Document : Jugement rendu lors du procès Flaubert le 7 février 1857

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Le tribunal a consacré une partie de l’audience de la huitaine dernière aux débats d’une poursuite exercée contre MM. Léon Laurent-Pichat et Auguste-Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil pértodique La Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus : 1° Laurent-Pichat, d’avoir, en 1856, en publiant dans les n° des 1er et 15 décembre de la Revue de Paris des fragments d’un roman intitulé Madame Bovary et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273, commis les délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs ; 2° Pillet et Flaubert d’avoir, Pillet en imprimant pour qu’ils fussent publiés, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent-Pichat pour être publiés, les fragments du roman intitulé Madame Bovary, sus-désignés, aidé et assisté, avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et consommé les délits sus-mentionnés, et de s’être ainsi rendus complices de ces délits prévus par les articles 1er et 8 de la loi du 17 mal 1819, et 59 et 60 du Code pénal.

M. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.

Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par Me Sénard pour M. Flaubert, Me Desmarest pour M. Pichat et Me Faverie pour l’imprimeur, a remis à l’audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui a été rendu en ces termes :

 » Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés d’avoir commis les délits d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes moeurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique intitulé La Revue de Paris, dont il est directeur gérant, et dans les numéros des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er et 15 décembre 1856, un roman intitulé Madame Bovary, Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l’un en fournissant le manuscrit, et l’autre en imprimant ledit roman ;

 » Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il s’agit, lequel renferme prés de 300 pages, sont contenus, aux termes de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, dans les pages 73,77 et 78 (n° du 1er décembre), et 271, 272 et 273 (n° du 15 décembre 1856) ;
 » Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolément présentent effectivement soit des expressions, soit des images, soit des tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités ;

 » Attendu que les mêmes observations peuvent s’appliquer justement à d’autres passages non définis par l’ordonnance de renvoi et qui, au premier abord, semblent présenter l’exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires aux bonnes moeurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu’au respect dû aux cérémonies les plus augustes du culte ;

« Attendu qu’à ces divers titres l’ouvrage déféré au tribunal mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d’orner et de récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les moeurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ;

 » Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent énergiquement l’inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral ; que l’auteur a eu principalement en vue d’exposer les dangers qui résultent d’une éducation non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette idée, il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers un monde et une société pour lesquels elle n’était pas faite, malheureuse de la condition modeste dans laquelle le sort l’aurait placée, oubliant d’abord ses devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d’épouse, introduisant successivement dans sa maison l’adultère et la ruine, et finissant misérablement par le suicide, aprés avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète et être descendue jusqu’au vol ;

 » Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû être complétée dans ses développements par une ceraine sévérité de langage et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l’exposition des tableaux et des situations que le plan de l’auteur lui faisait placer sous les yeux du public ;

 » Attendu qu’il n’est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages qu’un écrivain s’est donné mission de peindre ; qu’un pareil système, appliqué aux oeuvres de l’esprit aussi bien qu’aux productions des beaux-arts, conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des oeuvres également offensantes pour les regards et pour l’esprit, commettrait de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes moeurs ;

 » Attendu qu’il y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s’être pas suffisamment rendu conapte ;

 » Mais attendu que l’ouvrage dont Flaubert est l’auteur est une oeuvre qui parait avoir été longuement et sérieusement travaillée, au point de vue littéraire et de l’étude des caractères que les passages relevés par l’ordonnance de renvoi, quelque répréhensibles qu’ils soient, sont peu nombreux si on les compare à l’étendue de l’ouvrage ; que ces passages, soit dans les idées qu’ils exposent, soit dans les situations qu’ils représentent, rentrent dans l’ensemble des caractères que l’auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant d’un réalisme vulgaire et souvent choquant ;

 » Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes moeurs et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ; qu’il n’apparaît pas que son livre ait été, comme certaines oeuvres, écrit dans le but unique de donner une satisfaction aux passions sensuelles, à l`esprit de licence et de débauche, ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ;

 » Qu’il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d’oublier que la littérature, comme l’art, pour accomplir le bien qu’elle est appelée à produire, ne doit pas seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression ;

 » Dans ces circontances, attendu qu’il n’est pas suffisamment établi que Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui leur sont imputés ;

 » Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie sans dépens. « 

Gazette des tribunaux – 9 février 1857

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