dire un peu tardif, provoquera même un début d'émeute que la troupe devra réprimer.
Un long cortège, composé de 83 voitures tirées par 454 chevaux et emmenant près de 300 personnes, prend la route de Saint-Polten où l'on couche le soir. le 14, on arrive à Enns, le 15 à Ried, le 16 à Braunau, où doit avoir lieu la cérémonie de la « remise »!
La ville, située à proximité immédiate de la Bavière, pays allié de Napoléon, est en effet considéré comme une frontière symbolique entre la France et l'Autriche. Marie-Louise pénètre dans une baraque en bois construite pour la circonstance et où l'attendent les membres de sa suite française. Très à l'aise malgré sa timidité naturelle et le chagrin qui l'étreint à l'idée de quitter son pays et les siens, elle est accueillie au nom de son époux par la reine Caroline Murat (choix assez discutable), puisque la soeur de Napoléon chargée des fonctions de surintendante de la Maison occupe présentement le trône de la grand-mère de Marie-Louise, MarieCaroline de Bourbon-Sicile), écoute un discours de bienvenue suivie de la lecture des actes de remise et de réception, préside à un échange de cadeaux, prend congé de ses compagnons autrichiens, se dépouille de ses vêtements de voyages pour être habillée et parée « à la française », reçoit le serment de ses nouvelles dames d'honneur et d'atour. Lorsqu'elle sort enfin du bâtiment par une porte opposée à celle par laquelle elle y est entrée, elle est officiellement devenue française.
De tout ce qui lui était cher en arrivant à Braunau, il ne lui reste rien, ni amis (seule sa grand-maîtresse, la comtesse Lazansky, à laquelle elle est très attachée, sera autorisée à l'accompagner jusqu'à Munich), ni bijoux, ni même son canari en cage et son petit chien Zozo, qui lui avait été offert par l'ambassadeur d'Angleterre. Le vieux principe, selon lequel  » une princesse doit être remise seule et sans partage afin de tout oublier pour commencer une nouvelle vie « , a été scrupuleusement appliqué.
Le lendemain, la course reprend. Le 18 on arrive à Munich, le 19 à Ulm, le 20 à Stuttgart, le 21 à Carlsruhe, le 22 à Strasbourg où l'on célèbre l'entrée de la nouvelle impératrice en territoire français par plusieurs cérémonies. Perdu au milieu de la foule des courtisans, un officier autrichien lui présente ses hommages. Marie-Louise le remarque à peine. Il se nomme le comte Adam-Albert de Neipperg et occupera plus tard une place privilégiée dans son coeur et dans sa destinée.
On repart de Strasbourg le 24 pour arriver le soir à Lunéville, le lendemain à Nancy, le surlendemain à Vitry-le-François. Le programme prévoit encore deux jours de voyage, entrecoupés d'une étape à Soissons pour atteindre enfin le château de Compiègne où l'attend Napoléon.
Marie-Louise est épuisée. Depuis son départ, elle doit se lever chaque matin à cinq heures et ne peut jamais se coucher avant onze heures du soir. Elle a désormais hâte d'arriver, de faire la connaissance de son mari, de s'installer dans sa nouvelle vie. La reine Caroline, constamment à ses côtés l'importune par sa condescendance, les recommandations qu'elle lui prodigue, les conseils dont elle croit bon de l'accabler. Pour un peu, elle compterait les heures qui la séparent de l'instant où elle pourra enfin se débarrasser de cette tutelle obsédante et se reposer.
Napoléon, de son côté, est en proie à la plus grande impatience et à la joie la plus vive. Depuis qu'il a décidé d'épouser l'archiduchesse, il mesure pleinement les avantages que doit lui apporter cette union.
–  » Je me donne des ancêtres, se plait-il à répéter « .
Et, pour illustrer ce propos, il parle volontiers de  » son pauvre oncle Louis XVI, de sa malheureuse tante Marie-Antoinette « . Cambacérès, l'archichancelier de l'Empire, en demeure confondu : « Il se promène au milieu de sa gloire, confie-t-il à ses familiers ».
Rien n'est trop beau pour sa future épouse car il s'agit d'éblouir une fille d'empereur. A son intention, il commande aux meilleurs fournisseurs de Paris un trousseau magnifique, une garde-robe complète d'une élégance et d'une richesse inouïes, des parures de toute sorte, des nécessaires de toilette. Lui-même cède à la coquetterie, se fait couper de nouveaux vêtements, s'habille de linge fin, prend des leçons de danse. Pour la première fois, peut-être de toute sa vie, cet homme, toujours si sûr de lui, s'inquiète :
–  » Il faut à présent, dit-il un jour à sa belle-fille Hortense, que je devienne aimable. Mon air sérieux et sévère ne plairait pas à une jeune femme… ».
Chaque jour, il lui adresse des billets pleins de tendresse, presque amoureux : « Que j'aurais du plaisir à vous voir et à vous dire tout ce que j'éprouve d'affectueux… Pourquoi ne suis-je pas à la place du page, à prêter le serment d'homme-lige, un genou à terre, mes moins dans les vôtres. Toutefois, recevez-le en idée. En idée aussi je couvre de baisers vos belles mains… ». Ou encore : «… Tout ce qui n'est pas vous ne m'intéresse plus… Je sens qu'il ne me manquera plus rien lorsque vous serez ici… ».
Avidement, il interroge ceux de ses courtisans qui ont eu l'occasion de voir récemment l'archiduchesse :
– « Voyons, parlez-moi franchement, comment l'avez-vous trouvée ?… Quelle taille a-t-elle ? De quelle couleur sont ses cheveux ? et son teint ? et ses yeux ?… A-t-elle de çà et de çà, ajoute-t-il en plaçant ses mains sur sa poitrine et sa croupe ».
Cette exaltation ne l'empêche pas de passer des heures agréables auprès de sa maîtresse du moment, Christine de Mathis, dame pour accompagner de la princesse Pauline Borghèse, « une petite blonde assez grasse » d'origine piémontaise pour laquelle il semble éprouver une certaine attirance. Lorsqu'il va quitter Paris le 20 mars avec sa Cour pour le château de Compiègne où il attendra Marie-Louise, Madame de Mathis fait partie de sa suite. Elle ne s'en ira que la veille de l'arrivée de l'impératrice.
Napoléon aurait aimé que la « réception » eût lieu au château de Fontainebleau qu'il qualifiait de « palais par excellence » parce que les pièces en étaient « belles et immenses », que chacun y jouissait d'une grande indépendance et que le souverain, en particulier, y était libre d'aller et venir à sa guise sans être surveillé par les personnes de sa suite. Son choix s'était néanmoins arrêté sur le château de Compiègne, parce que c'était là qu'un jour de mai 1770, le roi Louis XV était venu attendre l'archiduchesse Marie-Antoinette d'Autriche, épouse de son petit-fils le Dauphin. L'Empereur une fois de plus avait cédé à son souci de se conformer à la tradition royale.
Aussi, depuis un mois, le château de Compiègne est-il le siège d'une grande agitation. Peintres, tapissiers, maçons, s'affairent et se bousculent. On aménage les appartements de la nouvelle souveraine, notamment une splendide salle de bains, on en rénove d'autres, on étudie le cérémonial, on prépare pour l'Empereur un logement dans l'Hôtel de la Chancellerie où selon l'Etiquette il devra séjourner tant que ne seront pas célébrés le mariage civil et le mariage religieux. Presque chaque jour arrivent des princes ou princesses venus accueillir la fille des Habsbourg: les reines d'Espagne et de Hollande le 21 mars, la princesse Pauline le 22, le roi Murat le 23. Les autres jours, pour tromper son attente, l'Empereur se livre à de longues parties de chasse et fait porter par des courriers une partie du gibier abattu à Marie-Louise dont il suit l'avance presque heure par heure.
Le 27 mars, à midi, n'y tenant plus, il commande une voiture et part à sa rencontre en compagnie du roi de Naples. Lorsqu'il prend place dans son carrosse à Courcelles-sur-Vesle, il sait enfin qu'il n'a pas rêvé et peut croire que cette fois il est vraiment entré « dans la famille des rois ».

LA NUIT DE NOCES

Sur l'ordre de Napoléon, le cortège impérial s'est remis en route. Les deux époux semblent heureux, comme si l'un et l'autre venaient d'éprouver en se découvrant une surprise agréable. Marie-Louise, quant à elle, paraît soulagée. D'abord, parce que cette arrivée « à la hussarde » ne lui a pas déplu, ensuite parce qu'elle lui a évité de se prêter à une comédie un peu ridicule. En effet, ne lui avait-on pas prescrit à Vienne de se jeter à genoux aux pieds de son mari dès qu'elle se trouverait en sa présence et de lui réciter un petit compliment dont elle n'avait cessé de répéter le texte tout au long du trajet. En venant la surprendre à Courcelles-sur-Vesle, l'Empereur l'avait donc libérée de cette pénible obligation.
Les chevaux vont bon train et arrivent bientôt aux portes de Soissons. Comme il avait été prévu que l'impératrice y passerait sa dernière nuit avant d'arriver à Compiègne, les autorités et les habitants de la ville avaient préparé une réception et un banquet. Ils en seront pour leurs frais. A peine restera-t-on à Soissons quelques minutes, temps tout juste suffisant pour un bref échange de compliments. Puis on repart, car l'Empereur veut être rendu à Compiègne au plus vite.
A Compiègne, où dès que fut connue la nouvelle de l'arrivée précipitée du cortège impérial, tout le monde a aussitôt revêtu sa tenue de Cour. On illumine, on pavoise les arcs de triomphe tandis que la Garde Impériale, sous le commandement du maréchal Bessières, prend position sur le chemin que doit parcourir le cortège pour se rendre au château. A dix heures, le canon annonce son arrivée. La voiture du couple impérial s'arrête devant l'entrée principale tandis que s'approchent des laquais porteurs de torches et que les valets de pied ouvrent les portières.
L'Empereur et l'Impératrice descendent de voiture et pénètrent dans le palais. Les princes et princesses de la famille impériale attendent les époux en bas du Grand escalier. Napoléon leur présente sa femme qui les embrasse. Puis, très rapidement, on passe devant la foule des grands dignitaires et des courtisans au milieu desquels figurent le maire de Compiègne, le prince de Schwarzenberg, un groupe de jeunes filles vêtues de blanc venues complimenter la souveraine et lui offrir des fleurs. Dans l'ensemble, on lui trouve « bon air », bien que, par sa taille, elle domine son mari, de près d'une demi-tête.
L'Empereur l'entraîne dans ses appartements où elle retrouve avec joie son petit chien et son oiseau qui lui avaient été enlevés à Braunau, ainsi qu'une tapisserie inachevée qu'elle avait laissée dans sa chambre de la Hofburg. Marie-Louise est touchée aux larmes, et se tournant vers sa nouvelle dame d'honneur, la duchesse de Montebello, veuve du maréchal Lannes mortellement blessé à Essling lors de la dernière campagne, lui dit : « L'Empereur est bien charmant et bien doux pour un homme de guerre aussi redoutable. Il me semble que je l'aimerai bien ».
Pendant que l'on dresse une table dans un petit salon pour y servir un souper auquel assistera l'inévitable Caroline, Napoléon interroge son oncle, le cardinal Fesch:  » Voyons, suis-je marié ?  » –  » Oui, Sire, selon la loi civile, mais peut-être pas tout à fait selon le droit canonique « .
Napoléon en sait assez long. Il n'a pas l'intention d'entamer à cette heure une discussion qu'il juge sans objet. Pour lui la question est réglée. Il se considère comme bel et bien marié. D'ailleurs, ne peut-il pas s'enorgueillir d'un précédent historique : celui d'Henri IV qui n'avait pas attendu la consécration pour consommer son mariage avec Marie de Médicis!
Le souper terminé, Caroline se retire. Napoléon se tourne alors vers Marie-Louise : « Quelles instructions avez-vous reçu de vos parents ? » – « D'être à vous entièrement et de vous obéir en toutes choses »
– « Bien, dit l'Empereur, je vais vous rejoindre dans votre chambre ».
Plus tard, il avouera avoir dit : « Alors, je veux coucher avec vous ». Or, ne l'oublions pas, il s'adresse à la fille des Habsbourg qu'il ne connaît que depuis quelques heures.
Marie-Louise, ayant fait un signe de la tête qu'il interprète comme un acquiescement, il passe alors dans son cabinet de toilette, se déshabille, s'inonde d'eau de Cologne, endosse une robe de chambre et la rejoint au lit où elle s'est docilement glissée. Vers deux heures du matin, il regagne ses appartements pour y terminer la nuit.
Tandis que se déroulait cette scène, la Cour était réunie pour dîner dans la Grande galerie du palais. Tout le monde mourait de faim. Le temps passait et on attendait toujours l'arrivée du couple impérial pour se mettre à table. Vers minuit, un maître d'hôtel vient annoncer : « Leurs Majestés se sont retirées ». Plus simplement, Cambacérès déclare autour de lui : « Ils se sont couchés ». Personne ne paraît surpris. Il est vrai qu'il y a bien longtemps que l'Empereur a habitué ceux qui l'approchent à ne plus s'étonner de rien. Quelquesuns pourtant murmurent : « Comment pouvait-on attendre autre chose d'un pareil homme ! »
Par la suite, à Sainte-Hélène, Napoléon racontera à ses compagnons d'exil les moindres détails de sa nuit de noces. Nous savons, par exemple que Marie-Louise avait reçu à Vienne, avant son départ, les conseils d'usage, qu'elle était vierge mais paraissait très douée pour les choses de l'amour et que son époux n'eut qu'à se féliciter de sa docilité. D'ailleurs le lendemain, il confiera à un de ses intimes : « Mon cher, épousez une Allemande. Ce sont les meilleures femmes du monde, bonnes, naïves, et fraîches comme des roses ». Encore à Sainte-Hélène, il dira plus crûment : « Elle a fait cela en riant ».
Il est cependant un peu inquiet de l'opinion de la Cour « sur l'accroc qu'il vient de faire au programme » et s'en enquiert auprès de Constant, son valet de chambre. Celui-ci lui répond qu'il n'a entendu parler de rien. L'Empereur exprime sa satisfaction et passe à un autre sujet.
Le même jour, tandis qu'il se félicite de sa nouvelle épouse, celle-ci écrit à son père : « Depuis mon arrivée, je suis presque continuellement avec lui, et il m'aime extrêmement. Je lui suis aussi très reconnaissante et je réponds sincèrement à son amour. Je trouve qu'il gagne beaucoup quand on le connaît de plus près : il a quelque chose de très prenant et de très empressé à quoi il est impossible de résister… Je ne puis assez en remercier Dieu et vous, mon cher Papa, de m'avoir accordé une aussi grande félicité… « .
Apparemment, tout le monde semble donc comblé et ravi.
Napoléon et Marie-Louise vont passer au château de Compiègne les journées des 28 et 29 mars, le plus souvent dans l'intimité et se faisant servir leurs déjeuners dans la chambre de l'Impératrice. Le 28 au soir cependant la Cour est conviée à un concert avant le dîner. C'est la première manifestation officielle à laquelle Marie-Louise doit assister. La Grassini, qui avait autrefois accordé ses faveurs au jeune général Bonaparte, y chante des airs allemands accompagnée au piano par le compositeur Paër. Marie-Louise, en robe rose, est radieuse. A ses côtés, peut-être fatigué par les émotions de la veille, son mari commence par somnoler, puis s'endort. Sa femme essaie de le réveiller en lui touchant légèrement le coude. Napoléon sort à plusieurs reprises de sa torpeur, sourit, prononce quelques paroles aimables, puis succombe de nouveau au sommeil. Marie-Louise, un peu gênée tout d'abord, finit par beaucoup s'amuser.
Furieux de s'être ainsi laissé surprendre, l'Empereur quitte brusquement la salle du concert, rencontre dans un couloir le lieutenant-général Morio qui vient de subir un échec en Espagne et l'injurie copieusement. Subitement calmé, il revient s'asseoir auprès de MarieLouise, empressé et souriant.
Le 29, se déroule la cérémonie de la présentation à l'Impératrice des officiers et des dames de sa Maison, des hauts fonctionnaires, des personnes de qualité présentes à Compiègne. Elle se prête à cette obligation de bonne grâce mais, diront les témoins, « sans chaleur ». Certains se livrent même à des comparaisons désobligeantes et en arrivent à regretter Joséphine.
Le 30, la Cour quitte Compiègne et se rend à SaintCloud où doit être célébré le surlendemain le mariage civil. Puis ce sera l'entrée dans Paris en passant sous l'Arc de Triomphe de l'Etoile en cours de construction et « achevé » pour la circonstance en bois et en toile. Le jour même, le cardinal Fesch dispensera aux époux la bénédiction nuptiale dans le salon carré du Louvre transformé en chapelle.
Etant donnée l'avance prise par l'Empereur avec le demi-consentement du prélat dès l'arrivée de MarieLouise au château de Compiègne, ces cérémonies ne pouvaient être, dans l'esprit des époux, que de pure convention.
Marie-Louise sera Impératrice des Français pendant quatre années, sur lesquelles elle passera un peu plus de deux ans et huit mois seulement auprès de Napoléon. Pendant ces quatre années, elle tiendra sa place avec dignité, peut-être sans enthousiasme car elle n'aimait guère le faste, mais sans jamais faillir à ses devoirs de souveraine et d'épouse.
Les événements qui accompagneront la chute de l'Empire la dépasseront. L'influence néfaste de son entourage autrichien, sous la coupe duquel elle était retombée, les commérages dont elle fut abreuvée, les exigences de ses sens, son manque d'intelligence et d'esprit de sacrifice, lui firent rapidement oublier ce qu'elle devait à celui qui l'avait choisie pour compagne de sa gloire et de sa puissance. Il est hors de propos ici d'analyser les circonstances dans lesquelles s'est accompli son abandon, on pourrait même dire sa trahison. La seule chose qui importe aujourd'hui est de rappeler qu'à leur suite Marie-Louise est devenue une autre femme, dont les historiens se sont chargés à maintes reprises de critiquer et de condamner sans appel l'attitude et le comportement. Pour nous, qui nous nous trouvons réunis ici pour évoquer le souvenir de sa première rencontre avec l'Empereur et son entrée dans la vie conjugale, nous nous devons de rappeler simplement que celle qui allait renier par la suite l'homme qui l'avait fait asseoir sur le plus beau trône d'Europe avant de terminer tristement et médiocrement son existence à Parme en 1847, soit trente-sept ans plus tard, était totalement différente de la jeune femme qui, le 27 mai 1810, gravit d'un pas agile les marches du Grand escalier du Palais de Compiègne au bras de son époux, l'Empereur Napoléon.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
300
Numéro de page :
7-16
Mois de publication :
07
Année de publication :
1978
Année début :
1810
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