L’héritier de Napoléon III

Auteur(s) : PAZ Maurice
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L’héritier de Napoléon III

16 mars 1856. À Paris, tandis que les diplomates européens réunis en congrès s'efforcent de bâtir la paix qui mettrait fin à la guerre de Crimée, un enfant naît aux Tuileries, « l'enfant de France », comme disait Napoléon III répondant aux félicitations du Sénat, l'héritier « destiné à perpétuer un système national où le souverain est l'élu de la nation, le premier citoyen du pays et le représentant des intérêts de tous ».
En peu d'années, « le parvenu impérial, par sa diplomatie et sa résolution, avait replacé la France au tout premier rang des grandes puissances… et la naissance du Prince Impérial avant la fin du Congrès semblait l'heureux présage de la stabilité du régime (1) « .
L'arrivée au monde de cet héritier avait été pénible. Un témoin, Fortoul, ministre de l'Instruction Publique et des Cultes, était présent avec ses collègues depuis le 15 au matin dans l'attente de l'événement. « L'Impératrice a beaucoup souffert. Elle a voulu être chloroformée. On a cédé à la fin à cause des souffrances extrêmes, raconte-t-il dans son journal inédit (2). Mais en vain. Il a fallu employer les fers… ». Quand Fortoul voit l'enfant, il est ému aux larmes : le nouveau-né, « si gros, si fort, avec de longs cheveux noirs », paraît avoir trois mois. Fortoul est frappé par la rougeur du front : « Les fers avaient marqué la place de la couronne ».
Selon son usage, le père restait réservé. En répondant, le 19 mars, aux félicitations du Corps législatif, il évoquait « la destinée de ceux qui sont nés et dans le même lieu et dans des circonstances analogues… ».
Trois mois après, le 14 juin, le baptême du Prince Impérial prend la proportion et la splendeur d'un sacre : le Pape est le parrain ; son légat, le cardinal Patrizi, officie à Notre-Dame, devant les Evêques de France en mitres et chapes, tandis que Fortoul, fidèle à son propos, entend, dans les cris de l'enfant, « la voix d'un autre règne ».
 
Dès lors pour le père passionné, régner, c'est préparer le règne de l'héritier ; c'est donc l'acheminement persévérant vers le couronnement de l'édifice, un édifice neuf, ajoutant aux libertés de 1789 des structures rajeunies, ne reculant dans l'ordre économique devant aucune hardiesse, afin d'assurer l'avenir dans l'émancipation du travail ; en bref, la démocratie césarienne, tenant au peuple, au prolétariat, et supposant le fondé de pouvoirs capable de savoir décider ce qui convient au bien des masses…
Paternalisme, sans doute, mais, en vérité, quel régime, si révolutionnaire qu'il se proclame, a jamais tenté de réaliser autre chose ? quel théoricien ou praticien de la dictature, soit-elle du prolétariat, a jamais suggéré d'autre expédient que le paternalisme, qui fait du dictateur l'interprète et le substitut de la masse et lui impose sa conception particulière ? Même en notre fin du xxe siècle, tout tient au paternalisme et les mines méprisantes affichées devant le mot ne changent rien à la chose.
Désormais, tout ce que l'Empereur accomplit, selon son dessein, il le fera dans la perspective du règne de celui qu'on nomme le Prince Impérial.
Dans son périple vers le régime libéral et parlementaire – le printemps de Paris 1870 –, l'Empereur s'efforce de surmonter sa lassitude – maladive depuis 1866, on le tient alors pour « un homme fini » –, afin de laisser au fils des lendemains paisibles.
Seulement, quelques étapes, quelques points de repère.
Janvier 1860, le coup d'Etat économique du traité de commerce avec l'Angleterre, concerté avec Richard Cobden, opéré proprio motu en vertu de la prérogative que réserve la Constitution, malgré l'opposition de la bourgeoisie d'affaires et des cercles gouvernementaux. Primauté de l'économique : la liberté des échanges présage les autres libertés.
Mai 1864, Loi des coalitions, entrée en scène d'Emile Ollivier, le droit de grève légalisé, l'ouvrier émancipé du privilège patronal… Plus de sept ans après, devant la Commission d'enquête du 18 mars orléanistes et républicains s'accorderont pour reprocher la loi à Napoléon III. Ainsi s'exprime Trochu : « Pour moi, en politique, l'Empire et la démagogie étaient des frères siamois… par exemple, la loi des coalitions… a donné l'essor final… aux espérances de la démagogie… » Et Picard : « L'Empire avec une imprudence extrême… a eu la pensée de pactiser de plus en plus avec la démocratie la plus avancée et d'opposer cette démocratie à la classe moyenne et aux opinions modérées. Le premier acte de cette nature a été, à mon avis, la loi sur les coalitions… ».
La lettre du 19 janvier (1867), l'heure paraissant venue, annonce le décisif bond en avant, les lois sur la presse et les réunions de 1868.
Enfin, le ministère du Deux-Janvier (1870) vient consacrer la « révolution pacifique », libertés et parlementarisme. Le cycle est accompli.
 

Le parti bonapartiste après les élections de 1876

Le fils de Napoléon III fidèle à la mémoire de celui qui l'a formé va s'efforcer, dans une France politiquement bouleversée, de repenser les enseignements paternels.
Après le renouvellement de la Chambre en 1876, le poids spécifique du groupe de l'Appel au Peuple – maintenant, 75 députés, dont un tiers bonapartistes de droite – augmente singulièrement ; il devient l'arbitre des décisions importantes, sans toutefois que les options prises par Rouher, notamment pour le Seize Mai, emportent l'adhésion des tendances, bien au contraire : pourquoi donc avoir solidarisé l'Empire avec la réaction monarchiste et cléricale ?
Dans la période qui suit les élections générales, Blanqui, ennemi forcené de tout ce qui ressemble à l'Empire, commente de sa prison les événements, constatant avec amertume la recrudescence du bonapartisme :
« Seuls les Bonapartistes disputent les masses à la Révolution. Les meilleurs départements de la démocratie, la Dordogne, la Nièvre, surtout les deux Charentes, jadis la fleur du parti, ont passé au Bonapartisme… Le Bonapartisme, longtemps à terre, s'est relevé et grandit… Il a amené (aux partis conservateurs) un renfort sérieux, à savoir une partie du peuple. Mais ce renfort comment l'a-t-il enrôlé ? Comment des départements, autrefois ultra-démocratiques, s'avisent-ils de se rallier à cet Empire féodal et théocratique au moins autant que les royautés Bourboniennes ?… (3) ».
Le vieux conspirateur cite des exemples d'attraction de parti du peuple par le bonapartisme, dans des fiefs républicains ; s'il tend à généraliser, c'est pour piquer au vif les timorés, les engager à la lutte… Ayant, dans sa jeunesse, subi le prestige des souvenirs napoléoniens, il sait que l'Empire n'est pas une monarchie comme les autres, qu'il procède du suffrage et d'une certaine forme de démocratie, alors que lui, Blanqui, a toujours redouté le scrutin et voulu pratiquer la dictature pour instaurer sa République particulière.

De l'autre côté de la barricade, Ernest Lavisse – en 1876, il est encore impérialiste – déclare : « Vous qui êtes mon Prince et qui serez mon Empereur… » (4) – estime le statut impérial assez mal défini, il craint un Empire confit en dévotion, il se désole des divisions : « On cherche dans le Parlement les hommes de l'Empire. Et qu'y voit-on ? Un parti à la débandade, un chef qui n'est jamais là dans les grandes circonstances, des tirailleurs qui donnent à volonté ; des jeunes gens qui font des niches d'écoliers : aucune idée commune… ».
Cet aperçu sévère, du 12 décembre 1876, était assorti de remarques désobligeantes pour le Prince exilé, accusé de se laisser chambrer ; celui-ci répondra avec dignité : « Vous êtes dans l'erreur… ».
Un an plus tard, le 17 décembre 1877, le Prince écrit à Lavisse : « Mon parti composé, contrairement aux autres partis conservateurs, de gens appartenant aux différentes classes sociales, est pauvre en hommes ; le personnel du dernier gouvernement vieillit… ».
La vérité est qu'il est sollicité par bien des Empires, celui d'Amigues, ouvriériste, celui de Cassagnac, réactionnaire, celui de Loudun, clérical et contre-révolutionnaire, que sais-je encore… Sans oublier, non plus, la jeune équipe, la Nation éphémère d'Albert Duruy, « l'Empire de raison, démocratique, laïque, napoléonien », que préconise aussi Lavisse, reprochant aigrement au Prétendant de ne pas l'avouer davantage.
Chaque tendance veut annexer le Prince et, tour à tour, se flatte de l'avoir conquis, tandis que lui, plein d'une ardeur sérieuse pour la mission que lui impose son nom, quelquefois déconcerté par les écarts des partisans, fait le rude apprentissage de son métier de souverain.
 

Les idées politiques et sociales du Prince

Le Prince est à la recherche d'une doctrine. Sans doute, il s'appuie, comme jadis son père, sur les principes napoléoniens. Mais ces principes, il s'agit de les appliquer à un pays déjà transformé par le règne de Napoléon III. Un pays où le développement rapide de l'industrie, des transports, du crédit, des lois sociales a créé des conditions de vie nouvelles.
Ce jeune homme en est encore au stade des lectures, de la réflexion, des interrogations, des illusions aussi. Il a pleine conscience de la gravité des problèmes et ses notes, ses cahiers, sont remplis d'ébauches, de projets. Adapter ses conceptions personnelles, les conceptions d'un esprit de vingt ans très ouvert sur son temps, aux impératifs napoléoniens qui ont donné ses structures à la France moderne, c'était là son but.
Toujours en quête d'information, il interroge avec avidité les hommes les plus divers, convaincu que, de tous, il a quelque chose à apprendre.
L'armée étant l'une de ses préoccupations majeures – comme tous les Français de son âge, il porte en lui l'inguérissable blessure de Sedan – il fait venir le colonel Stoffel qui, avant 1870, avait renseigné l'Empereur sur la puissance de l'armée prussienne. Mais à côté des questions techniques, mobilisations, cadres, qualité des troupes et des armements, il envisage un autre aspect du métier militaire : le rôle social de l'armée dans la nation. Là-dessus, il a des idées hardies et neuves : « Le régiment est une grande famille dont les officiers sont les chefs. Cette qualité leur impose des devoirs. L'officier doit veiller à la santé de ses hommes, à leur repos. Il doit être avare de leur sang mais, quand il le faut, donner l'exemple. En temps de paix, il doit être soucieux de la moralité de ses hommes, de leur honneur. Comment peut-il acquérir l'autorité ? En obtenant l'estime autant que l'affection. Les hommes doivent voir le chef toujours à l'oeuvre, partageant les souffrances et les privations. L'officier doit être le premier à l'assaut et le dernier à la retraite… ».
Il aurait voulu que, de l'armée, sortit une nouvelle aristocratie. « On devrait dire à celui qui recherche honneurs et fortune : gagne ta noblesse au prix de ton sang ». Créer une aristocratie du mérite, cette idée lui était chère. À ses yeux le vice de la société contemporaine, c'était la primauté de l'argent. Il haïssait cette classe de gens qui « jeunes, donnent leur argent et leur temps à des filles, et, vieux, gardent l'un et l'autre pour eux ». Pour lui, le riche avait l'obligation de faire bon emploi de ses biens. Aussi eut-il voulu « découronner l'ancienne société, celle qui n'accepte aucun devoir, et en réorganiser une nouvelle sur des bases plus saines ».

Comme son père, il avait grand souci du sort de la classe ouvrière. Il jugeait nécessaire de faire disparaître « l'ouvrier esclave pour qui le travail est odieux, sans intérêt, sans espoir, dont l'âme est écrasée ». Il fallait améliorer « l'état du salarié sans cesse menacé par une misère imméritée et dont la tâche est une corvée », il fallait surtout « intégrer l'ouvrier dans les profits de l'entreprise ». On reconnaît là l'écho des préoccupations paternelles. « Il faut donner à la classe ouvrière des droits et un avenir », avait dit Napoléon III. À la fin de son règne, n'avait-il pas fait étudier par le Conseiller d'État Robert un projet de participation aux bénéfices, idée qui lui était chère, car il voyait là, comme les saint-simoniens, le moyen le plus pratique pour arriver pacifiquement à l'abolition du prolétariat.
Autre sujet dont l'Empire libéral avait amorcé l'étude : la décentralisation. Une commission que présidait Odilon Barrot avait été chargée, en 1869, de préparer une réforme qui eût rendu aux provinces leur personnalité en leur accordant certaines libertés. Le Prince va même assez loin dans cette voie. Il élabore un projet de constitution où la Chambre des députations provinciales, élue par les États provinciaux, partage la puissance législative avec la Chambre des pairs composée des illustrations politiques du pays déléguées par le clergé, la magistrature, l'armée et l'ordre civil. De plus cette Chambre des provinces voterait le budget annuel et posséderait un droit de veto à déterminer.
Ce projet de constitution, synthèse de ses lectures, de ses observations personnelles, des renseignements qu'il avait pu recueillir, des enseignements reçus de son père, s'efforçait de concilier les libertés nécessaires à tout être humain avec l'autorité indispensable à la stabilité de l'État. Sur certains points, il ne craignait pas d'affirmer nettement ses positions. Ainsi sur la question religieuse : « Servir, soutenir toujours et partout, autant qu'on le pourra, la religion sans s'assujettir au clergé ».
De toutes ces questions, il aurait souhaité s'entretenir avec M. Taine qui venait de publier les deux premiers volumes des Origines de la France contemporaine. Il n'aurait pas été un jeune homme de son temps s'il était resté insensible au mouvement intellectuel qu'allait déclencher cet ouvrage. « Monsieur, écrivait-il à Taine, tous ceux qui désirent s'éclairer sur la situation de notre pays et notre instabilité sociale vous doivent de la reconnaissance ». La réponse fut celle d'un maître à son élève : « J'ai tâché de rendre service dans la mesure de mes forces en disant aux Français ce qu'étaient leurs grands-pères. À mon sens, ils ont besoin de le savoir ; l'histoire de la Révolution est encore dans les archives. La France a manqué en 1789 sa transformation qu'ont réussi les nations voisines… Les sciences morales, historiques sont arriérées chez nous et comme engourdies. Rien de semblable à l'organisation de la science allemande ». Le Prince brûlait d'interroger l'historien philosophe « sur les grandes questions comme la décentralisation, la loi électorale, la liberté de tester… ». Mais la rencontre n'eut pas lieu.

En définitive, au terme de cette carrière, toute de promesses et cruellement abrégée, quelles pouvaient être les idées du Prince Impérial, à quelle doctrine de gouvernement s'était arrêté celui en qui tant de contemporains, à l'instar d'Ernest Lavisse, voulaient voir l'Empereur Napoléon IV ? Nul ne peut le dire.
S'il est difficile de se prononcer, devant les écrits controversés et les allégations contraires des partisans, surtout en raison des incertitudes d'un âge qui est encore celui de la préparation – le père, tôt voué à l'Empire, n'a formulé ses premiers textes politiques qu'à la trentaine –, s'il est malaisé de définir chez lui les réactions réciproques, la résultante de la formation paternelle, de la ferveur religieuse, des réflexions historiques et des recherches appliquées, du moins peut-on apprécier ce qu'il eût rejeté, comme contraire au principe napoléonien dont il était nourri, tel qu'il a été défini et transmis par un père de qui il ne cessait de se réclamer.
À n'en pas douter, il eût rejeté toute atteinte à la souveraineté du peuple, déléguée par le plébiscite à un chef qui ne peut être qu'un Bonaparte, chargé de construire une société moderne hiérarchisée, ni monarchie ni république, une démocratie autoritaire.
Cette conception, populaire et césarienne – la conception de Napoléon III, rattachée par lui à la tradition du Premier Empire –, la mort du Prince Impérial l'a écartée, pour la France, y consacrant le régime d'une république conservatrice.
Actuellement, l'école historique dite « révisionniste » suggère que cette conception originale de Napoléon III aurait trouvé son accomplissement dans les démocraties autoritaires qui ont marqué le second quart du xxe siècle : délégation de la souveraineté à un guide, par un vote populaire sans rémission, pour l'exercice d'une dictature qui refonde la société sur des critères neufs.
Cependant, avec le fascisme et les régimes qui lui ressemblent, la démocratie autoritaire, telle que conçue par Napoléon III, a été singulièrement dévoyée et altérée, car elle sombre dans l'immoralisme d'une cynique inhumanité : ce qui est précisément le contraire du projet social d'avenir que le Second Empereur a imaginé et commencé de réaliser, avec son fils comme successeur désigné.
 

Notes

(1) Napoléon III and the Second Empire, par J.P.T. Bury, professeur à l'Université de Cambridge, spécialiste du Second Empire.
(2) Les Papiers d'Hippolyte Fortoul ont été remis aux Archives Nationales par ses petits-fils, MM. Antoine et Mathieu Fortoul. Mme Suzanne d'Huard, conservateur aux Archives Nationales, en a donné l'inventaire.
(3) Bibliothèque Nationale, Mss N A Fr 9583, f° 36. Papiers d'Auguste Blanqui.
(4) Revue des Deux Mondes, 1er avril 1929. Une correspondance inédite – LE PRINCE IMPÉRIAL et ERNEST LAVISSE, 1871-1879.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
267
Numéro de page :
8-11
Mois de publication :
déc.
Année de publication :
1972
Année début :
1856
Année fin :
1879
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