Le couronnement de Napoléon roi d’Italie à Milan, 26 mai 1805

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Prendre la couronne d’Italie équivalait à offrir un casus belli à l’Autriche, alors que l’on était en pleins préparatifs d’invasion de l’Angleterre. Poussé par Talleyrand, il pensa avoir trouvé une issue acceptable en proposant que son frère Joseph ceigne la nouvelle couronne. L’aîné des Bonaparte effraierait moins les Autrichiens qui, l’ayant eu comme interlocuteur lors des négociations de Lunéville, connaissaient sa modération naturelle. Le ministre des Relations extérieures voulait en effet éviter la guerre et les appétits territoriaux du nouvel empereur ne pourraient qu’y conduire. Par ailleurs, du point de vue de Napoléon, un avènement italien écarterait Joseph (qui considérait avoir des « droits » en ce domaine) de la succession en France, laissant la voie libre à une solution d’adoption du fils aîné d’Hortense de Beauharnais et de Louis Bonaparte.

Le 31 décembre 1804, l’affaire fut conclue entre Napoléon et son aîné qui reçut au passage une indemnité de 200 000 francs. La question de la renonciation au trône de France ne fut pas, semble-t-il, abordée (1). L’empereur put annoncer la bonne nouvelle à François II :
« De concert avec le gouvernement de la République italienne, j’ai cédé tous mes droits sur ce pays, que j’avais depuis la consulte de Lyon, à mon frère Joseph, que j’ai proclamé roi héréditaire de cette contrée, avec la clause de renonciation à la couronne de France […] de manière que les deux couronnes ne puissent être réunies sur une même tête. J’ai sacrifié ma grandeur personnelle, j’ai affaibli mon pouvoir ; mais j’en serai pleinement récompensé si je puis avoir fait quelque chose d’agréable à Votre Majesté » (2).

Pendant que le message d’apaisement galopait vers Vienne, une fine négociation s’engagea à Paris sur la renonciation de Joseph qui se battait pied à pied. Talleyrand, Melzi et Cambacérès furent mis à contribution, discutant avec Roederer, Miot et Girardin, amis et conseillers du prince (3). Plusieurs entrevues entre Napoléon et son frère tournèrent à l’aigre. On parvint enfin à s’accorder sur la dissociation des deux couronnes jusqu’à la mort de Napoléon. Si ce dernier venait à mourir sans héritier, Joseph lui succéderait en France et Louis le remplacerait sur le trône d’Italie. Le 25 janvier, Cambacérès se présenta pourtant chez Joseph, muni, à titre de modèle, du texte de renonciation que Philippe V avait accepté de signer, après la paix d’Utrecht, en 1713, pour conserver le trône d’Espagne (4). Le « futur roi d’Italie » annonça à l’archichancelier que, dans ces conditions, il ne partirait pas pour Milan. On se tourna vers Louis qui refusa à son tour tout arrangement. Des contacts de Talleyrand avec Lucien Bonaparte, toujours brouillé avec son frère, ne donnèrent pas plus de résultat. La manoeuvre imaginée par le ministre avait échoué. Joseph et Louis n’avaient pas seulement créé des embarras familiaux : leur refus desservait la diplomatie française et, en obligeant Napoléon à « accepter » pour lui-même la couronne d’Italie, avançait considérablement la reprise des hosti¬lités sur le continent. L’Autriche allait avoir un excellent prétexte pour rejoindre la coalition en formation.

La réaction de Napoléon aux palinodies de ses frères fut rapide. Puisqu’ils faisaient la fine bouche, il promut Eugène de Beauharnais. Le fils de Joséphine fut élevé à dignité d’archichancelier d’État, le er février 1805. En l’assurant publiquement de sa « bénédiction paternelle » et en se déclarant sûr qu’il serait un jour « digne de l’approbation de la postérité » (5), il donna un avertissement à Joseph et Louis. S’ils ne voulaient pas seconder ses projets, il se passerait d’eux. Au même moment, il fit accélérer les procédures d’annulation du mariage américain de son frère Jérôme avec Elizabeth Patterson, contracté sans le consentement des parents de l’époux mineur. Le cadet des Bonaparte, sans le sou depuis que son frère avait défendu aux agents diplomatiques français de lui faire des avances et qui voguait vers l’Europe accompagné de celle que Napoléon n’appelait que sa « maîtresse », tenait encore bon mais il fallait être juridiquement prêt pour le moment où il accepterait de rentrer dans le rang en renonçant à une union qui n’avait pas l’heur de plaire à l’empereur. Le « dossier » de ce dernier était d’ailleurs juridiquement fondé : Jérôme n’était pas autorisé à se marier sans consentement, au regard du Code civil (6). Les 2 et 11 mars 1805, la nullité du mariage américain fut décrétée. Le 8 avril, Jérôme toucha terre à Lisbonne et prit la route de Perpignan, pour rejoindre son frère alors en voyage en Italie.

Son intention était de présenter sa femme à Napoléon qui, touché par sa beauté et sa gentillesse, finirait, pensait-il, par lui ouvrir les bras. Mais la politique dynastique n’avait que faire des rêves romantiques (d’ailleurs fragiles, l’avenir le prouva) de Jérôme. Decrès, ministre de la Marine, reçut ordre de surveiller les ports, de se saisir de « miss Patterson » et de la renvoyer aux États-Unis. Fouché fut autorisé à arrêter la « demoiselle » si l’occasion s’en présentait. Arrivé seul à Turin, le 22 avril 1805, Jérôme ne fut pas reçu par son frère avant d’avoir accepté la nullité de son mariage. Il céda le 6 mai, fut embrassé, doté (150 000 francs annuels) et envoyé commander une flottille. L’empereur lui écrivit : « Mon frère, il n’y a point de faute qu’un véritable repentir n’efface à mes yeux ». Quant à Elizabeth Bonaparte-Patterson, elle s’embarqua pour l’Angleterre, y accoucha, le 7 juillet, d’un petit garçon qui fut baptisé Jérôme Napoléon Bonaparte et rentra aux États-Unis. Il ne restait plus en théorie à Pie VII qu’à permettre la nullité du mariage religieux, ce qui n’allait pas aller de soi, nous le verrons (7).

Ayant repris l’initiative sur la scène familiale en y poussant de nouveaux acteurs, Napoléon se laissa tenter, pour l’Italie, par la solution de facilité qui flattait son orgueil. Puisque ni Joseph ni Louis ne voulaient de cette couronne, il décida de l’accepter pour lui-même. Les délégués italiens présents à Paris furent travaillés par Cambacérès et Talleyrand qui les rassurèrent : il n’y aurait pas de fusion entre l’Empire et le royaume cisalpin, le gouvernement serait largement ouvert aux locaux. Un vice-roi serait nommé et Napoléon avait choisi Eugène de Beauharnais.
Les Italiens s’inclinèrent. Un décret fut préparé, voté par la consulte, signé et remis solennellement à Napoléon, le 17 mars 1805. Dans son discours, l’empereur prit la posture du promoteur de l’indépendance de l’Italie :
« Depuis le moment où nous parûmes pour la première fois dans vos contrées, nous avons toujours eu la pensée de créer indépendante et libre la nation italienne : nous avons poursuivi ce grand projet au milieu des incertitudes des événements […]. La séparation des couronnes de France et d’Italie, qui peut être utile pour assurer l’indépendance de vos descendants, serait, dans ce moment, funeste à votre existence et à votre tranquillité. Je la garderai, cette couronne, mais seulement tout le temps que vos intérêts l’exigeront ; et je verrai avec plaisir arriver le moment où je pourrai la placer sur une tête plus jeune qui, animée de mon esprit, continue mon ouvrage, et soit toujours prête à sacrifier sa personne et ses intérêts à la sûreté et au bonheur du peuple sur lequel la Providence, les constitutions du royaume et ma volonté m’ont appelé à régner » (8).

Le décret précisait qu’une fois que les armées étrangères auraient quitté le sud de la péninsule et Malte, la couronne d’Italie passerait à un fils légitime ou adoptif de Napoléon (9). De quoi, pensait-on, rassurer l’empereur d’Autriche à qui une nouvelle lettre fut adressée : « Monsieur mon frère, le statut de la consulte d’État et des députations des collègues de la République italienne que j’ai proclamé n’est pas en tout conforme à ce que j’avais espéré, puisque j’avais le désir bien naturel de me décharger d’un fardeau aussi pesant pour moi […]. Mon intention est de me démettre de la couronne d’Italie et de la séparer de la couronne de France […]. J’espère que cette déclaration convaincra Votre Majesté de mes dispositions pacifiques (10) ». Le même jour encore, au Sénat, Talleyrand lut un message dans lequel l’empereur annonçait la création de la principauté de Piombino donnée « en toute propriété » à sa soeur Élisa qui y « régnerait » en compagnie de son époux, un riche Ajaccien d’origine génoise épousé en 1797, Félix Bacciochi (11). Le nouvel État n’était pas indépendant : ses souverains devaient prêter serment de fidélité à l’empereur des Français qui approuvait chaque succession. Le 25 mai, enfin, Saliceti présenta au sénat de Gênes un projet de décret de réunion de la République ligurienne à la France.
« Toutes les nouvelles que je reçois de Gênes portent que le peuple de cette ville […] est enthousiasmé de se voir français », écrivit Napoléon à l’architrésorier Lebrun qu’il avait envoyé sur place pour préparer l’organisation des territoires annexés (12). Une semaine plus tard, la dernière république-soeur d’Italie allait être divisée en trois départements (Gênes, Montenotte, apennins) et rattachée à l’Empire.

Le couronnement du roi d’Italie eut lieu le 26 mai 1805, dans la cathédrale Saint-Ambroise (le Dôme) de Milan. « Comme s’il eût cherché de nouveaux auspices de bonheur et de gloire pour le royaume d’Italie, on vit avec un sentiment d’orgueil et de confiance la couronne de cette monarchie soutenue par celle de l’Empire français » (13), écrivit Talleyrand qui avait tant cherché à éviter qu’on en arrive là. Le rituel suivi ressemblait à celui du sacre de Notre-Dame, mais ce fut l’archevêque de Milan et légat du pape à Paris, Caprara, qui officia. Napoléon posa lui-même sur sa tête la couronne de fer – celle des rois lombards qu’avait portée Charlemagne, à partir de 774 –, par-dessus la couronne impériale, prononçant les mots sacramentels : « Dieu me la donne, gare à qui la touche ! » (14). Il prononça ensuite le serment : « Je jure de maintenir l’intégrité du royaume, de respecter et de faire respecter la religion de l’État, de respecter et de faire respecter l’égalité des droits, la liberté politique et civile, l’irrévocabilité des ventes de biens nationaux, de ne lever aucun impôt, de n’établir aucune taxe qu’en vertu de la loi, de gouverner dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple italien » (15). À lire ce texte, les Italiens avaient réussi à faire admettre plusieurs de leurs conditions à la transformation de la république en royaume.

Notes

(1) C'est ce que laissa entendre Joseph dans ses Mémoires (Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, 1853, t. I, pp. 91-92).
(2) Lettre du 11 nivôse anXIII, 1er janvier 1805, Correspondance, n° 8250. Une lettre semblable, mais ne faisant pas état du « projet Joseph », fut adressée aux rois d'Angleterre, d'Espagne et de Naples (Correspondance, nos 8252, 8253, 8254).
(3) Œuvres du comte Roederer, 1854, t. III, pp. 520-522.
(4) Philippe V s'était engagé à renoncer « inviolablement et éternellement » à la couronne de France, ce qui empêchait « à tout jamais » l'union entre celle-ci et celle d'Espagne (J. Béranger, « Utrecht et Rastatt », Dictionnaire du Grand Siècle, 1990,
p. 1557.
(5) Message au Sénat, 12 pluviôse an XIII (1er février 1805), Correspondance, n° 8304.
(6) A. Marcel-Plaon, « Le mariage de Jérôme Bonaparte et d'Elizabeth Patterson », Revue des études napoléoniennes, février 1933, pp. 65-85.
(7) Sur cet épisode sordide, B. Melchior-Bonnet, Jérôme Bonaparte ou l'envers de l'épopée, 1979, à compléter par la Correspondance, nos 8613, 8614, 8752, 8753, 8754, 8721, 8781, 8784, 8808, 8810, 8832, etc. Jérôme, probablement de bonne foi mais se leurrant sur les intentions de Napoléon, écrivit à Élisabeth, le 16 octobre 1805 : « Sois tranquille, mon Élisa, après la guerre, tu reverras ton bon mari [...]. Je t'aime autant que ma vie » (F. Masson, Napoléon et sa famille, 1900, t. III, p. 102). Il ne rencontra son fils qu'après la chute de l'Empire.
(8) Réponse de l'empereur à la députation chargée de lui offrir la couronne d'Italie, 26 ventôse an XIII, 17 mars 1805, Correspondance, n° 8444. Cette déclaration de Napoléon est un des éléments de discussion sur son rôle dans l'unité italienne (voir l'évolution du débat au travers des travaux de C. Spellanzoni, Storia del Risorgimento e dell' Unità d'Italia, Rome, 1933, t. I (1748-1821) ; A. Solmi, L'idea dell unità italiana et à napoleonica, Rome, 1934 ; L. Gilis, « Napoléon et l'unité italienne », Revue des études napoléoniennes, 1935 ; P. Vilani, Italia napoleonica, Naples, 1978).
(9) Décret du 17 mars 1805, Corr., n° 8443.
(10) Lettre du 26 ventôse an XIII, 17 mars 1805, Correspondance, n° 8445.
(11) Message au Sénat et décret, 27 ventôse an XIII, 18 mars 1805, Correspondance, n° 8447.
(12) Lettre du 11 prairial an XIII, 31 mai 1805, Correspondance, n° 8814.
(13) Cité par A. Fugier, Napoléon et l'Italie, p. 164.
(14) Dio me l'ha data, guai a chi la toccherà. Le couronnement de Milan fut l'occasion d'une tournée de Napoléon en Italie avec, notamment, des étapes à Rivoli, Stupigini, Turin, Asti, Alessandria, Marengo, Pavie, Milan, Brescia, Vérone, Legnano, Mantoue, Bologne, Modène, Plaisance, Gênes (voir A. Morselli, « Sur un voyage célèbre de Napoléon, roi d'Italie. 1805 », Revue des études napoléoniennes, 1930).
(15) Cité par A. Pillepich, Milan, capitale napoléonienne. 1800-1814, 2002, p. 565.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
457
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2005
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