Le médaillier italien de Napoléon Bonaparte, au musée de la Monnaie de Paris

Auteur(s) : DARNIS Jean-Marie, HUCK Anna
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Le médaillier italien de Napoléon Bonaparte, au musée de la Monnaie de Paris

Le 17 mars 1805, une délégation milanaise conduite par François Melzi d'Eril, vice-président de la République italienne, se rendit à Paris (1) apportant dans ses bagages en même temps que les titres et droits de roi d'Italie au puissant Napoléon Bonaparte, un présent original, sous la forme d'un coffret-médaillier en acajou, renfermant un ensemble de monnaies d'or, d'argent, de billon et de cuivre qui avaient circulé en Italie de 1528 à 1805. Déférant au voeu probablement suscité par les délégués italiens, l'Empereur accepta officiellement dès le lendemain la couronne d'Italie ainsi offerte au cours d'une séance des collèges électoraux. Il déclara : « Je garderai cette couronne mais seulement tout le temps que « vos intérêts » l'exigeront ».
Le 8 mai suivant, accompagné de l'impératrice Joséphine, il fit son entrée solennelle à Milan, pour y être couronné roi d'Italie par le cardinal Jean-Baptiste Caprara le 26 du même mois. Le 9 juin, la République de Gênes était incorporée au royaume et le prince Eugène de Beauharnais, fils adoptif du nouveau souverain se voyait confier la vice-royauté.

Soixante-quinze ans plus tard, une minute de note émanant du secrétariat de la Monnaie de Paris fraîchement nationalisé, en date du 28 juillet 1880 informait le nouveau directeur d'établissement, que le dossier relatif au don du médaillier par le Prince-Président en 1852 était égaré. Cette perte regrettable ne permet donc pas de connaître les motivations de ce geste généreux. Pour notre part, nous pencherons pour l'influence des graveurs en titre des Monnaies de France, Jacques-Jean, Albert-Désiré et Jean-Auguste Barre (2) aussi influents que discrets, familiers d'abord des Orléanistes, puis fréquentant les Bonaparte en général et la princesse Mathilde en particulier (3).
Seul un registre des délibérations de la Commission des Monnaies heureusement et récemment sauvé (4) mentionne une correspondance (aujourd'hui disparue) datée du 31 mars 1852 du sénateur Jean-François Mocquart, alors chef de cabinet du Prince-Président, lequel daignait offrir à l'Administration des Monnaies entre autres : « Une boîte contenant la collection des monnaies d'or, d'argent, de billon et de cuivre ayant eu cours dans le royaume d'Italie en 1806, collection ayant appartenu à l'Empereur ». La Commission décida que ces objets seraient exposés aux regards du public dans la salle du Musée monétaire dite salle Napoléon (aujourd'hui Denon). Chose qui fut faite quelques mois plus tard (5).

L'objet en question, consiste en un coffret-médaillier en bois d'acajou « blanc » de Cuba (6), qui repose sur un meuble-console réalisé à cet effet à la fin de 1852, en chêne d'Ile-de-France de style Empire (7). Ce meuble orné de deux griffons supporte une tablette sur laquelle est posée une cage de verre avec laiton et cuivre composée d'aigles et d'une couronne. Le dessous de la console comporte un globe astronomique enlacé des douze signes du zodiac surmonté d'un aigle en laiton aux ailes déployées.

Le médailler italienLes poignées latérales du coffret-médaillier sont en laiton, tandis qu'au-dessus une plaque de même métal gravée, représente l'aigle impérial déployé et couronné. Sur le rabattant du coffret, une incrustation en losange d'une plaque de laiton gravée en langue italienne : « Collezione delle monete d'Oro, d'Argento, di Biglione, e di Rame Circolanti nel Regno d'Italia – Agosto 1806 ». Le rabat ouvert offre sept tiroirs à alvéoles qui renfermaient 221 monnaies, à savoir: 44 en or, 95 en argent, 59 en billon (8) et 23 en cuivre.

Cosme III duc de Toscane, argent, émis en 1676La collection est particulièrement représentative du système monétaire des États italiens, notamment Par des pièces provenant d'États germaniques, d'Espagne et de Suisse. La sélection des monnaies ne s'est pas effectuée en fonction de la qualité, mais en fonction de la représentativité. On peut distinguer deux phases : les émissions antérieures à l'invasion française de 1796, puis celles qui seront frappées durant la première phase de la domination napoléonienne.
Zone d'influences et de convoitises, et comme le faisait remarquer au congrès de Vienne Metternich, l'Italie était à peine plus qu'une expression géographique. Cette remarque non innocente, évoquait davantage une mosaïque d'États, qui partageaient un langage commun et une tradition culturelle, mais entièrement indépendants, à l'exception des duchés de Mantoue et de Milan sous administration autrichienne. En l'espèce, les monétaires s'attachèrent à représenter les valeurs par secteur économique. Curieusement, on s'aperçoit que ces systèmes monétaires variés offrent des parentés, cependant lointaines avec le vieux système carolingien de la lire divisée en 240 deniers avec un soldo (sou) égal à 12 deniers (valeur de compte purement fictive, et les différentes monnaies réelles auxquelles on conservera l'appellation de denier et dont la valeur s'appréciait, soit en fonction du poids de métal fin réel déterminé par le changeur, soit d'après le cours fixé par décisions régaliennes.

Pie VI, demi-écu, argent, émis en 1779, RomeLes grands « producteurs » se trouvent dans le nord avec les Républiques vénitiennes et gênoises, le grand-duché de Toscane et le royaume de Sardaigne qui englobait la Savoie , dans le centre, les États Pontificaux ; et, occupant le sud du pays dans son entier, le royaume de Naples et de Sicile. Malte émettait également ses propres monnaies par les chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem jusqu'à l'occupation française de 1798, puis deux années plus tard par l'Angleterre. De même voyons-nous des monnaies de type italien frappées par les duchés de Mantoue et de Milan au nom et à la titulature de leurs souverains autrichiens.

96 lires, or, émis en 1805, République ligurienne (Gênes).Ainsi dès 1796, la République cisalpine fut taillée dans les territoires de Bologne, Ferrare, Modène et Reggio d'Émilie. Bien qu'elle n'eut que quelques mois d'existence, elle émit des pièces d'or de 20 lires (1797). En février 1797 la France crée officiellement la République cisalpine. Deux monnaies en argent seront seulement émises : celle de 30 soldi et celle de un scudo, qui revêtaient un caractère davantage commémoratif que fonctionnel. La République piémontaise émettra une pièce d'or de 20 francs dont l'allégorie traduit l'hégémonie française : L'Italie délivrée à Marengo (…). On s'aperçoit aussi, que durant la première décennie, Napoléon Bonaparte fit et refit la carte de l'Italie. En 1802, la République italienne (cisalpine) était créée. En 1805 elle devint le Royaume d'Italie avec l'empereur Napoléon pour roi. Un large éventail de monnaies divisionnaires en cuivre, billon, argent et or furent frappées. Naturellement, l'ensemble monétaire du royaume frappé à Bologne, Milan et Venise suivit plus ou moins l'exemple du système français.
En 1805, l'année même où était fondé le royaume d'Italie, Napoléon Bonaparte créait au bénéfice de sa soeur Élisa et de son époux Félix Baciocchi, la principauté de Lucques Piombino. Des monnaies comportant les bustes jumelés des souverains furent frappées. Après la décisive bataille d'Austerlitz, Napoléon jeta son dévolu sur le sud en direction du Royaume de Naples et de Sicile resté extérieur à sa juridiction. Cette action fut effective en 1806 par l'invasion militaire et par l'attribution du trône au frère de l'Empereur, Jérôme, puis à son beau-frère Joachim Murat. Toutefois, le soutien militaire et financier de l'Angleterre fit que la Sicile demeura hors de portée de la France.
En l'année 1813, alors que les armées napoléoniennes apprenaient à connaître de sérieux revers en Europe, Eugène de Beauharnais dut également battre en retraite devant les troupes autrichiennes. Murat et Caroline Bonaparte, qui voulaient sauver leurs trônes de Naples, traitèrent séparément avec les alliés. Mais cette initiative malheureuse sera fatale aux armées françaises et le royaume d'Italie disparut, entraînant l'Empire dans sa chute.
Ainsi se terminait cette première aventure dans la tentative d'unité italienne. Les effets de guerre imposés aux populations, une contribution annuelle de trente millions de lires (la lire calquée sur la parité du franc de l'époque a une valeur actuelle en parité d'inflation et de dépréciation de 18,00 francs) et une quarantaine de régiments d'autochtones décimés pendant les campagnes de Russie, avaient écarté l'Italie de la France, ce qui permettait aux souverains détrônés par Napoléon Bonaparte de reprendre leurs droits et leurs couronnes.

Jean-Marie Darnis dirige le service des archives et de la bibliothèque de la Monnaie de Paris, qu'il a fondé.
Anna Huck est enseignante en histoire de l'art.

Notes


(1) Notice de A. Pillepich dans Dictionnaire Napoléon de J. Tulard, Paris, 1987, p. 1161.
(2) Jacques-Jean et son fils cadet Albert-Désiré Barre réalisèrent en commun à la fin de 1848, les matrices du premier timbre postal, type "Cérès". En 1851, Albert-Désiré grava le timbre-poste à l'effigie de Louis-Napoléon-Bonaparte ainsi que les pièces d'or, d'argent et de bronze à l'effigie du même (les pièces d'or de 20 francs dénommées "Louis" ont toujours cours en bourse). Le frère aîné, Jean-Auguste, réalisa comme sculpteur, les bustes en marbre de la famille impériale et les timbres pour la Grèce (Cf. nos notices sur ces artistes dans Saur, Allgemeines Künstler-Lexikon, Leipzig, 1993, 7-154, 155 et 156).
(3) Née en 1820 morte en 1904, fille de Jérôme Bonaparte, ex-roi de Westphalie, elle tenait sous le Second Empire et au début de la 3e République un salon à Paris et dans sa résidence de Saint-Gratien (Val-d'Oise), fréquenté par le monde politique, artistique et littéraire. Elle laisse quelques peintures et gouaches : Profil perdu ; Juive d'Alger ; Fellah et un portrait gouaché de l'un de ses soupirants le graveur-sculpteur Jean-Auguste Barre, conservé à la Monnaie de Paris. En collaboration avec cet artiste, elle réalisa le tombeau du maréchal de Catinat pour l'église de Saint-Gratien.
(4) Bibl. et Arch. Monnaie, Reg. ms. Fol. 206, p. 3.
(5) Encore exposées en 1983, les monnaies réintégrèrent le médaillier général l'année suivante où elles furent malencontreusement dispersées et classées par pays, ce qui a rendu difficile la restitution originale et historique de cette collection "Napoléon", noyée dans la masse. L'inventaire original du médaillier italien fut d'un précieux secours, puisqu'il décrit le pays d'origine, la date d'émission, la nature du métal, les titulatures, la valeur, le poids et le titre pour chacune des 221 monnaies (Arch. Monnaie, Ms. Fol. 145). Fortement endommagé par l'humidité, il fut restauré en 1976. Sur J.-F. Mocquart, cf. la notice de F. Beaucour dans Dictionnaire du Second Empire, de Jean Tulard, Paris, 1995, p. 837.
(6) L'ensemble meuble est exposé depuis octobre 1988 au nouveau musée de la Monnaie ; H. : 0,220 – 1. : 0,340 – L. : 0,475 m.
(7) Le meuble console a fait l'objet d'une restauration par l'atelier de menuiserie-ébénisterie de la Monnaie et de son atelier de décoration en 1978 pour la réfection des velours du fond et du coussin ; H. : 1,00 – L. : 1,20 m.
(8) Le récollement du 29 octobre 1941 mentionne la disparition durant l'exode de 1940, d'une pièce de billon de 5 sols (1792) à la titulature de Ferdinand Ier infant d'Espagne, d'un poids de 0,85 g et au titre de 201/1 000 (Arch. Monnaie, Série RM/7, Coll. de la Monnaie).
Les sources sont empruntées à V. Guilloteau, 1670-1942, 272 années de numismatique française, Paris, 1943 réimpr. 1965 ; J. de Mey, B. Poindessault, Répertoire des monnaies napoléonides, Bruxelles-Paris, 1971 ; A. Dowle, A. de Clermont, Monnaies modernes (depuis 1789), Paris, 1972 ; J.-M. Darnis, La Monnaie de Paris…, 1795-1826, Levallois, 1988.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
406
Numéro de page :
12-14
Mois de publication :
mars-avril
Année de publication :
1996
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