Les cendres de l’Empereur sont-elles aux Invalides ? [article de 1971]

Auteur(s) : MAC CARTHY Dugue
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Avec l’aimable autorisation de Mme Mac Carthy, et de la Revue de la Société des Amis du Musée de l’Armée.

Le bicentenaire de la naissance de Napoléon a été marqué, comme il fallait s’y attendre, par la publication de nombreux ouvrages se rapportant à cet illustre personnage. Un de ces livres porte un titre insolite :  » Anglais, Rendez-nous Napoléon « . Sa publication a été précédée d’une campagne de presse savamment orchestrée. Successivement plusieurs journaux et hebdomadaires publiaient des articles aux titres sensationnels et prometteurs.  » France-Dimanche  » ouvrait le feu dans son numéro 1117 en annonçant  » la bombe d’un jeune historien – Ce n’est pas Napoléon qui est enterré aux Invalides « .  » Paris Match  » prit le relais, d’autres encore. Plusieurs lecteurs se sont émus, tant en France qu’à l’étranger, en Grande-Bretagne notamment.

La thèse de l’auteur repose sur l’affirmation suivante : le  » masque Antommarchi  » n’est pas celui de Napoléon, mais celui de Cipriani Fanceschi, maître d’hôtel de Longwood, décédé en février 1818 dans des circonstances assez mystérieuses. Cette affirmation constitue la base du raisonnement développé dans ce livre, dont l’auteur affirme  » qu’il n’est pas un roman historique mais un livre d’histoire « .

Le raisonnement peut se résumer ainsi :
– les compagnons de l’Empereur ne voulant pas livrer à la postérité le véritable masque mortuaire de celui-ci, à cause de sa laideur, se mettent d’accord pour lui substituer celui pris en 1818 par le docteur O’Meara sur le cadavre de Cipriani. Les autorités britanniques sont, dès le début, parfaitement informées de cette substitution.

– Ces mêmes autorités en déduisent qu’elles peuvent sans risques remplacer, dans le caveau de Sainte-Hélène, les restes mortels de Napoléon par ceux de Cipriani. Les cendres de l’Empereur sont alors transférées à Westminster, où elles se trouvent encore actuellement.

– Le calcul des Anglais s’avère exact. Aucun des membres de l’Expédition des Cendres de 1840 n’ose élever la moindre protestation en constatant, lors de l’ouverture du cercueil, qu’il y a eu substitution, les anciens compagnons de l’Empereur parce qu’ils ont été, les premiers, les auteurs ou les complices d’une supercherie analogue concernant le masque, les représentants officiels de la France, parce qu’ils ont reçu l’ordre de ne rien dire ou faire qui puisse indisposer les Anglais.
Il m’a semblé que la meilleure façon de réfuter cette thèse consistait à analyser successivement les six chapitres de ce livre.

Chapitre I : Sainte-Hélène (1815-1821)

Consacré à l’aspect physique de l’Empereur pendant sa captivité, il nous décrit ensuite l’état de son cadavre entre le 5 et le 7 mai 1821, puis nous fait assister à l’autopsie et à la prise du masque mortuaire. Ce masque est, nous dit-on, celui d’un vieillard gros et gras, aux traits défigurés, totalement différent de celui connu sous le nom de  » masque Antommarchi « .

Nous assistons ensuite à la mise en bière, puis à l’inhumation dans la vallée du géranium.

Que l’Empereur ait beaucoup engraissé, surtout à partir de 1810, l’iconographie contemporaine le prouve abondamment. Mais il n’est pas très honnête, pour restituer la silhouette du captif de Sainte-Hélène, de s’en tenir aux croquis généralement caricaturaux de ses adversaires. Etant moi-même dessinateur, je crois pouvoir affirmer que celui qui commet des erreurs grossières dans la représentation des détails vestimentaires de son modèle a de fortes chances de nous tromper également sur son aspect physique. En effet, de deux choses l’une : ou bien l’auteur du croquis ne sait pas dessiner, ou bien il n’a pas vu son modèle.

Le début de ce chapitre est illustré de seize croquis ou dessins représentant Napoléon à bord du  » Bellerophon « , puis à Sainte-Hélène. Pour les raisons ci-dessus exposées, douze d’entre eux doivent être rejetés comme non valables ; ils comportent en effet des erreurs inadmissibles en ce qui concerne les uniformes et les décorations de l’Empereur. Sont, par contre, acceptables les croquis du Commissaire Ibbetson (Northumberland), d’un officier anglais anonyme (1816), du major R. Pearson Boys (1817) et un dessin de Marchand, non daté.

Ces quatre dessins confirment l’impression donnée par le très beau portrait de sir G. Lock  » Napoléon sur le Bellerophon « , au Musée de Greenwich, c’est-à-dire celle d’un homme épaissi et gras, mais non difforme.

A l’appui de sa thèse de la difformité, l’auteur fait état d’un gilet en sa possession, gilet qui aurait été porté par Napoléon pendant les dernières années de sa captivité. Il a une coupe en trapèze, la grande base à la taille, il est fendu dans le dos et, de part et d’autre de la fente, des cordonnets en permettent l’ajustage. Mais cette coupe n’était pas spéciale à l’Empereur. Le Musée de l’Armée possède plusieurs gilets du premier Empire ayant les mêmes caractéristiques et visiblement taillés pour des officiers sans embonpoint. L’empereur était sans aucun doute, à la fin de sa vie, un gros homme et il l’est demeuré jusqu’à la phase aiguë de sa maladie mais, au cours de celle-ci, il ne fait aucun doute qu’il ait beaucoup maigri. Tous les dessins exécutés à Longwood entre le 5 et le 7 mai 1821 donnent de l’Empereur l’image d’un gisant au visage amaigri ; le corps allongé n’accuse aucune protubérance excessive au niveau de l’abdomen, même sur les dessins datant d’avant l’autopsie. Celui exécuté par W. Crokat, le 6 mai, et plus encore, celui de Joseph Rubidge – le seul dessinateur professionnel qui ait vu l’Empereur post-mortem daté du 7 mai, montrent un visage émacié aux traits tirés.

Le rapport d’autopsie rédigé par cinq médecins britanniques précise que la graisse, au niveau de l’abdomen, avait une épaisseur d’un pouce et demi, soit un peu moins de quatre centimètres. Quant au docteur Henry, l’un des témoins de l’autopsie, il devait écrire dans ses souvenirs que, si le corps était resté très gras, le visage avait  » l’émaciation habituelle qu’amène la maladie qui l’a tué « .

Il existe d’ailleurs une preuve incontestable de l’amaigrissement du captif pendant la dernière phase de sa maladie. Pour son exposition dans la chapelle ardente, le corps de l’Empereur a été revêtu de son uniforme et chaussé de ses bottes. Tout cavalier sait, par expérience, qu’il n’est pas facile d’enfiler soi-même ses bottes. On imagine sans peine combien il doit être malaisé de chausser de ses bottes un cadavre inerte et raidi. J’ai eu récemment l’occasion d’examiner une paire de bottes militaires de l’Empereur, sans doute la seule actuellement connue et ayant fait partie de la garde-robe de Napoléon à Sainte-Hélène. Ce sont des bottes en cuir très fin légèrement doublées, à tiges souples ; le tour de mollet n’en est pas très grand et la tige se rétrécit au niveau des chevilles comme le voulait la mode sous l’Empire. Il eut été tout à fait impossible d’enfiler de semblables bottes au cadavre de l’Empereur si ses jambes, ses chevilles et ses pieds n’avaient considérablement maigri.

L’auteur attache évidemment beaucoup d’importance aux dents de Napoléon, tous les témoignages qu’il cite devant contribuer à établir la non-authenticité du  » masque Antominarchi « . Mais nous devons retenir qu’Antommarchi, qui était médecin et n’a connu l’Empereur qu’à la fin de sa captivité, a écrit, parlant du cadavre de celui-ci :  » … Sa bouche conservait l’expression du sourire (1).  » On peut évidemment prétendre que cette précision a été donnée par Antommarchi dans l’intention d’authentifier l’édition à venir (1833) d’un  » faux  » masque mortuaire de Napoléon. Il faut cependant noter que ces lignes ont été écrites en 1823, soit dix-sept ans avant l’exhumation dont les témoins rendront compte en des termes identiques.

L’auteur insiste sur le fait que l’on mit en place une mentonnière dès que l’Empereur eu cessé de vivre, puis à nouveau après la toilette funèbre et qu’il est donc impossible que la bouche soit demeurée entrouverte. A mon avis, si l’on a dû remettre une seconde fois la mentonnière, c’est précisément parce qu’on n’avait pas réussi à fermer la bouche du cadavre, ce qui arrive fréquemment. Si l’on observe avec attention les croquis exécutés post-morten, on constate que Marchand, Marryat, Crokat, Welch et Rubidge ont tous représenté l’Empereur avec les lèvres entrouvertes. Seule, l’ébauche de Denzil Ibbetson le montre avec la bouche fermée. Le lieutenant Georges Welch, dans une note reproduite dans le  » Graphic  » du 13 juin. 1821, précise, décrivant son croquis :  » ceux qui ont vu seulement des gravures de Buonaparte en bonne santé ne l’estimeront sans doute pas un bon portrait. Mais il faut vous souvenir qu’il a été pris après une longue maladie et que son corps était très émacié, et après qu’il eut été ouvert (pour l’autopsie), ce qui l’a réduit à un état véritablement squelettique…, sa bouche, que de son vivant il gardait toujours fermée, s’était ouverte.  » Nous sommes au soir du 6 mai, ce qui prouve qu’en dépit de la mentonnière, les lèvres de l’Empereur sont bien restées entrouvertes.

Poursuivant son récit, l’auteur nous décrit la prise du masque, le 7 mai, puis le long conflit qui devait opposer le docteur Burton à son collègue Autommarchi et au Grand Maréchal, enfin l’odyssée du masque. Pour l’auteur, le véritable masque n’est pas celui que nous connaissons et dont l’archétype appartient au baron de Veauce (2), mais bien celui du Royal United Service Museum de Londres. Or ce dernier est justement celui de tous les soi-disant masques mortuaires de Napoléon qui est jugé  » le plus inacceptable  » par tous les spécialistes. Je renvoie le lecteur aux ouvrages aussi passionnants que documentés du baron de Veauce (3) et à l’article de notre regretté collègue Jacques Jousset (4). Qu’il nous suffise de dire que le masque du Royal United Service Museum provient de M. Charles Alder, qui l’avait acheté en 1939 avec d’autres prétendues reliques napoléoniennes à un certain Louis, Charles de Bourbon ; cet imposteur a été démasqué en son temps par le périodique anglais  » John Bull  » ; bien entendu, il n’avait pas la moindre parenté avec l’auguste famille dont il avait usurpé le nom pour mieux couvrir son trafic. Parmi les soi-disant  » souvenirs authentiques  » accompagnant le masque figurait le collier de la Légion d’honneur que  » portait Napoléon à Sainte-Hélène « . Cette pièce, déposée avec le masque au Musée de Londres, fut envoyée pour examen au Musée de l’Armée en 1956. C’est un collier de mesquines dimensions en métal quelconque auquel est suspendue une croix d’officier de la Légion d’honneur du second Empire. Ce voisinage suffirait à lui seul à prouver que le masque est, lui aussi, un faux. Son examen attentif permet de constater que, par certains détails, ce visage diffère de celui dont il prétend nous reproduire l’image. Tous les portraits de Napoléon, qu’ils aient été exécutés par des artistes de renom ou par des amateurs plus ou moins habiles, montrent que celui-ci avait une lèvre supérieure particulièrement courte. On sait, de plus, que l’Empereur avait, à partir de la quarantaine, un système pileux peu fourni, au point que plusieurs de ses familiers prétendaient qu’il n’avait ni cils, ni sourcils. Le masque du Royal United Service Museum est celui d’un homme ayant une lèvre supérieure très haute et les cils ainsi que les sourcils abondamment fournis (5). L’inscription franco-anglo-italienne  » L’Empereur Napoleone à Saint-Hélena  » qui figure au dos de ce masque ne contribue pas à rendre cet objet plus authentique.

Le livre cite divers témoignages, d’Anglais notamment, tendant à établir qu’au moment de la prise du masque, le 7 mai à 16 heures, le visage de l’Empereur était défiguré, méconnaissable, voire effrayant.

Il est évident que, pour les Anglais qui ne connaissaient le captif que par des croquis exécutés par certains de leurs compatriotes plus ou moins bien intentionnés, le visage émacié et amaigri du gisant devait être  » tout à fait méconnaissable « . Nous renvoyons à ce sujet le lecteur à la citation du lieutenant Welsch. Ce visage n’était nullement horrible et effrayant ; il existe un témoignage prouvant qu’au contraire il était calme, paisible et beau. L’enseigne Ducan Darroch était de service à Longwood le 6, puis le 7 mai et chaque soir il écrivait à sa mère :

6 mai :  » sa physionomie était sereine et placide ; elle s’était creusée, bien entendu. Ses traits étaient beaux et accusés… il avait un nez remarquablement beau…  »

7 mai  » …sa figure s’était creusée un peu plus … De ma vie, je n’ai vu expression plus sereine et plus calme. Il semblait goûter un profond et paisible sommeil, n’eût été le teint blême des lèvres et des joues … Je ne puis chasser de mon esprit l’expression de son visage, elle me hante continuellement.  »

Si l’on replace dans son contexte cette dernière phrase, citée isolément par l’auteur, on voit que Darroch a voulu exprimer exactement le contraire de ce que celui-ci prétend lui faire dire.

Ce même jour, 7 mai, entre 15 et 16 heures, peu de temps avant la prise du masque, Joseph Rubidge exécute un dessin très poussé de Napoléon en uniforme sur son lit de parade. Ce dessin confirme ce qu’à écrit Darroch : les traits sont creusés, le nez pincé, les pommettes saillantes, mais le visage est calme et détendu, sans cette crispation aux commissures fortement tirées vers le bas que l’on remarque sur le masque du Musée Londonnien.

En définitive, si l’on se réfère au témoignage de ces deux jeunes Anglais qui n’avaient aucune raison d’idéaliser la dépouille du général Bonaparte, on est en droit d’affirmer que le visage de l’Empereur n’était plus, le 7 mai, celui d’un gros homme aux traits ronds et gras et que son aspect n’était pas  » effrayant « .

La suite de ce premier chapitre est consacrée au récit de la mise en bière, puis de l’inhumation. Marchand a relaté la façon dont, le soir du 6 mai, lui-même et Ali ont vêtu le corps de l’Empereur. L’auteur tire de cette relation des conclusions inexactes. Marchand n’a jamais précisé que le grand cordon de la Légion d’honneur avait été placé par dessus l’habit. L’habit vert des chasseurs à cheval de la garde n’était pas, comme le dit l’auteur  » l’uniforme de parade « , mais celui de petite tenue, les chasseurs à cheval étant vêtus, pour la parade, de la tenue à la hussarde avec pelisse et dolman. Avec cet habit de petite tenue, Napoléon portait habituellement le grand cordon non pas sur ce vêtement, mais dessous, à peine visible sous le revers gauche et barrant d’un trait rouge le gilet blanc. Je doute fort que Marchand et Ali aient commis, en l’habillant pour son dernier voyage, une entorse à une tradition presque toujours respectée par l’Empereur de son vivant. Antommarchi a d’ailleurs précisé que le cordon a bien été placé sous l’habit et que les décorations étaient la plaque de grand aigle, la croix d’officier de la Légion d’honneur et la couronne de fer.

Dans sa lette du 7 mai déjà citée, l’enseigne Darroch, qui est anglais et n’est pas très renseigné sur les ordres français, précise :  » sur le côté gauche de la poitrine se voyaient une étoile (star) et deux décorations de je ne sais quels ordres.  » Darroch désigne par  » étoile  » la plaque de grand aigle de la Légion d’honneur, toujours de petites, dimensions sur l’habit de petite tenue ; les deux  » décorations  » étaient la croix d’officier de la Légion d’honneur et l’insigne de la Couronne de fer d’Italie.

Notons que Darroch aurait, sans aucun doute, mentionné le grand cordon s’il l’avait vu barrant l’habit vert. S’il n’en parle pas, c’est que ce cordon est presque invisible lorsque le gisant est vu par sa droite (6).

Le lieutenant Welsh a exécuté un dessin de Napoléon, exposé vêtu après l’autopsie. Le corps est vu du côté gauche. Si les décorations françaises, inconnues de l’auteur, sont maladroitement représentées, leur nombre est indubitablement conforme à la réalité. On distingue nettement, comme l’a écrit Darroch, une étoile (plaque) et deux médailles.

Quant à la croix terminale du grand cordon, je ne vois pas l’intérêt que peut présenter ce détail ; lorsque le grand cordon est placé sous l’habit, il est impossible de voir cette croix, celle-ci étant cachée sous la basque gauche de l’habit.

Après la prise du masque, le corps fut mis en bière. Un procès-verbal a été établi par les généraux Bertrand et Montholon et par Marchand :
 » Ce jour d’hui sept mai mille huit cent vingt et un, à Longwood, île de Sainte-Hélène, le corps de l’Empereur étant revêtu de l’uniforme des chasseurs de la garde a été par nous soussignés déposé dans un cercueil de fer blanc,.. Ce premier cercueil ayant été soudé en notre présence, a été placé dans un autre en plomb, lequel après avoir été également soudé a été renfermé dans un troisième cercueil en bois d’acajou.  »

Ce document permet-il de conclure que l’Empereur a été inhumé dans un triple et non quadruple cercueil ? Absolument pas !

Notons d’abord que ce procès-verbal n’a aucune valeur officielle puisqu’il n’est pas contresigné par une autorité britannique. De plus, et en dépit de son apparente précision, ce document est inexact. L’ordre des cercueils dont il fait mention est erroné.

Le problème très important de l’ordre et du nombre des cercueils peut être aisément résolu à l’aide de trois documents extrêmement précis et concordants : les mémoires de Marchand, le journal de Darling et les lettres de l’enseigne Duncan Darroch.

Marchand, qui a pourtant signé le procès-verbal du 7 mai, dit dans ses mémoires que les cercueils étaient placés dans l’ordre suivant, de l’intérieur vers l’extérieur : celui de fer blanc, un en acajou et un de plomb, ceci au moment de la mise en bière, donc le 7 mai.

Andrew Darling était arrivé à Sainte-Hélène au début de la captivité de Napoléon. Il était tapissier, mais, comme celà se produit souvent à la colonie, il s’était constitué une équipe d’ouvriers indiens et chinois, menuisiers, ébénistes, matelassiers, plombiers, etc. Cet  » homme à tout-faire – avait ses petites entrées à Longwood dont il assurait l’entretien et les réparations.

Le 2 mai 1821, il est prévenu de la fin prochaine de l’illustre captif et, le 5 mai, il note dans son journal la commande des cercueils.

 » L’ensemble doit se composer de :
l° Un cercueil de fer-blanc (7) doublé de satin ;
2° Un cercueil de bois ;
3° Un cercueil de plomb, puis un autre en acajou, ce qui est mis à exécution.  »

Darling eut du mal à se procurer suffisamment d’acajou pour la confection de deux cercueils. Un officier anglais, le capitaine Benett, le sortit d’embarras en offrant la grande table en acajou de sa salle à manger. Cette recherche dut prendre un certain temps et il est probable que seuls les trois premiers cercueils ont été livrés le 7 mai, ce qui explique la mention faite de trois cercueils par le procès-verbal cité ci-dessus.

– L’enseigne Darroch confirme que l’ordre des cercueils est bien celui donné par Marchand dans ses mémoires et par Darling.

Le 6 mai, Darrach écrit à sa mère :
 » On doit le mettre dans son cercueil enveloppé dans son manteau (8) Le premier (cercueil) sera en fer-blanc, le second en plomb, le troisième et le quatrième en acajou.  »

Le 10 mai, il rectifie
 » Je me suis mal exprimé au sujet des cercueils. Le premier est en fer-blanc, le second en acajou, le troisième en plomb, le quatrième en acajou.  »

Darling a dirigé la confection des cercueils, Darroch était en service à Longwood le 7 mai, jour de la mise en bière et il y est retourné plusieurs fois. Il n’y a aucune raison de refuser ces deux témoignages.

Pour en terminer avec cette importante question des cercueils, voici, nous semble-t-il, la chronologie des faits : le 7 mai, Darling livre à Longwood les trois premiers cercueils et ce n’est que plus tard, sans doute le 9 mai au matin, comme le suggère le docteur Ganière, qu’est apporté le second cercueil en acajou dans lequel on enferme les trois autres.

Comment a-t-on disposé dans le premier cercueil le corps de l’Empereur et les quelques objets qui l’accompagnaient ? A la suite des recherches qu’il nous dit avoir effectuées, l’auteur nous l’explique avec force détails, illustrant son récit d’un croquis de sa composition. On y voit le corps de l’Empereur vêtu de son uniforme, le grand cordon barrant le buste, le chapeau posé verticalement sur les pieds, les vases d’argent placés de part et d’autre des pieds joints. Ce dessin est inacceptable, comme l’est également le texte qu’il illustre.

Revenons au  » journal  » de Darling. Il donne les mesures du corps et du cercueil intérieur :
– longueur du corps : 5 pieds, 7 pouces ;
– longueur du cercueil : 5 pieds, 11 pouces,
soit 10 centimètres de plus que le corps, ce qui est peu si l’on se souvient que le cercueil est garni intérieurement d’un molleton ouaté et que le corps doit être vêtu et chaussé de ses bottes (ce que Darling ignore lorsqu’il prend les mesures).

La profondeur du cercueil est de 12 pouces, soit 30 centimètres. Cette faible profondeur interdisait absolument de placer le chapeau sur les pieds. Si l’on tient compte de la hauteur des pieds bottés, en y ajoutant celle des éperons, on ne pouvait pas disposer le corps avec les jambes allongées, genoux et pieds joints, comme le prétend l’auteur. On l’a donc disposé avec les jambes demi-fléchies, genoux et pointes des pieds tournées vers l’extérieure. Il était dès lors logique de placer le chapeau et les récipients d’argent dans l’espace ainsi créé entre les genoux, seul endroit disponible.

Voici les conclusions auxquelles nous sommes parvenus en terminant l’étude critique de ce premier chapitre en ce qui concerne quelques points essentiels :

– Au moment de sa mort, l’Empereur avait certainement beaucoup maigri. Son visage avait  » l’émaciation habituelle  » qu’entraîne la maladie qui fut la cause de son décès.

– Le 7 mai au soir, lorsque Burton et Antommarchi prennent l’empreinte de son masque mortuaire, la figure du défunt est  » altérée  » et  » creusée « , mais non pas  » défigurée  » et  » horrible « . Sa bouche est légèrement entrouverte, les traits sont détendus et paisibles.

– L’Empereur est revêtu de son uniforme orné de la plaque de grand aigle et de deux décorations; le grand cordon est passé, comme c’était l’usage, sous l’habit.

– Il a été placé dans quatre cercueils, le premier de fer-blanc, le second en acajou, le troisième de plomb et le quatrième en acajou.

– Le corps, très à l’étroit dans le cercueil de fer blanc dont les mesures ont été calculées trop justes, a les genoux demi-ployés et un peu écartés. Le chapeau et les vases d’argent sont placés entre les genoux.

Chapitre II : Sainte-Hélène (1840)

Nous sommes à Sainte-Hélène le 15 octobre 1840. L’auteur retrace les détails de l’exhumation et nous apprend cette ahurissante nouvelle : la tombe de l’Empereur a été violée après l’inhumation, il y a eu substitution de cadavres et ce n’est pas Napoléon qui repose dans le cercueil. Cependant aucun des membres de l’expédition des Cendres n’élève la moindre protestation. Le cercueil est refermé et c’est un  » faux Napoléon que ramène en France la  » Belle Poule « .

Comme précédemment l’auteur tire de faits et de documents exacts des conclusions inexactes.

Il est vrai que des différences existent entre le tombeau de mai 1821 et celui d’octobre 1840. Mais nous savons – et les témoins de l’inhumation le savaient – que la tombe n’était pas terminée lorsque les compagnons de la captivité ont quitté Sainte-Hélène. Les autorités britanniques avaient prévu tout un système de dalles et de crampons qui n’avait pu être réalisé avant le départ des Français.

On est dès lors en droit de se poser une question : pour exécuter ces travaux délicats et compliqués, travaux qui, nous le verrons, ne concernaient pas la seule superstructure du caveau, n’a-t-on pas dû en retirer le cercueil de façon à permettre aux ouvriers de les réaliser ?

J’émets cette hypothèse après avoir lu le livre de M. P. P. Ebeyer  » Révélations concerning Napoleon’s escape from St-Helena « . Le titre montre que la thèse de M. Ebeyer est, elle aussi, discutable. Personnellement, je ne crois pas plus à l’évasion de l’Empereur qu’à la substitution de son cadavre. L’intérêt de ce livre réside dans le fait que M. Ebeyer a étudié très consciencieusement –  » scientifiquement « , oserais-je dire – la structure du caveau tel qu’il se présentait en 1821, puis en 1840. Il en a réalisé deux croquis en coupe à la même échelle. On y remarque d’importantes différences concernant la superstructure, les parois latérales et la partie inférieure du caveau. Il est évident que de telles modifications n’ont pu être entreprises qu’après enlèvement provisoire du cercueil. La maçonnerie ainsi réalisée ayant semblé présenter toutes les garanties d’une parfaite conservation de son contenu – ce qui s’avérera exact en 1840. On a jugé inutile de replacer la bière sur des tasseaux de bois, comme on l’avait fait le 9 mai 1821. En effet, à cette date, la dalle sur laquelle reposait la bière était placée sur un lit de parpaings tapissant le fond du caveau. Dans la nouvelle construction cette dalle repose sur des tasseaux de pierre taillée qui l’isolent parfaitement du sol. Il n’était dès lors plus nécessaire d’isoler le cercueil de la dalle au moyen de tasseaux de bois, ce qui explique leur absence en 1840. Lorsque la bière a été remise en place mais, cette foi-ci, pour reposer directement sur la dalle, il n’a pas été possible de remonter les cordages, puisque ceux-ci se sont trouvés coincés entre le cercueil et la dalle ; et voilà po urquoi on notera, en 1840, la présence de cordages au fond du caveau.

Si l’on admet l’hypothèse de l’amélioration du tombeau après le départ des Français en 1821, toutes les différences constatées en 1840 s’expliquent sans qu’il soit nécessaire de supposer le gouvernement britannique animé de sombres desseins. Les Français étaient informés des intentions du Gouverneur concernant le tombeau ; aussi aucun des témoins survivants de l’inhumation n’a été étonné des modifications constatées lors de l’exhumation.

Emmanuel de Las Cases, dont on connaît l’antipathie à l’égard d’Hudson Lowe, confirme d’ailleurs l’exécution de travaux après l’inhumation lorsqu’il écrit :  » … Les Français qui, autrefois assistèrent à l’inhumation de Napoléon, avaient bien vu sceller cette dalle (il parle de celle qui était juste au-dessus du cercueil), mais ils n’avaient rien vu de plus ; ils ignoraient ce qui s’était passé après. Il existait dans l’île plusieurs témoins de ces derniers travaux qui, même, y avaient participé. Ils étaient présents, appelés par le capitaine Alexander (9). Mais 19 ans et demi s’étaient écoulés et leurs souvenirs se trouvaient évidemment altérés car ils étaient tous d’opinions différentes…  » Quoi qu’en pense l’auteur, il est tout à fait normal que les souvenirs des témoins de ces travaux soient un peu vagues en 1840.

Tout comme l’auteur, je pense qu’il y a eu manipulation du cercueil après l’inhumation, mais cette manipulation n’était pas  » insolite  » et ne constitue pas  » une violation de sépulture « .

L’auteur nous fait ensuite le récit de la remontée puis de l’ouverture des cercueils. S’en tenant au seul procès-verbal rédigé par Bertrand, Montholon et Marchand le 7 mai 1821, il prétend évidemment qu’il existe, en 1840, un cercueil de plus. Je pense personnellement que le comte de Rohan-Chabot disposait d’informations plus exactes concernant le nombre des cercueils. Sinon, comment le Commissaire du roi des Français aurait-il écrit, le 19 octobre 1840, au Premier ministre, M. Thiers

 » …Le cercueil de plomb (le second dans son énumération) renfermait, conformément aux relations officielles de 1821, deux autres cercueils, l’un en bois, l’autre en fer-blanc…  »

Rohan-Chabot est donc d’accord avec les lettres de Duncan Darroch et le  » journal  » de Darling dont il n’a pas pu avoir connaissance. En 1840, comme en 1821, il y a quatre cercueils et ceux-ci sont disposés dans le même ordre.

L’auteur nous précise que le cercueil extérieur fut trouvé, en 1840, tapissé de velours sur sa face inférieure, alors qu’en 1821 on n’avait pas trouvé le tissu nécessaire. Seul le jeune Las Cases parle de ce velours et voici en quels termes :

 » La planche inférieure qui, autrefois, avait été recouverte de velours, était la seule qui commençait à être altérée « .

Cela ne signifie nullement que Las Cases qui, ne l’oublions pas, n’a pas assisté à l’inhumation, a vu du velours sous le cercueil mais, au contraire, que cette planche  » autrefois recouverte de velours  » – du moins le pense-t-il – ne l’est plus en 1840.

Vient ensuite le récit de l’ouverture du cercueil intérieur et de la reconnaissance du corps. Pour la poursuite de sa démonstration, l’auteur précise un certain nombre de détails :

– aspect de l’uniforme, notamment des parements rouges de l’habit qui paraissent être  » entièrement neufs  » (enseigne de vaisseau Pujol, de l' » Oreste « ) ;

– absence de la cocarde du chapeau (général Gourgaud) ;

– nombre et place des décorations (Dr Guillard et E. de Las Cases) ;

– disposition du chapeau et des vases d’argent (les mêmes) ;

– doigts de pied passant au bout des bottes (les mêmes et abbé Coquerearu).

Examinons successivement ces différents points.
L’Empereur avait (à Sainte-Hélène) trois habits de colonel des chasseurs à cheval de la Garde. Celui dans lequel il a été inhumé était, nous dit Ali  » le moins mauvais « . Le second habit appartient aux princes Murat et est actuellement conservé au Musée de l’Armée, le troisième est au Musée de Sens. Ces deux vêtements ont perdu leur couleur vert foncé d’origine, qui a viré au bleu noirâtre (10). Mais le drap écarlate du collet, des retroussis et des parements a conservé une fraîcheur et un éclat extraordinaires, un aspect de neuf. Il était donc normal que, mains de vingt ans après la mise en bière, les parements de l’habit du cercueil – le moins mauvais des trois – aient conservé, eux aussi, leur couleur d’origine.

Seul, le général Gourgaud parle de la cocarde du chapeau. Il ne dit pas qu’elle était absente, mais qu’elle  » était détruite « , ce qui signifie qu’elle était très abîmée. Le docteur Guillard et Emmanuel de Las Cases, qui donnent l’un et l’autre beaucoup de précisions sur l’uniforme et parlent du chapeau, ne disent rien de la cocarde dont l’absence n’aurait pas manqué de les frapper.

En ce qui concerne les décorations, Las Cases a noté les mêmes que celles notées par Duncan Darroch le 7 mai 1821 : plaque de grand aigle et deux décorations. Le docteur Guillard et Las Cases ont vu le grand cordon de la Légion d’honneur sous l’habit, ce qui, nous l’avons dit, était la règle. Aucun témoin de l’exhumation ne parle de la croix terminale de ce grand cordon puisque celle-ci était dissimulée sous la basque gauche de l’habit, donc invisible. On ne peut en déduire, comme le fait l’auteur, que cette croix avait disparu.

Le chapeau et les deux vases d’argent ne pouvaient pas avoir été placés, comme l’a prétendu Antommarchi, aux pieds du cadavre. Le seul espace disponible, répétons-le, était entre les genoux et c’est bien là que les situent le docteur Guillard et Las Cases.

Il est exact qu’avant de lui enfiler ses bottes, Marchand et Ali avaient mis à l’Empereur une paire de bas de soie. En 1840, l’extrémité des bottes s’est ouverte et, par ces ouvertures, passent quelques orteils. L’auteur en déduit que les bas ont disparu. Mais si les fils des bottes ont lâché, la soie des bas beaucoup plus fragiles que des fils de cordonnier, a pu, elle aussi, se rompre. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que quelques orteils aient pointé hors de la déchirure.

La partie la plus pénible et la plus macabre du récit de l’exhumation est celle qui décrit l’état du corps pendant les quelques minutes de son exposition aaux regards des témoins. En comparant l’aspect du cadavre tel qu’il l’a supposé au moment de la mise en bière avec celui décrit par les comptes rendus – officiels ou non – de 1840, l’auteur conclut à la substitution du corps entre 1821 et l’exhumation.

Il est certain que le 7 mai 1821 la décomposition avait commencé son oeuvre ; de nombreux témoignages l’attestent. Au moment de l’ouverture du cercueil et pour reprendre les termes du rapport du docteur Guillard,  » le corps était bien conservé « , suit une description détaillée sur laquelle nous reviendrons, puis le médecin ajoute :
 » Ce n’est point ici le lieu d’examiner les causes nombreuses qui ont pu arrêter à ce point la décomposition des tissus, mais nul doute que l’extrême solidité de la maçonnerie du tombeau et les soins apportés à la confection et à la soudure des cercueils métalliques n’aient contribué à produire ce résultat.  »

D’autres raisons s’ajoutent, à mon avis, à celles données par le docteur Guillard :
– l’ablation, lors de l’autopsie, de quelques organes particulièrement putrescibles ;

– le fait que, depuis plusieurs jours avant sa mort, le malade ne se nourrissait plus que de liquides et de sirops sucrés et que, par conséquent, ses viscères devaient être à peu près vides.

J’ajoute que j’ai eu le triste devoir, pendant ma carrière d’officier, de procéder plusieurs fois à des exhumations de militaires tués au combat et enterrés dans les pires conditions. J’ai souvent constaté des conservations de corps apparemment inexplicables.

Au nombre des anomalies relevées par l’auteur figure la présence de traces de barbe sur le visage du cadavre en 1840, Or, nous dit-il, l’Empereur a été rasé à deux reprises entre le 5 et le 7 mai 1821. C’est faux. Voici exactement ce qui s’est passé, d’après ceux-là même qui ont dirigé ces opérations, Marchand et Ali : le 5 mai, à 23 h 30, l’Empereur a été rasé et on lui a coupé les cheveux (11), ne laissant que ceux qui seraient visibles sous le chapeau, puisque le corps doit être exposé vêtu et coiffé dans la chapelle ardente. Le 7 mai, avant la prise du masque, le piqueur Archambault aidé de Bourges, domestique du général Bertrand, rasent cette couronne de cheveux que l’on avait laissée mais non la barbe, sans doute à cause de l’altération des traits qui n’eut pas permis cette opération. Les joues et le menton de l’Empereur n’ont donc été rasés qu’une seule fois, six heures après sa mort et l’on sait que les ongles et les poils continuent de pousser un certain temps après le décès.

Cette ultime coupe de cheveux n’a d’ailleurs été exécutée qu’avec difficulté, sans déshabillage préalable, ce qui explique que plusieurs témoins de l’exhumation ont noté, outre les traces de barbe, quelques cheveux sur 1e crâne du cadavre.
Le docteur Guillard, dont le témoignage est le plus valable, n’a pas écrit, comme d’autres, que le corps était apparu dans un parfait état de conservation, mais qu’il était  » bien conservé « . Il ajoute ensuite plusieurs précisions concernant l’altération et la déformation de certaines parties du visage, des joues et du nez notamment. Emmanuel de Las Cases confirme les observations du médecin, pommettes tuméfiées, nez abîmé. Tous deux précisent que les lèvres entrouvertes laissent voir trois dents. Le docteur a noté que  » la région antérieure du thorax était fortement déprimée dans sa partie moyenne, les parois du ventre dures et affaissées « .

Si, donc, le corps de Napoléon était parfaitement reconnaissable, on ne peut prétendre qu’il était intact.

L’auteur estime  » paradoxal  » le fait qu’aucun dessinateur officiel n’ait été autorisé à assister à l’ouverture des cercueils. Il s’étonne de ce que l’on ait pas pris un daguerréotype du cadavre, bien que le matériel nécessaire existât à bord de la  » Belle Poule « . En notre siècle de reportages à sensation, nous sommes habitués au  » mitraillage à bout portant  » par les photographes et les cameramen sans aucun respect des convenances. En 1840, il n’en était pas ainsi ; la mise en place et l’utilisation des premiers appareils photographiques nécessitaient de longs délais et l’on comprend fort bien que les autorités, tant françaises que britanniques, n’aient pas toléré qu’un dessinateur et un photographe puissent prendre des croquis ou des clichés. On avait alors plus de respect pour les morts que de nos jours.

L’auteur prétend qu’aucun des anciens compagnons de l’exil n’a reconnu l’Empereur dans le cadavre qui apparut à leurs yeux le 15 octobre 1840, ce qui expliquerait les  » sensations impossibles à rendre  » (E. de Las Cases), les  » mouvements indéfinissables  » (abbé Coquereau),  » le mouvement universel de surprise  » (comte de Rohan-Chabot), les flots de larmes, etc. Toutes ces réactions s’expliquent fort bien sans avoir recours à l’hypothèse de la substitution. Quelle émotion dût, en effet, s’emparer des amis fidèles de l’Empereur, témoins de sa captivité, lorsqu’ils virent apparaître le corps de celui-ci, non pas intact, mais parfaitement reconnaissable ! Qui, en de semblables circonstances, n’éprouverait pas une intense émotion ?

Pour ma part et compte tenu de tout ce qui précède, je considère comme inacceptable le tableau comparatif établi par l’auteur en fin de ce second chapitre, tableau faisant état des différences relevées entre les témoignages de 1821 et ceux de 1840 et se rapportant :

– au nombre clés cercueils et à leur nature ;

– à l’uniforme et aux décorations ;

– aux vases d’argent ;

– à l’aspect du corps.

Seules sont à retenir les différences concernant le caveau. Elles s’expliquent par les travaux effectués après le départ des Français, travaux prévus et dont les compagnons de l’Empereur étaient informés.
Pour le reste, les témoignages invoqués ont été interprétés dans un sens qui n’était certainement pas celui que leurs auteurs avaient voulu leur donner.

Chapitre III : la substitution des masques

Avec ce chapitre nous entrons en plein roman. Il ne s’agit plus désormais, pour l’auteur, d’interpréter dans le sens de sa thèse des textes authentiques, mais d’imaginer un récit en l’émaillant de quelques références qui ne constituent nullement la preuve de ce qui est avancé. Il nous raconte comment le véritable masque mortuaire de Napoléon – d’après lui, celui du Royal United Service Musem – est jugé par les Français de Sainte-Hélène d’une telle laideur qu’ils estiment impassible sa reproduction pour la famille impériale, aussi bien que pour la postérité. Nous sommes à Londres au début du mois d’août 1821. Il est donc décidé d’un commun accord que le masque de Cipriani Franceschi pris par le docteur O’Meara après le décès mystérieux de ce serviteur en 1818, masque qui rappelle vaguement le visage du général Bonaparte vers 1800, sera  » aménagé  » et deviendra celui de Napoléon, pris par Antommarchi le 7 mai 1821.

Nous avons expliqué pour quelles raisons le masque du Musée de Londres était jugé par les spécialistes comme  » le plus irrecevable  » des faux masques de l’Empereur.

Où est la preuve qu’O’Meara ait pris  » à l’insu de l’Empereur  » un masque de Cipriani ? Je l’ai vainement cherchée parmi les nombreux documents cités par l’auteur. Notons en passant que cette prise de masque eût nécessité du plâtre ; il est dès lors surprenant que, si l’on avait trouvé du plâtre en 1818, on ait eu tant de peine à s’en procurer trois ans plus tard.

On nous affirme que Cipriani ressemblait  » vaguement  » au Consul, affirmation gratuite, car il n’existe aucun portrait de Cipriani (12). La seule image de ce personnage que l’on connaisse est une caricature, que l’auteur compare à une caricature anglaise du général Bonaparte, artifice bien peu convaincant.

Le masque issu du moulage que prirent sur le visage de l’Empereur les docteurs Burton et Antommarchi, le 7 mai 1821 ; peu avant la mise en bière, a longtemps posé un certain nombre de problèmes, cela est indéniable. Mais le baron de Veauce, possesseur de l’un des exemplaires héléniens de ce masque, a récemment permis de les résoudre (13). Je renvoie le lecteur aux livres et articles de cet éminent spécialiste qui a repris une à une toutes les pièces de ce  » procès  » avec la conscience et la rigueur d’une enquête policière. Pour reprendre ses propres termes :  » Du point de vue iconographique, le masque Antommarchi se révèle faux dans la proportion d’au moins 50 %. Par ce qu’elle nous conserve d’authentique, cette singulière effigie n’en demeure pas moins la plus précieuse de toutes (14).  » .

Ce qui, dans ce masque, est authentique, ce sont les parties essentielles du visage, celles que Burton dénommait  » la partie faciale  » dans une de ses lettres publiée à Londres en septembre 1821, c’est-à-dire celle correspondant à la position centrale du moulage dérobée par la comtesse Bertrand. On sait en effet que le moulage de la tête de l’Empereur, composé de trois pièces s’emboîtant les unes dans les autres comme celles d’un puzzle, fut exécuté par Burton et Antommarchi les 7 et 8 mai en partant du  » creux pris le 7 dans la soirée. Ce véritable  » original  » n’exista sous sa forme complète que très peu de temps, puisque, le 9 mai au matin, Mme Bertrand s’était emparée de la pièce faciale, négligeant par une inadvertance à jamais regrettable les deux pièces correspondant à la périphérie. Celles-ci, récupérées par Burton et emportées par lui en Angleterre, ont malheureusement disparu.

C’est à Sainte-Hélène même, avant son départ de l’île, qu’Antommarchi va s’employer à reconstituer les parties périphériques qui lui manquent. Après plusieurs essais, il en arrive (à  »  l’archétype  » qu’il destine à Canova, actuellement en possession du baron de Veauce et mis en dépôt au Musée de l’Armée. De ces essais successifs, cinq épreuves sont actuellement connues dont la provenance hélénienne peut être considérée comme certaine.

Quelles sont les parties authentiques du masque Antommarchi ? Les yeux, les arcades sourcilières, le nez, la bouche, un léger espace au-dessous de la lèvre inférieure et les joues dans le prolongement des pommettes. Tout le reste – menton, cou, oreilles et front – a été reconstitué par Antommarchi avec l’aide du peintre Rubidge.

 » Ainsi ceux qui tenaient le masque pour faux n’avaient pas tout à fait tort, ni ceux qui le tenaient pour vrai entièrement raison. L’erreur des seconds était de surestimer l’importance du moulage facial remis par Mme Bertrand à Antommarchi et d’admettre assez légèrement que le reste se réduisait à la partie crânienne, alors qu’il se composait en réalité des parties périphériques de la face (15).  »

Il n’y a donc pas eu substitution de masques. Celui connu sous le nom de  » masque Antommarchi  » n’a pas été pris par O’Meara sur le visage de Cipriani en 1818. Il incorpore, dans un ensemble où se mêlent l’authentique et le faux, les parties essentielles du masque mortuaire de Napoléon pris le 7 mai 1821 par Burton et Antommarchi.

Chapitre IV : la substitution des cadavres

Le roman se poursuit de plus belle : O’Meara ayant prévenu le Gouvernement britannique de la substitution des masques opérée à Londres, avec son accord, par les Français, ce Gouvernement décide de substituer au cadavre de Napoléon celui de Cipriani. O’Meara est donc envoyé à Sainte-Hélène, où il dirige cette macabre opération en 1827. L’année suivante, Hudson Lowe est chargé de ramener à Londres les restes mortels de l’Empereur et ceux-ci sont inhumés dans un caveau de la cathédrale de Westminster.

Il convient tout d’abord de préciser que le docteur O’Meara n’était pas, comme le prétend l’auteur,  » un Anglais  » (une des pires injures que l’on puisse faire à un Irlandais consiste à le traiter d’Anglais), mais un Irlandais. Ce médecin a sans doute été le meilleur de ceux qui approchèrent Napoléon pendant sa captivité. Il ne pouvait admettre la surveillance policière d’Hudson Lowe et adressait, sans passer par le Gouverneur, des rapports destinés à lord Melville et lord Liverpool, ce qui entraîna son renvoi en Angleterre et sa radiation des contrôles de la Marine en 1818. Il publia plusieurs relations de la captivité très favorables à Napoléon. Il était lié d’amitié avec le patriote irlandais O’Connell, qui n’était pas particulièrement bien disposé à l’égard du Gouvernement de Londres. On comprend mal pourquoi le dit Gouvernement aurait précisément choisi ce médecin irlandais, qui lui était suspect à plus d’un titre, pour aller à Sainte-Hélène diriger les opérations de substitution des cadavres !

L’auteur affirme que les Anglais étaient en possession de tout ce qui était nécessaire au  » camouflage  » du cadavre de Cipriani en celui de Napoléon : uniforme, chapeau, bottes, décorations et pièces d’argenterie, tous objets récupérés par les Prussiens dans les bagages de l’Empereur après Waterloo et offerts par eux au Prince régent d’Angleterre. Il est exact que la berline impériale fut capturée par les Prussiens qui y trouvèrent quelques armes et des assiettes d’argent. Mais les vêtements, le linge, les bottes et les décorations n’étaient certainement pas dans la berline, les cantines étaient dans une des voitures de la suite avec les domestiques et ces voitures ont pu s’échapper et rentrer à Paris. Le chapeau que portait Napoléon les 17 et 18 juin 1815 est aujourd’hui au Musée de Sens, encore tout déformé par les pluies torrentielles du 17 juin.

Il eut d’ailleurs été impossible de vêtir en 1827, soit neuf ans après son inhumation, le cadavre de Cipriani avec les effets et les bottes  » racornies  » de 1815. Mes fonctions actuelles m’amènent souvent à habiller et à botter des mannequins du Musée de l’Armée, opérations qui seraient impossibles si les bras n’étaient pas articulés, les mains amovibles et les bouts des pieds coupés.

Parlant de la rupture des fils au bout des pieds des bottes, rupture qu’il prétend avoir été réalisée volontairement en 1827, l’auteur écrit :  » Tous les témoins de 1840 diront avec le docteur Guillard que… par suite de la rupture des fils, les quatre orteils dépassaient de chaque côté.  » Affirmation inexacte : seul le docteur Guillard s’exprime ainsi, Las Cases dit  » plusieurs doigts « , Gourgaud  » le bout des pieds  » ; l’abbé Coquereau ne parle que d’  » une de ses bottes  » décousues. Il n’y a donc pas unanimité.

Comment aurait-on pu plier les genoux du corps momifié de Cipriani pour le faire entrer dans un cercueil refait aux dimensions de celui de l’Empereur ? Cipriani était-il d’ailleurs plus grand que Napoléon ? On n’en sait rien puisqu’on ne connaît pas sa taille.

Je me refuse donc à admettre qu’une substitution des cadavres a été exécutée en 1827 sous la direction d’O’Meara, dont le voyage à Sainte-Hélène à cette date reste à prouver.

Par contre, il est exact qu’Hudson Lowe fit escale à Jamestown en 1828 et qu’il resta trois jours dans l’île. Mais il n’y faut point voir  » un curieux hasard « , ni le fait d’une mission de confiance consistant à ramener en Angleterre les cendres de son ancien prisonnier. Sir Hudson Lowe exerçait alors un commandement à Ceylan. Il fait en 1828 un voyage en Angleterre. A cette époque, le canal de Suez n’existait pas encore et la route des Indes passait par Le Cap. Sainte-Hélène était une escale obligatoire. Hudson Lowe se rendait en Angleterre à seule fin de se défendre des accusations formulées à son encontre par sir Walter Scott dans sa  » Vie de Napoléon « . Il fut assez fraîchement reçu à Londres et prié de regagner Ceylan, où, malgré ses espoirs, il ne fut jamais nommé gouverneur. Sa carrière politique se termina en 1830 à la mort du roi Georges IV dont il semble avoir été bien vu. Il mourut quelques années plus tard déconsidéré et pauvre, au point que sa fille dût mendier une pension à la reine Victoria. Comment concilier ces faits historiques avec l’hypothèse selon laquelle il aurait quitté Ceylan en 1828 dans le seul but d’accomplir la fantastique mission imaginée par l’auteur ?

Pour en terminer avec Hudson Lowe, pourquoi aurait-il fait don à la ville de Stamford, berceau de sa famille, d’une épreuve du masque Antommarchi s’il savait pertinemment que ce moulage était celui de Cipriani ? Lorsque l’on connait l’inimitié existant entre Lowe et O’Meara, il est inconcevable que le Général ait ainsi accepté de cautionner une supercherie dont il n’aurait pu ignorer que le médecin irlandais était l’un des auteurs.

Sainte-Hélène est une  » petite île  » dans laquelle tout se sait. Plusieurs de ses habitants avaient entretenu de bonnes relations avec l’illustre captif et ses compagnons. Comment peut-on imaginer que rien n’aurait été su des macabres manipulations supposées par l’auteur, que personne n’en aurait parlé ? En Angleterre même, il y avait un grand nombre d’admirateurs de Napoléon. Certains, dont lord Holland, n’avaient pas attendu 1827 pour prendre sa défense. Peut-on sérieusement admettre que rien n’aurait filtré des missions confiées à O’Meara et, l’année suivante, à Hudson Lowe ? Comment croire que personne n’eut remarqué, à Sainte-Hélène, le départ du corbillard celui-là même qui avait déjà servi le 9 mai 1821 – et de son précieux fardeau ? Comment croire que personne, en Angleterre, n’ait remarqué le débarquement, puis le transfert à Londres du cercueil dans ce singulier équipage ? Les admirateurs de l’Empereur, ceux de Sainte-Hélène comme ceux d’Angleterre eussent-ils admis sans murmurer une aussi extravagante supercherie ? Personnellement, je ne le crois pas.

Je me permets enfin de faire remarquer que le Gouvernement britannique ne pouvait absolument pas supposer en 1828 que la France recueillerait un jour les cendres de Napoléon. Nul ne pouvait prévoir, deux ans à l’avance, la révolution de 1830 et le départ des Bourbons et il était hors de question que cette famille demandât un jour à l’Angleterre de rendre à la France le corps de Bonaparte.

Chapitre V : l’expédition des cendres

Ce chapitre complète le chapitre II. L’auteur énumère les raisons qui ont motivé la demande de restitution à la France des cendres de l’Empereur. Il nous décrit ensuite les doutes qu’avaient, dès leur départ, les membres de I’expédition au sujet du contenu du cercueil, doutes qui étaient devenus certitude au moment de leur débarquement à Sainte-Hélène. Et cependant aucun n’élève la moindre protestation lors de l’ouverture du cercueil en reconnaissant le corps de Cipriani. Les survivants de la captivité se taisent parce qu’ils ont compris que cette substitution est la conséquence de la substitution des masques dont ils ont été les auteurs ou les complices, les autres parce que le prince de Joinville leur a fait prêter serment, avant leur débarquement, de ne rien dire.

C’est d’Angleterre et non de France qu’est venue l’idée du retour des cendres et Guizot, notre ambassadeur à Londres n’est pas à l’origine de toute cette affaire. Guizot était un farouche anti-bonapartiste et l’ironie du sort voudra qu’il soit chef du Gouvernement lors du retour de l’expédition ; c’est donc lui qui aura l’honneur, dont il se serait certes bien passé, d’accueillir les cendres de l’Empereur aux Invalides. Mais n’anticipons pas.

Il semble bien que ce soit le chef du Gouvernement britannique qui suggéra au Premier ministre du roi des Français de demander le retour en France des cendres de l’Empereur. Lord Palmerston craignait en effet que plusieurs membres de l’opposition, dont certains irlandais, ne fissent les premiers pas. Thiers, l’historien du Consulat et de l’Empire, n’avait pas besoin que l’on insistât pour faire remarquer à Louis-Philippe à quel point il serait regrettable qu’une semblable initiative vint de l’Angleterre. Cette idée ne plaisait nullement au roi des Français, mais il se rangea finalement à l’avis de son Premier ministre. C’est ainsi que la France demanda officiellement la restitution des cendres de Napoléon.

Si l’on veut bien se souvenir des sérieuses difficultés diplomatiques soulevées en 1839-1840 entre la Grande-Bretagne et la France par la question d’Orient, difficultés qui réveillaient une animosité qu’inlassablement Louis-Philippe et ses prédécesseurs s’étaient employés à faire disparaître depuis 1815, on peut être assuré que jamais le roi n’aurait formulé cette demande s’il avait existé le moindre doute au sujet du  » contenu  » du tombeau de Sainte-Hélène.

Le 7 juillet, la division navale du prince de Joinville –  » La Belle Poule  » et  » La Favorite  » quittait Toulon pour Sainte-Hélène.

Ce n’est pas pour échapper à ses créanciers que Montholon s’était  » réfugié en Angleterre « . Il était allé y retrouver le prince Louis-Napoléon pour préparer avec lui l’équipée de Boulogne. Celle-ci aura lieu le 6 août et se soldera par un échec complet. Lors de l’arrivée des cendres de l’Empereur à Paris, Montholon et le Prince seront tous deux enfermés dans la forteresse de Ham.

Si l’on a désigné un diplomate, le comte de Rohan Chabot, comme chef de la délégation française, ce n’est pas pour éviter de mêler directement le prince de Joinville à une affaire qui risquait de prendre un tour désagréable, mais parce que le jeune Prince n’était alors que capitaine de vaisseau, donc d’un grade inférieur à celui du Gouverneur de Sainte-Hélène, le général Middlemore.

Je n’ai trouvé nulle part confirmation des doutez qu’auraient eu, dès leur départ, les membres de l’expédition, ni de la transformation de ces doutes en certitude au cours de la traversée. Que les survivants de l’exil aient été heureux, gais même, quoi de plus naturel ? Ce n’était pas une mission pénible et douloureuse qu’on leur avait demandé d’accomplir, bien au contraire. Ils allaient revoir les lieux où ils avaient vécu au contact immédiat de l’Empereur ; avec le temps, ils n’en conservaient que les souvenirs exaltants. Ils allaient ramener Napoléon sur les bords de la Seine, comme il l’avait tant souhaité.

Il est exact que la tension diplomatique entre Londres et Paris s’était brusquement aggravée pendant le voyage de  » La Belle Poule  » et de  » La Favorite « . Il est bien compréhensible que le Gouvernement français ait tenu à en avertir les membres de la mission, qui ignoraient tout des développements de la crise du Moyen-Orient depuis leur départ de Toulon. D’où le voyage du brick  » l’Oreste « , chargé de rejoindre à Sainte-Hélène la division navale du prince de Joinville et de remettre à celui-ci des dépêches relatives aux récents développements de cette tension entre les deux pays. Que le Prince ait réuni ses officiers et les membres de la mission pour les en informer et leur recommander d’éviter tous propos au attitudes susceptibles d’indisposer leurs hôtes britanniques, celà est certain. De là à imaginer que Joinville a fait prêter serment par les membres de la mission de ne rien dire ou faire s’ils constataient que le cercueil ne contenait pas les restes de Napoléon, c’est aller vraiment un peu loin.

Il n’est pas étonnant que le général Middlemore ait été surpris lorsque le comte de Rochan Chabot lui demanda de procéder à l’ouverture des cercueils. Il n’avait en effet jamais été question de cette formalité dans les correspondances officielles entre les cabinets de Paris et de Londres, correspondances dont les instructions données par lord Palmerston au Gouverneur de Sainte-Hélène n’étaient que le reflet.

Il était prévisible que les Anglais voudraient se charger eux-mêmes de tous les travaux de l’exhumation, puisque le tombeau était sur une terre britannique. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils aient refusé l’aide des matelots français que leur avait proposée le prince de Joinville. Celui-ci a eu raison de consigner à bord de leurs vaisseaux les équipages et de limiter strictement le nombre des personnes autorisées à assister à l’exhumation. Ce n’était pas, comme le prétend l’auteur, pour réduire ce nombre aux seuls membres de la mission qui lui avaient prêté serment de demeurer muets  » quoi qu’ils puissent voir « , mais par souci des convenances. Il ne s’agissait pas, en effet, d’un spectacle, mais d’une cérémonie exigeant respect et recueillement. C’est pour cette raison que, de leur côté, les autorités britanniques avaient mis en place un sévère service de garde ayant mission d’éloigner les curieux et de ne laisser pénétrer dans l’enceinte du tombeau que le personnel strictement nécessaire à l’exécution des travaux. Loin d’être choquantes, ces diverses mesures sont tout à l’honneur de ceux qui les ont prises.

Si les Anglais ont fait commencer les travaux peu après minuit, ce n’est pas, comme on prétend nous le faire croire, pour que l’obscurité rende difficile l’identification du corps qu’ils savaient ne pas être celui de l’Empereur. Ils savaient que ces travaux seraient longs et difficiles. Et, de fait, ils le furent. La dernière dalle recouvrant le cercueil ne fut enlevée qu’à 9 h 20, le cercueil extérieur d’acajou fut ouvert à 11 h 15, le cercueil de fer-blanc intérieur vers 13 h 15. La remise officielle des restes de Napoléon à la délégation française par le général Middlemore, après fermeture des cercueils d’origine (16), eut lieu à 15 h 30. Il fallut ensuite souder le cercueil de plomb amené de France, puis visser ceux de chêne et d’ébène. Les opérations effectuées dans l’enceinte du tombeau ont donc duré un peu plus de seize heures.

Si, comme l’affirme l’auteur, tous les témoins ont parfaitement reconnu le corps de Cipriani, comment admettre qu’aucun ne l’ait laissé paraître, qu’aucun n’en ait parlé, à son retour à bord, aux officiers et matelots consignés qui ont dû poser mille questions ? Il est impossible de croire à une pareille complicité du silence. Le moindre doute et, à plus forte raison la certitude d’une substitution ne pouvaient demeurer un secret pour des Français enclins au bavardage et ce ne sont pas les consignes prétendument données par le prince de Joinville qui eussent étouffé le scandale.

L’auteur voit une preuve supplémentaire de la substitution des corps dans le fait que les navires français ramenèrent en France, en même temps que ceux de l’Empereur, les restes mortels du jeune d’Harcourt, décédé à Sainte-Hélène, mais que nul ne songea,  » et pour cause « , à ramener également ceux de Cipriani. Mais il ne faut pas oublier que Cipriani n’avait l’estime d’aucun des compagnons de l’Empereur, que plusieurs le jalousaient du fait de la très grande confiance que lui témoignait Napoléon et que certains, à tort ou à raison, le considéraient comme un traître. Les survivants de l’exil eussent difficilement admis que le même convoi pût ramener en France le corps de l’Empereur et celui de son peu estimé serviteur. Ajoutons que, dans le contexte social de l’époque, il ne venait à personne l’idée que l’on puisse traiter de la même manière les restes mortels d’un Harcourt et ceux d’un domestique.

Le point final du retour des Cendres est la cérémonie du 15 décembre 1840 aux Invalides. Il est exact que  » le souvenir de l’Empereur n’était dans la pensée de personne  » et que  » l’on causait de tout excepté de lui « , comme l’a dit Mme Mollien dans ses souvenirs. C’est que tout le monde s’attendait à une émeute populaire et craignait un attentat contre le roi et sa famille. Et puis, la grande majorité des invités officiels rassemblés dans l’église Saint-Louis n’étaient pas des fervents de l’Empire, tant s’en faut ! M. Thiers avait été remplacé par M. Guizot, un anti-bonapartiste convaincu ; c’est donc à lui qu’avait incombé la tâche d’organiser les cérémonies, d’en régler les détails. Il le fit d’assez mauvaise grâce et son souci majeur était d’assurer la sécurité du souverain et de sa famille. Il en résulta, pour le reste, une certaine improvisation et beaucoup de confusion. C’est ainsi que l’on oublia de remettre au prince de Joinville le texte de la brève allocution qu’il devait prononcer en remettant à son père les restes de l’Empereur (17).

Il n’est pas exact qu’il y ait eu un  » incident Bertrand « . Celui-ci n’a pas refusé de déposer l’épée d’Austerlitz sur le cercueil comme l’y invitait le roi. Brisé de fatigue par sa langue marche à travers Paris, ce vieil homme n’en pouvait plus.

Il est particulièrement odieux d’accuser tous les survivants de Sainte-Hélène d’avoir  » trahi  » l’Empereur en acceptant des charges ou en reprenant du service dans l’armée de la monarchie de Juillet. Ce régime avait mis le point final à toutes les mesures prises, depuis 1815, à l’encontre des anciens soldats de l’Empire. Il avait rétabli le drapeau tricolore. Les princes royaux servaient avec honneur, bravoure et capacité dans les rangs de l’Armée et de la Marine et ils aimaient s’entourer d’anciens officiers de l’Empire dont ils ne refusaient pas les conseils. Le fils de l’Empereur était mort depuis huit ans et nul ne considérait alors comme possible le remplacement de Louis-Philippe par un Bonaparte.

Chapitre VI : le traitre sous le Dôme

Ce chapitre est intéressant, car il nous explique les raisons de la suspicion et de la mésestime qu’éprouvaient, envers Cipriani, les Français de Sainte-Hélène.

Mais si celà est vrai, comment peut-on raisonnablement supposer que ces mêmes Français aient eu la bassesse de transmettre à la postérité le masque de ce  » traître  » comme étant celui de l’Empereur ? Comment admettre qu’ils aient pu constater, sans laisser paraître la moindre indignation, que les Anglais avaient substitué le corps du  » traître  » à celui de l’Empereur ?

Une telle hypothèse est inadmissible, elle est une insulte à la mémoire des anciens compagnons de l’Empereur.

Si, comme le prétend l’auteur, tous les survivants de la captivité  » savaient « , si M. Thiers et M. Guizot  » savaient « , si Louis-Philippe et, après lui, Napoléon III  » savaient « , il est bien étrange que rien n’ait transpiré d’une aussi monumentale supercherie. Il est impensable qu’aucun membre de l’opposition – et il n’en manqua pas entre 1840 et 1870 – qu’aucun journaliste amateur de scandale ou peu enclin à ménager l’un ou l’autre régime n’ait jamais profité d’une aussi belle occasion.

Notes

(1) "Les derniers moments de l'Empereur Napoléon", Paris 1823.
(2) En dépôt au Musée de l'Armée, Paris.
(3) "L'affaire du masque de Napoléon", Lyon 1957, "Napoléon post mortern", Lyon 1958.
(4) "L'affaire du masque de Napoléon". Revue des Etudes Napoléoniennes, juillet 1957.
(5) Particularités bien visibles sur la photo de cet objet prise de face.
(6) Voir à ce sujet le dessin de Rubidge. Dans son livre, l'auteur a reproduit ce dessin à l'envers, laissant ainsi penser qu'il représente l'Empereur du côté gauche, ce qui est inexact.
(7) Le mot anglais "tin" signifie aussi bien étain que fer-blanc, ce qui explique l'expression " cercueil d'étain " de certaines traductions.
(8) Ce qui ne sera pas fait, le cercueil intérieur étant trop étroit (CI. infra).
(9) De l'état-major du général Middlemore, gouverneur de Sainte-Hélène en 1840.
(10) Voir notre article concernant l'habit du Musée de l'Armée dans le n° 73 de la " Revue des Amis du Musée de l'Armée ", année 1969.
(11) Pour les distribuer à ses amis et aux membres de sa famille.
(12) CE. "Napoléon post mortem" du baron E. de Veauce, page 24.
(13) Cf. note (3).
(14) "Napoléon post mortem", page 22.
(15) J. Jousset : " L'affaire du masque de Napoléon", Revue de l'Institut Napoléon, juillet 1957.
(16) On fut obligé de briser le cercueil extérieur en acajou pour en extraire le second (en plomb). Il ne resta donc que 3 cercueils héléniens sur les 4 d'origine.
(17) Le Prince a raconté la scène, non sans humour, dans ses "Mémoires".

Titre de revue :
Revue de la Société des Amis du Musée de l'Armée
Numéro de la revue :
75
Numéro de page :
31-43
Année de publication :
1971
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