La mort du Prince impérial

Auteur(s) : LACHNITT Jean-Claude
Partager
La mort du Prince impérial
Mort du Prince impérial au Zoulouland, 1er juin 1879, par Paul Jamin, 1882,
coll. Château de Compiègne © RMN – Grand Palais (Château de Compiègne) / Jean Hutin

Le 11 février 1879, l’Angleterre stupéfaite apprenait le désastre d’Isandhlwana, et la colère succédait rapidement à la consternation.
Ainsi, quelque part dans la brousse d’Afrique du Sud, les vaillantes troupes de Sa gracieuse Majesté, parfaitement aguerries, avaient été, en quelques heures, mises en pièces et pratiquement anéanties par des rebelles zoulous mal armés, peu habiles à manier les fusils que leur fournissaient des trafiquants allemands, mais déterminés et courageux.
Depuis plusieurs mois, l’Angleterre menait, aux confins de la colonie du Natal, dont le traité de Vienne en 1815 lui avait confirmé la possession après une occupation disputée aux conquérants hollandais, une guerre d’usure contre l’importante tribu du roi zoulou Cetschwayo dont le Cabinet de Londres, lassé par des escarmouches répétées, voulait obtenir le ralliement.
En décembre 1878, le Haut-Commissaire anglais, Sir Bartle Frere, avait imposé ses conditions au chef rebelle, mais celles-ci avaient été repoussées et l’armée anglaise était entrée en campagne avec le but d’investir la capitale de Cetschwayo : Ulundi.
Commandées par Sir Frederic Thesiger, 2e baron Chelmsford, vétéran des Campagnes de Crimée et des Indes, les troupes avaient commencé à progresser dans ces régions d’accès difficile qui s’étendent entre les monts Drakenberg et l’océan Indien. Progression très lente, comme l’écrivait un jeune lieutenant de l’armée anglaise : « Nous avons mis vingt-huit jours pour parcourir 65 miles (104 kilomètres) et cela doit être considéré comme une réelle performance, compte tenu des énormes difficultés ».
Le mercredi 22 janvier, au bord de la rivière Tugela, à Isandhlwana, vers douze heures trente, 20.000 Zoulous brandissant des sagaies attaquèrent par surprise le camp anglais et, en moins d’une heure, massacrèrent 800 soldats des troupes régulières, 30 officiers et 500 indigènes ralliés du Natal servant sous l’uniforme britannique. Les assaillants s’emparèrent du drapeau, de deux canons, de mille fusils, cent deux camions de munitions et de vivres, et poursuivirent encore les rares survivants qu’ils rattrapèrent à seize heures trente au petit fort de Rorke’s Drift, à environ 12 kilomètres, dont ils continuèrent l’attaque jusqu’à quatre heures du matin. Les 110 hommes de la garnison tinrent bon, sous les lieutenants John Chard et Gonville Bromhead, mais les Anglais eurent encore 17 morts et 10 blessés. On évalua les pertes des Zoulous à environ 350 hommes.
L’armée anglaise était totalement défaite, au point que le commandant en chef devait même renoncer à rechercher les morts qu’on abandonna sur le champ de bataille où ils ne furent retrouvés que quatre mois plus tard.
Dès que la nouvelle parvint en Angleterre, la conquête définitive du Zoulouland fut arrêtée et le Cabinet de Londres organisa immédiatement l’envoi de renforts importants ; pas moins de six bataillons d’infanterie, deux régiments de cavalerie, deux batteries d’artillerie, une compagnie du génie, trois d’intendance et un corps d’infirmiers militaires. Dès les premiers jours les volontaires s’inscrivirent et les départs commencèrent.

Le Prince impérial s’engage

À Camden Place, le Prince impérial suivait avec grand intérêt ces préparatifs de guerre. Réfugié dans cette jolie campagne du Kent après la chute de l’Empire, frais émoulu de l’Académie militaire de Woolwich d’où il était sorti avec le grade de lieutenant en janvier 1875, le Prince n’attendait qu’une occasion pour tenter de prendre du service dans l’un des points du globe où une guerre était susceptible de se déclencher. Depuis l’enfance son unique passion avait été l’armée et il brûlait d’effacer de sa propre mémoire le souvenir de la désastreuse Campagne de 1870 à laquelle, à quatorze ans, il avait été associé, et qui l’avait tant meurtri.
Déjà, à l’automne de 1878, au retour d’un triomphal voyage dans les pays scandinaves qui l’avaient accueilli comme si son père eût été encore sur le trône, il avait désiré prendre un engagement dans l’armée autrichienne qui se préparait à la guerre en Bosnie-Herzégovine. L’Impératrice, à sa demande, avait même consenti à écrire à l’Empereur François-Joseph, mais celui-ci, qui venait d’interdire le même engagement à son propre fils l’archiduc Rodolphe, refusa. Le Prince en avait ressenti une immense déception. À Louis Conneau, son ami d’enfance, resté le confident de ses pensées et de ses rêves, il confiait : « J’espérais, lorsque vous m’avez vu à Arenenberg, aller en Bosnie. Tout était prêt, uniformes, équipements, lorsque je reçus de Vienne une réponse à ma demande, fort polie il est vrai, mais qui n’était autre qu’une fin de non-recevoir. Condamné à l’inaction (pendant quelque temps seulement j’espère) je cherche à me consoler par le travail » (9 novembre 1978). À la même époque, il écrivait à l’un de ses anciens condisciples de Woolwich : « J’ai soif de sentir la poudre ».
Lorsqu’il apprend le départ pour l’Afrique du Sud de ses camarades Bigge et Slade, et lorsque le 17 février, Woodehouse, ayant signé son engagement, vient à son tour lui faire ses adieux, sa décision est rapidement prise. Le jour même, il se rend à Londres pour porter au ministre de la Guerre, le duc de Cambridge, la lettre par laquelle il sollicite du gouvernement anglais l’autorisation de s’engager pour la durée de la Campagne. Il est tellement sûr de l’obtenir qu’avant de rentrer à Camden il se renseigne sur les possibilités de gagner le Cap le plus rapidement possible.

Ce soir-là, il ne tient pas en place, en proie à une visible excitation. Après le dîner, il va, vient, tape sur le piano quelques mesures de musiques militaires, tant et si bien que l’Impératrice, intriguée, lui demande ce qu’il a. « Si je vous le disais, répond-il, vous ne dormiriez pas de la nuit ».
– « Et crois-tu, après cela, que je vais pouvoir dormir ? Je vais imaginer des choses terribles, par exemple que tu as demandé à partir pour l’Afrique… ».
Au visage de Louis, elle a compris. Vainement elle essaie de lutter pour le faire revenir sur sa décision. Elle use de tous les arguments : le peu d’intérêt d’une obscure affaire coloniale rendue seulement dangereuse par la farouche détermination des Zoulous, la place que tient le Prince, prétendant et chef de parti, les espoirs que les Bonapartistes mettent en lui. « Tu n’as pas le droit de les décevoir, lui dit-elle, s’il t’arrivait malheur, ils ne te plaindraient pas, ils t’en voudraient ». À toutes ces raisons, le Prince oppose une volonté inébranlable.
Le mardi 18, sans même attendre la réponse du duc de Cambridge, il écrit à Louis Conneau : « Je vous adresse ces quelques lignes pour vous annoncer une grande résolution que j’ai prise et que de puissants mobiles m’ont dictée. Je pars dans neuf jours pour le Cap de Bonne-Espérance où la guerre a pris une grande extension, et j’y resterai plusieurs mois ».
Le jeudi 20, la réponse du ministre arrive à Camden, c’est un refus. Le gouvernement n’a pas cru pouvoir assumer la responsabilité de l’engagement du Prince comme simple officier dans une unité combattante. Louis est atterré. Pour la première fois depuis la mort de son père, l’Impératrice le voit pleurer. « Rien ne me réussit ! » dit-il. Sa douleur fait peine à voir. Il supplie sa mère d’intervenir elle-même auprès du ministre, de la reine Victoria s’il le faut, et, devant l’ampleur de son désespoir, Eugénie cède. En même temps, il écrit une seconde lettre au duc de Cambridge : « J’eusse été heureux de partager les fatigues et les dangers de mes camarades qui, tous, ont le bonheur de faire campagne. Quoique je ne sois pas vaniteux au point de croire que mes services pourraient être utiles à la cause que je voulais servir, je trouvais toutefois dans cette guerre l’occasion de témoigner ma reconnaissance envers la Reine et la Nation, d’une façon qui plaisait à mon caractère. Lorsqu’à Woolwich, et plus tard à Aldershot j’eus l’honneur de porter l’uniforme anglais, j’espérais que ce serait dans les rangs de nos alliés que je ferais mes premières armes. En perdant cet espoir, je perds une des consolations de mon exil ».

Une fois ralliée à une cause, l’Impératrice s’y donnait sans réserve. C’était un des traits de son caractère passionné et énergique. En dépit de son propre chagrin et de ses appréhensions, elle intervint auprès de la Reine qui joignit ses efforts aux siens pour faire fléchir le gouvernement. Disraeli devait confier plus tard, alors qu’on lui reprochait d’avoir autorisé le départ du Prince : « Que voulez-vous faire quand vous avez contre vous deux femmes obstinées » (ce qui en dit long sur la chaleur de l’intervention conjuguée de Victoria et d’Eugénie).
Pour ne négliger aucun soutien, Louis demande à son ancien directeur de l’Académie Militaire de Woolwich, Sir Lintorn Simmons, qui lui est resté très attaché, d’appuyer également sa requête.
La coalition de tous ces efforts finit par avoir raison des dernières résistances, et le lundi 24 février, le Prince, qui ne dissimule pas sa joie, peut écrire au général marquis d’Espeuilles, l’un de ses anciens aides de camp : « J’ai eu toutes les peines du monde à obtenir du gouvernement anglais l’autorisation que je sollicitais. Enfin, aujourd’hui je la tiens, mais cette autorisation est pleine de réticences. Je suis censé aller au Cap en voyageur et ce n’est que là que je dois prendre l’uniforme et me faire attacher à l’état-major du commandant de l’artillerie ».
En effet, le gouvernement de Lord Beaconsfield n’a donné, à regret, son accord au départ du Prince impérial, qu’à la condition qu’il ne figurera pas sur les rôles de l’armée et qu’il sera seulement adjoint, comme « observateur » à l’état-major de Lord Chelmsford. C’est à ce titre, on le voit très officieux, qu’il pourra suivre les opérations militaires, mais il ne saurait être question qu’il puisse exercer le moindre commandement.
Avant que la nouvelle soit annoncée dans la presse, Louis informe ses partisans par une lettre adressée à Rouher le mardi 25. L’ancien ministre de l’Empereur se précipite à Chislehurst dans l’espoir de faire renoncer le Prince à son projet, mais celui-ci reste inflexible et le vieux chef impérialiste, leader incontesté du parti, après l’avoir supplié vainement à genoux, doit finalement s’incliner. Il ne reste d’ailleurs que deux jours avant le départ fixé au jeudi 27.
L’Impératrice de son côté prévient la grand-mère de Louis, la vieille comtesse de Montijo, qui vit à Madrid. Elle ajoute, pour expliquer la décision de son fils : « Il dit qu’il a 23 ans et qu’il a un nom trop lourd à porter pour ne rien faire, qu’il voit une occasion pour lui de faire son métier et qu’il ne veut pas la perdre. Quelle terrible chose qu’un garçon ! Combien de fois ai-je regretté qu’il ne fut pas une fille ».

À peine connue du public, la nouvelle suscite des commentaires passionnés. Chez les bonapartistes, c’est la stupeur. Une quarantaine de jeunes gens de son âge souhaitent s’engager avec lui et en font la demande au gouvernement anglais. Laurent de la Bédoyère, Albert Duruy, M. Blanc, Pierre de Bourgoing, le comte de Multedo acceptent de servir comme simples soldats pour veiller sur Louis. Si généreuse et désintéressée qu’elle soit, une telle proposition ne peut être retenue ni par le Gouvernement, ni par le Prince. Comment pourrait-il partir en campagne avec son escorte personnelle ? Il n’emmènera que son valet de chambre, le fidèle Uhlmann, qui le sert depuis sa petite enfance avec le dévouement d’un bon chien de garde. Encore celui-ci restera-t-il au Natal, en arrière du territoire des opérations.
Dans les organes républicains, on ne perd pas une si belle occasion d’atteindre Louis en le ridiculisant. Ernest Blum ose écrire : « Le fils à monsieur son père part pour combattre de loin les Zoulous ». Un autre, sous une caricature, titre : « Bébé s’en va-t’en guerre! »
Au sein même du parti impérialiste, le premier moment de surprise passé, la plupart approuvent l’initiative du Prince, mais d’autres, particulièrement dans l’entourage de son cousin le Prince Napoléon, lui sont opposés et ne s’en cachent pas. On s’interroge sur les causes profondes de ce départ. Ceux qui détestent l’Impératrice n’hésitent pas à avancer que c’est pour échapper à la tyrannie et à l’avarice de sa mère, pour secouer un joug qui, à son âge, lui est devenu insupportable, que Louis a pris une décision qui a le mérite de l’éloigner de Chislehurst.
Ces insinuations trouvent un écho chez certains bonapartistes. Nous pouvons assurer pourtant, sur la foi du témoignage de nombreux familiers de Camden Place, que la confiance la plus entière et l’affection la plus tendre unissaient la mère et le fils et que, même avant sa majorité, jamais l’autorité de l’Impératrice n’avait été pesante pour le Prince. Quant à la prétendue avarice d’Eugénie, il s’agit encore d’une de ces légendes tenaces qu’ont fait courir ceux qui ne l’aimaient pas. Certes, l’Impératrice est économe, mais peut-on le lui reprocher ? Napoléon III avait été tellement généreux et prodigue que, l’heure des revers venue, il ne possédait rien ou presque rien. Dès les premiers mois de son exil en Angleterre, Eugénie avait dû vendre une partie des biens qu’elle possédait en Espagne pour assurer les plus indispensables dépenses. Heureusement elle était riche et, après un procès contre la République française, qu’elle avait fini par gagner, sa fortune personnelle, un moment confisquée, lui avait été rendue. C’est grâce à elle que les exilés avaient vécu.

Après la mort de l’Empereur, elle avait exercé la tutelle de son fils et géré ce qui lui revenait de l’héritage paternel. Ses adversaires ont raconté qu’elle refusait au Prince jusqu’au minimum d’argent de poche qui lui aurait permis de tenir son rang dans le monde. L’affirmer est absurde. Il suffit de savoir que, lors des voyages que Louis a faits, en Italie durant l’hiver de 1877 et le printemps de 1878, et dans les pays scandinaves en juillet et août 1878, l’Impératrice lui a ouvert un crédit illimité, pour réduire à néant ces ridicules accusations. Ajoutons qu’il a été mis, dans le courant de cette même année, en possession de l’héritage italien de la princesse Bacciochi, qui lui assure une relative aisance.
Il a fallu les inventions malveillantes nées sous la plume du comte de La Chapelle, ancien secrétaire de Napoléon III, adversaire déclaré de l’Impératrice, reprises et amplifiées par le comte d’Hérisson dans son livre sur le Prince impérial, pour donner un semblant de vraisemblance à ces bruits calomnieux.
Plus que la tutelle de sa mère, la tutelle des vieux chefs bonapartistes, de Rouher en particulier, lui semble parfois très pesante. Il se refuse d’ailleurs à être le jouet d’une faction. Il ne veut pas donner seulement aux anciens notables de l’Empire, ministres, sénateurs, députés, l’occasion d’une revanche sur les républicains. Il a sa politique personnelle, il voit plus loin et plus haut. Le troisième empire ne sera pas un pâle reflet du second, il sera différent parce que le Prince est différent de son père. Mais l’heure n’est pas encore venue. Louis ne sera pas l’homme d’un coup d’État. Strasbourg et Boulogne ne le tentent pas. Si Napoléon III était, dans l’âme, conspirateur, son fils, né au pied du trône, élevé pour le trône et n’ayant plus grand souci que celui de régner, et de bien régner, attendra que la France l’appelle.

Ses jeunes partisans lui criaient : « Faites-vous connaître ! » – « Des exaltés », disait Rouher. Mais Louis pensait qu’ils avaient peut-être raison, seulement il ne les suivait pas quant aux moyens d’y parvenir.
En 1878, lors de l’Exposition universelle qui avait attiré à Paris une partie de l’Europe, effacé le souvenir de celle de 1867, et assuré en quelque sorte le triomphe de la république, certains jeunes gens du parti avaient essayé de persuader Louis de venir lui-même à Paris. À les entendre, il lui aurait suffi de se montrer pour que la foule l’acclame et qu’un grand mouvement populaire assure le rétablissement de l’empire. Le Prince voyait les choses avec un peu plus de réalisme. « Savez-vous ce qui arriverait si je vous écoutais, leur répondit-il ; je descends dans un hôtel, on vient manifester sous mes fenêtres, on conduit au poste quelques pauvres diables qui ont crié « Vive l’Empereur », et le lendemain, le commissaire de Police vient me chercher et me conduit à la frontière ». Ce n’est pas ainsi qu’il aspirait à se faire connaître. Il a compris que pour être le chef incontesté de son parti d’abord, de la France ensuite, il lui faut effacer l’image du « petit Prince », de l’enfant primesautier des Tuileries, de Fontainebleau et de Compiègne. Il faut que ses futurs sujets sachent de quoi le « petit Prince » est capable. « Les espérances de la cause, écrit-il à Louis Conneau, se résument en ma personne : qu’elle grandisse et la force du parti de l’Empire décuplera. J’ai eu la preuve qu’on ne suivrait qu’un homme connu pour son énergie et tout mon soin a été de trouver le moyen de me montrer tel que je suis. Lorsqu’on appartient à une race de soldats, ce n’est que le fer en main qu’on se fait connaître ». Et il ajoute : « Je n’ai pris l’avis de personne et je me suis décidé en quarante-huit heures. Si ma résolution a été si prompte, c’est que j’avais longuement réfléchi à de pareilles éventualités et arrêté mon plan. Ni les appréhensions de ma mère, ni le désespoir des gens qui m’entouraient, ni les exhortations de monsieur Rouher et de mes partisans ne m’ont fait hésiter une minute, ni perdre une seconde. Cela n’a rien que de tout naturel pour ceux qui me connaissent. Les raisons qui ont influencé mon départ sont donc toutes politiques et, en dehors, rien n’a influé sur ma détermination ».

Tandis qu’en France, la presse officielle ironise, en Angleterre, tous les journaux sont unanimes à louer le Prince. Ils rappellent que Napoléon III fut un allié fidèle et s’inclinent devant le valeureux engagement de son fils. « Rien ne saurait prouver plus de courage, écrit le Morning Post, que cette détermination du jeune exilé français, de partir pour le théâtre d’une guerre qui offre non seulement des problèmes militaires de la nature la plus épineuse, mais encore des dangers positifs qui ne sont ignorés de personne ». Et le Daily Telegraph renchérit : « La décision du Prince impérial est digne de son courage et digne de sa race ».
Le 26 mars, à 17 heures, il est à Windsor. La Reine a mis à sa disposition un train spécial, et il a tenu à lui faire ses adieux en même temps qu’il lui adresse ses remerciements pour la part qu’elle a prise à la réalisation de son projet en appuyant sa demande de toute autorité.
De retour à Camden, Louis préside le dernier dîner. Lui seul est gai, au milieu de visages consternés. L’Impératrice, malgré son chagrin, a voulu marquer ce dernier soir par un geste exceptionnel. Elle qui, depuis son veuvage n’a plus porté aucun bijou, si ce n’est son anneau de mariage, a sorti de son écrin son trèfle d’émeraude enrichi de diamants, qui a été le premier cadeau que lui ait fait l’Empereur, à une loterie au château de Compiègne, à l’époque où, passionnément amoureux de la jeune comtesse de Téba, il songeait déjà à l’épouser. Ce bijou auquel elle attache une valeur de talisman, Eugénie l’a porté chaque soir pendant vingt ans, jusqu’au 9 janvier 1873. Pour ce dernier soir, elle l’a accroché de nouveau à son corsage, comme un souvenir des jours heureux, et elle le portera pour conjurer le sort tant que durera l’absence de Louis.
Après le dîner, dans la grande galerie du rez-de-chaussée où tout le personnel de la maison est réuni, le Prince adresse à chacun un aimable mot d’adieu. Beaucoup ne peuvent retenir leurs larmes. Durant la nuit, tandis qu’un orage effroyable s’abat sur le pays, il rédige son testament qu’il confiera le lendemain matin à son vieux secrétaire, Franceschini Pietri.
Il a écrit au curé de la paroisse de Chislehurst, monsignor Goddard, pour lui demander de l’entendre en confession le jeudi 27 à sept heures du matin. Dans cette église Sainte-Mary, accompagné de son ami le baron Tristan Lambert, il assiste à la messe et communie une dernière fois à côté du tombeau de son père, devant lequel il s’agenouille pour une longue prière.
L’Impératrice aurait voulu l’accompagner jusqu’à Madère où le « Danube » doit faire escale, mais le Prince lui a fait comprendre le ridicule d’un tel geste, qui ne ferait que reculer de quelques jours le moment de la séparation, sans pour autant l’éviter. Le cœur brisé, Eugénie s’est résignée.

À Southampton où l’a amené le train royal, il est l’hôte d’honneur d’un banquet que lui offrent les officiers du port en présence des autorités civiles. Suivant la tradition anglaise, on porte des toasts à la Reine, à l’Impératrice et au Prince. Lorsque l’heure est venue de gagner le quai d’embarquement, une foule considérable, massée sur le port et le long du quai lui fait une ovation interminable tandis qu’à pied, donnant le bras à sa mère, il se dirige vers le « Danube ». Eugénie, touchée par ces témoignages spontanées de la sympathie populaire, s’efforce de sourire au milieu de ses larmes. Honneur insigne, les trois couleurs ont été hissées au grand mât du navire en hommage au jeune Prince qu’il va transporter. Le « Danube » n’est pas un bâtiment de la Royal Navy, il appartient à l’Union Steamship Company et n’est donc pas astreint à l’application des règlements militaires. Louis embarque comme un simple particulier, il porte un costume civil. L’Impératrice a tenu à monter à bord. Après avoir visité la cabine obligeamment prêtée au Prince par le commandant, car il n’y en avait plus aucune de libre lorsqu’il s’est inscrit pour le voyage, elle se fait présenter l’équipage.
Quand la sirène du départ retentit, elle embrasse une dernière fois son fils. Louis abrège les adieux. Dans une lettre très tendre qu’il lui écrira le lendemain, il lui en donne la raison commandée par son instinctive pudeur : « Je puis vous dire par écrit ce que je n’ai pas voulu vous dire de vive voix ; combien, à la joie de faire campagne, se mêle dans mon cœur la peine de vous quitter. Vous dire, en vous disant adieu, tout ce que je ressentais, c’était vous émouvoir inutilement, car vous devez me connaître assez pour lire dans mon âme ».
Eugénie revint à Camden brisée. Elle avait assisté de la côte au départ du « Danube » et l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.

La traversée et l’accueil en Afrique du Sud

Pendant vingt-sept jours, Louis ne pourra donner de ses nouvelles. Lors d’une courte escale à Madère, il visite rapidement Funchal. Il est très étonné, en plein dix-neuvième siècle, dans cette île parfaitement civilisée, de ne voir ni télégraphe, ni chemin de fer, ni voitures à roue. Les habitants de Madère se déplacent en traîneaux, sortes de litières qui glissent sur des patins le long des routes pavées de l’île, tirées par des attelages de bœufs. Il juge ce moyen de locomotion très rudimentaire et en fait un croquis sur son carnet de poche. Ensuite, ce sera, vingt jours durant, l’océan monotone avec le passage du tropique sud rendu très fatigant par une chaleur accablante.
Malgré son désir d’arriver au Cap le plus vite possible, il regrette que des impératifs de navigation aient empêché une escale à Sainte-Hélène où, écrit-il : « J’aurais été heureux de faire un pèlerinage avant d’aller faire mes premières armes ».
Pour tromper son ennui, il participe aux activités de l’équipage, grimpe dans les haubans où il se fait remarquer par son agilité. Parmi les passagers il a retrouvé quelques officiers anglais en congé ou démissionnaires, et un grand nombre d’aventuriers qui, constate-t-il, « vont, comme moi, au Cap pour faire la guerre ou faire fortune ».
Au moment de passer la ligne, tous décident d’organiser une revue burlesque, chacun ayant revêtu pour la circonstance son uniforme, ce qui constitue un ensemble particulièrement disparate. Le Prince est, à l’unanimité, élu général en chef de cette étrange troupe et qualifie lui-même la revue de « fradiavolesque ».
C’est à bord qu’il fête, le dimanche 16 mars, son vingt-troisième anniversaire. Enfin, le 26, à huit heures du matin, apparaît la grandiose et abrupte montagne dont le gigantesque plateau domine la ville du Cap.
Louis n’a pas encore revêtu son uniforme, et son arrivée n’a pas été annoncée officiellement. Le Gouverneur général de la colonie, Sir Bartle Frere est d’ailleurs, à ce moment-là, en déplacement à l’intérieur du pays et c’est Lady Frere qui vient l’accueillir lorsqu’il descend du bateau. Elle a un fils de l’âge du Prince, lieutenant lui-même dans l’armée de Lord Chelmsford, et c’est maternellement qu’elle va s’occuper de son hôte. Elle commence par l’emmener à la campagne, pour une longue promenade qui le change d’horizon après une aussi longue traversée. Le soir il ne peut éviter une brillante réception à Government House mais il a hâte de reprendre la mer pour gagner Durban en longeant la côte de l’océan Indien.
Le 27, il confie à son ami Scipion Corvisart : « Je suis forcé de vous écrire de Cape Town où j’ai été, bien malgré moi, obligé de rester un jour. Je m’embarque dans quelques heures et j’espère être rendu à Natal en temps opportun pour prendre part à un combat qui semble imminent ». Il vient d’apprendre que le 12 mars, au bord de l’Itombi, un convoi escorté par un détachement du 80e régiment, sous les ordres du capitaine Moriarty avait été attaqué par près de 4.000 Zoulous. Sur les 104 hommes qui composaient le détachement, 44 seulement avaient pu échapper au massacre. La perspective de la riposte que ne manquerait pas de déclencher Lord Chelmsford après ce nouveau revers enivrait le Prince.

Si l’arrivée au Cap a été discrète, l’accueil que lui réserve Durban est délirant. Les circonstances de son voyage ont été largement commentées dans la presse locale, on sait qu’il vient se joindre aux troupes anglaises pour la durée de la Campagne.
Il y a dans la province de Natal 300 000 cafres et 20 000 colons, et c’est avec enthousiasme que ces derniers acclament la venue dans leur lointaine contrée d’un jeune homme qui porte un nom aussi illustre et qui vient mettre son épée au service de leur cause. Le lundi 31 mars, toutes les maisons de la ville sont pavoisées ainsi que les bateaux du port. Lorsqu’en fin d’après-midi, Louis pose le pied sur le quai, sanglé dans son uniforme qu’il vient de revêtir, des salves d’artillerie saluent son arrivée comme celle d’un souverain. Très ému par cet accueil, il salue de la main toute une ville qui l’acclame.
À l’ivresse de ce premier moment, devait succéder une vive déception. Le Prince pensait qu’à peine débarqué il allait rejoindre l’État-Major de Lord Chelmsford et gagner ensuite la zone des combats. En fait, le général en chef est parti pour plusieurs jours en reconnaissance au nord de la colonie, et Louis est contraint de l’attendre. Rongeant son frein, il s’occupe comme il peut.
L’un de ses chevaux s’était blessé grièvement en sautant de son box sur le pont du « Danube » et il avait fallu l’abattre. L’autre mourut après le débarquement, des suites du voyage. Le 3 avril, le Prince achète à un certain Meyrick Bennet, directeur de la Randles-Bros & Hudson, pour vingt-cinq livres, un cheval gris réputé « skittish » (ombrageux) qui s’appelle Percy.
Quelques jours après son arrivée, victime du tribut que paient couramment les Européens en débarquant dans ces régions tropicales, le Prince, terrassé par la fièvre, doit s’aliter. Dans sa chambre de la jolie maison où le capitaine Bayton lui a donné asile, Saint-Andrew street, il enrage en grelottant entre ses couvertures, avec « pour unique horizon les favoris d’Uhlmann ».

Une brève campagne

Il est presque rétabli lorsque, près de deux semaines plus tard, Lord Chelmsford dès son retour à Durban, le reçoit à son quartier-général. Louis lui remet la lettre d’introduction signée par le duc de Cambridge : « Cette lettre vous sera présentée par le Prince impérial, qui va en Afrique pour son propre compte, pour voir autant que cela se peut la Campagne prochaine contre les Zoulous… Il a manifesté le désir d’être enrôlé dans notre armée, mais le gouvernement a considéré comme impossible de satisfaire à ce désir. Toutefois le gouvernement m’autorise à vous écrire pour vous prier de lui témoigner de la bienveillance, et de lui prêter assistance pour qu’il puisse suivre, autant que cela sera possible, les opérations… C’est un excellent jeune homme, plein d’esprit et de courage et comptant beaucoup de vieux amis parmi les cadets de l’artillerie… Si vous pouvez lui venir en aide de toute autre manière, veuillez le faire. Ma seule crainte est qu’il soit trop courageux ».
Le Prince renouvela au commandant en chef la promesse qu’il avait déjà faite à l’Impératrice, de ne pas chercher à s’enrôler dans une troupe de « volontaires ». En échange, il sollicitait un poste dans l’armée régulière, et il comprenait parfaitement qu’on ne puisse lui permettre d’exercer un commandement.
La situation dans laquelle se trouvait Lord Chelmsford était embarrassante. D’un côté il fallait qu’il respecte les instructions du gouvernement, et de l’autre il voulait aider ce jeune homme qui, d’emblée, avait gagné sa sympathie. Il décida, en définitive, de l’affecter à son propre état-major, où, du moins le pensait-il, il pourrait facilement le surveiller. Il exigea en compensation que Son Altesse se soumette aux prescriptions du docteur Scott, et qu’elle ne rejoigne l’armée qu’une fois complètement rétablie. Louis accepta de bonne grâce. Il venait d’apprendre que la Campagne n’était pas commencée et ne le serait pas avant le début du mois de mai.

Le 19 avril, après s’être fait photographier chez les frères Kisch il quitte Durban et gagne Pietermaritzburg où il restera trois jours, le temps de prendre congé d’Uhlmann et d’engager deux jeunes ordonnances anglaises : Lomas et Brown, plus aptes à faire campagne que son vieux valet de chambre.
La stratégie de Lord Chelmsford est de diviser l’armée en deux ailes qui, par deux routes différentes, et à partir de la Blood river, ratisseront le pays zoulou et gagneront Ulundi pour l’investir. La Campagne doit être courte, mais, pour avoir des chances de réussir, il faut que le dispositif d’action soit parfaitement mis en place sur le terrain. C’est à cette manœuvre qu’il va s’employer jusqu’aux premiers jours du mois de juin. Lorsque cette mise en place des troupes, le long de la rivière Buffalo qui marque la frontière, sera terminée, l’armée entière fera mouvement vers Ulundi. Il est capital de déterminer à l’avance le chemin que suivront ces importantes colonnes et les emplacements précis de cantonnement, afin d’éviter une surprise comparable à celle d’Isandhlwana.
Au sein de l’état-major général, la place du Prince impérial, bien qu’il n’exerce aucun commandement, n’en est pas moins intéressante. Il aura souvent pour mission de participer en « éclaireur » à des patrouilles de reconnaissance, d’autant plus nécessaires que les cartes d’alors ne sont d’aucune utilité pour organiser des déplacements que les impedimenta d’une troupe si nombreuse rendent extrêmement difficiles.
L’état-major progresse lentement, car l’intendance doit suivre sur des routes assez peu praticables. Entre le 23 et le 28 avril, il est à Ladysmith, dernière bourgade importante avant la frontière. Le 30, c’est de Dundee qu’il écrit à l’Impératrice : « Notre camp est à 10 miles (16 kilomètres) seulement du Buffalo river. Dans une semaine au plus nous aurons atteint la ligne extrême de nos avants-postes aux environs de Conference-Hill. Tout continue à aller ici pour le mieux ; quoique mes camarades de l’état-major soient tous beaucoup plus âgés que moi, leur société m’est fort agréable et contribuera à me rendre la vie aussi douce qu’on peut la mener dans le Zululand ».
Deux jours après, le 2 mai, Louis pénètre en territoire ennemi. Pendant deux nuits il dormira tout habillé, prêt à sortir de sa tente à la moindre alarme. À défaut des Zoulous il rencontre des corps francs de cavalerie, et parmi eux quelques vétérans des armées impériales qui viennent le saluer. Bien que ce ne soit pas « la fine fleur des pois », il est heureux de pouvoir, un instant, bavarder avec des compatriotes. Il étonne d’ailleurs tous ceux qui l’approchent par sa simplicité et sa gentillesse. Il refuse d’être traité en prince et met un point d’honneur à se plier strictement à la discipline.

Il a la satisfaction, le lundi 5, de retrouver, sur le chemin d’Utrecht, ses deux meilleurs camarades de Woolwich, Bigge et Slade. Avec eux, Louis échange les premières impressions sur cette Campagne, sa première Campagne. Il apprend que les Zoulous ne sont pas ennemis à dédaigner. Ces « fils de la foudre » sont rusés, audacieux, leur courage est sans limite, et leur connaissance du terrain leur permet de se déplacer sans être vus et de préparer de terribles embuscades. Le 29 mars, les deux jeunes officiers ont échappé de peu, à Kambulla, à une agression zouloue qui n’a été stoppée qu’avec l’appui de l’artillerie. Louis écoute, passionné, le récit de cet engagement.
À Utrecht, il est rejoint par le correspondant du Figaro, Paul Deléage, avec lequel il a de longues conversations. Le journaliste est rapidement séduit par les qualités évidentes de son interlocuteur. Il a trouvé, écrit-il, « un prince dans toute l’acception du terme, avec toute la simplicité et le charme d’un esprit supérieur et distingué ». Ensemble ils visitent l’hôpital militaire où Louis, pendant son court séjour, tient à aller quotidiennement pour apporter aux blessés ce qu’il peut de réconfort.
Mais l’heure du premier combat va sonner. Alors qu’il suit une partie de la colonne volante du général Wool, conduite par le colonel Buller, il réussit le 14 mai à s’adjoindre à une patrouille d’une douzaine d’Européens et d’une douzaine de bazoutos commandés par le major Bettington, vigoureux quadragénaire parfaitement entraîné, pour remplir une mission de reconnaissance qui va durer plusieurs jours.
La petite troupe ne fait d’abord, jusqu’à Conférence Hill, que de brèves incursions en territoire ennemi, mais le soir du vendredi 18, elle se trouve à une cinquantaine de kilomètres en plein Zoulouland. Après avoir bivouaqué, surveillés sans doute par les Zoulous aux aguets, tous feux éteints, la patrouille s’éloigne silencieusement, à pied, chacun tenant son cheval par la bride. On marche pendant près de deux kilomètres jusqu’au lit asséché d’un torrent, que les indigènes appellent donga, endroit idéal pour y passer la nuit. Les basutos sont placés en sentinelles, les chevaux, tout sellés rangés en cercle. Le Prince, couché par terre comme les autres hommes, partage sa couverture avec Lomas, son ordonnance.
Le lendemain matin, sous un ardent soleil, on découvre, au sommet d’une colline, les toitures arrondies d’un Kraal. Bettington, qui a la décision rapide, n’hésite pas à attaquer, bien qu’il paraisse occupé en force. Louis lance son cheval à l’assaut dans l’étroit sentier abrupt et plein de pierres qui roulent sous les sabots. Inconscient des coups de fusils que les Zoulous, malhabiles aux armes à feu, tirent, il arrive sur le plateau. Les balles sifflent, mais il ne semble pas les entendre. Le feu plongeant des Zoulous ne blesse personne. Aux côtés de Bettington, le Prince charge, le sabre haut levé, le beau sabre que Napoléon portait à Elchingen, et que lui a donné, avant son départ de Chislehurst le petit-fils du maréchal Ney. Les ennemis sont mis en fuite, mais on en a tué quelques-uns.

Louis a fait preuve d’une telle témérité, d’un tel sang-froid au cours de ce bref engagement, que Bettington, en souvenir d’une attaque si bien menée, propose de baptiser le kraal : Kraal Napoléon. Radieux, le Prince accepte en souriant cet hommage à sa jeune bravoure, et, comme il s’étonne que le major ait chargé, armé seulement de sa cravache sous le prétexte qu’un sabre le gêne : « Quant à moi, ajoute-t-il, je tiens à avoir toujours le mien, non pas tant pour attaquer que pour me défendre si j’étais entouré ; je mourrais en combattant, et la mort, alors, n’aurait rien de pénible ».
La nuit suivante fut troublée par plusieurs alertes qui obligèrent chaque fois à changer de campement.
L’ennemi s’était ressaisi et cherchait sa revanche. Lorsque dans la soirée du mardi 20 il fut rentré à Landman’s Drift, Louis évita de parler de cette aventure. Peut-être redoutait-il, si elle s’ébruitait, que Lord Chelmsford ne mette un terme, en ce qui le concernait du moins, à ces sortes d’expéditions. Or, c’était précisément cela qui le passionnait et sans doute il n’avait jamais été aussi heureux. Pour éviter d’inquiéter l’Impératrice, il écrivait le lendemain : « Je viens de rentrer de reconnaissance ; nous avons été six jours absents. Quelques coups de feu ont été tirés de part et d’autre, mais rien ne s’est passé de bien sérieux ».
Le commandant en chef eut-il vent de l’attaque du « Kraal Napoléon » ? Il chargea le Prince d’une mission qui l’obligerait pendant une bonne semaine de rester au camp. Il s’agissait de dessiner les plans d’un fort qu’il projetait de construire à Conférence Hill, qui constituerait, en cas de besoin une retraite sûre à l’arrière des troupes. Cela l’occupera jusqu’au mardi 27 et il ne se plaindra pas de ces huit jours de vie sédentaire et des nuits passées sous la tente, car, écrit-il à l’Impératrice : « Le plafond de toile a ses charmes comparé à la voûte des cieux. Mais, comme je vous l’ai déjà maintes fois écrit, la vie que je mène me plaît et me fait du bien. Jamais je ne me suis senti si fort et si dispos ».
De Koppie Allein où la division campe depuis le 28, Louis, qui vient d’être attaché au quartier-maître général, le colonel Harrisson, en qualité d’assistant, accompagne l’état-major de Lord Chelmsford dans une reconnaissance en direction du mont Itelezi. Il chevauche une partie de la journée du 29 à côté de Paul Deléage auquel il expose que, lorsque la Campagne sera achevée, après la prise d’Ulundi, son désir serait de regagner l’Europe en passant par l’Asie, et il semble manifester un intérêt très vif pour les Indes. Le journaliste le dépeint : « exubérant dans toute l’acception du terme, vif, entraînant, doué de tous ces dons naturels que rien ne peut faire acquérir, brave, valeureux, intelligent, prodigue de tout, même de sa pensée ».
De retour au camp, comme le général, Sir Evelyn Wood, qui le rencontre, lui demande en souriant : « Eh bien, Monseigneur, vous ne vous êtes pas encore fait tuer ? – Non, répond-il, mais si je devais être frappé, je crois que j’aimerais mieux un coup de sagaie qu’une balle venant on ne sait d’où : cela montre, au moins, qu’on a senti le contact de l’ennemi ».

La journée fatale du 1er juin

La veille du dimanche de la Pentecôte, le samedi 31 mai, Lord Chelmsford décide que les deux divisions placées sous son commandement entameront la marche décisive sur Ulundi, avec, comme premier objectif, la traversée de la Blood river. Le colonel Harrisson, en sa qualité de chef du service des reconnaissances, est chargé de déterminer le lieu du campement qui sera occupé le lundi 2 juin. La mission est confiée au Prince impérial qui sera accompagné d’une escorte composée de six soldats européens et de six basutos, et dont le commandement sera assuré par un officier de l’état-major. C’est Bettington qui est désigné, mais le colonel ayant oublié de l’en aviser, il est parti pour une autre mission lorsque les dernières dispositions pour cette reconnaissance sont prises. Un autre officier se présente pour accompagner Louis, le lieutenant Carey.
Lorsque le colonel Harrison lui transmet la consigne, il précise : « You will look after the Prince » (Vous veillerez sur le Prince). Telle est d’ailleurs la seule raison d’être de la présence de Carey qui n’a aucune autre mission. C’est le Prince qui fera les relevés topographiques pour le futur campement. Carey commandera l’escorte et veillera sur lui.
Le dimanche 1er juin, à huit heures, les six hommes du corps des volontaires de Bettington sont prêts, ce sont : le sergent Willis, le caporal Grubb, les soldats Abel, Rogers, Cochrane et Le Tocq, ce dernier natif des îles anglo-normandes, ce qui explique son nom à consonance française. Un cafre ami est là aussi, qui servira de guide, quant aux six basutos, on les attendra jusqu’à neuf heures, ils ne se présenteront pas.
La journée s’annonce belle. Le Prince, comme toujours lorsqu’il a une mission à remplir, piétine d’impatience. Comme il vient d’apprendre que le correspondant du Daily News, M. Archibald Forbes, retourne au camp de Landman’s Drift, et que c’est une occasion pour faire partir du courrier, en hâte il trace au crayon quelques lignes sur une feuille de son calepin, à l’adresse de l’Impératrice. (On lira cette lettre par ailleurs). Puis, sans attendre davantage le complément de l’escorte, d’accord avec Carey, il décide de se mettre en route.
À une douzaine de kilomètres de Koppie-Allein, au pied du mont Itelezi, la petite troupe rencontra le colonel Harrison qui ne parut pas surpris de la faible escorte du Prince. Il pensait sans doute que le grand rassemblement des troupes qui faisaient mouvement avait suffi à éloigner les Zoulous, et que dans un large rayon, la région ne présentait guère de danger. Pendant environ une heure, le Prince poursuit sa route en compagnie du major Grenfell qui chemine dans la même direction. Lui non plus n’est pas surpris par une si faible escorte. Vers midi, Louis, au galop, arrive sur un plateau d’où il domine tout le pays environnant. Rien, jusqu’à l’horizon, qui signale la présence de l’ennemi. On s’arrête pour faire reposer les chevaux et le Prince prend quelques croquis. Au bout d’une heure, la petite troupe repart en direction du confluent des rivières Itytyosi et Tombakala. Vers quatorze heures trente on arrive à un kraal apparemment déserté depuis peu car, au centre des cinq huttes qui le composent, des cendres fument encore. Les hommes remarquent alentour des chiens efflanqués qui rodent, preuve que les maîtres ne sont pas loin. Carey décide de faire halte à quelques dizaines de mètres des huttes, en bordure d’un champ de maïs dont les hautes tiges donneront de l’ombre. Les chevaux sont dessellés, mais aucune précaution n’est prise pour assurer une garde en cas d’attaque imprévue. Tandis que le cafre va chercher de l’eau à la rivière pour faire du café, les hommes se couchent par terre et, un peu à l’écart, le Prince et Carey bavardent. Louis raconte à son compagnon la Campagne de Bonaparte en 1796. Passionné par son sujet, il est intarissable. Vers quinze heures trente, le cafre vient dire qu’il a aperçu des têtes crépues derrière les hautes herbes, du côté de la rivière, et Carey fait seller les chevaux. Le Prince termine un croquis et demande encore dix minutes.

Lorsque les chevaux, un moment plus tard, prêts à être montés, sont rassemblés, à peine Carey a-t-il donné le commandement, brusquement éclate une fusillade, tandis qu’à une centaine de mètres, jaillissant des tiges de maïs derrière lesquelles ils étaient tapis, surgissent les Zoulous, environ une cinquantaine, qui s’élancent en poussant leur cri de guerre. Le bruit affole les chevaux qui se cabrent et que leurs cavaliers, à peine montés, ne peuvent retenir. Dans un rapide galop, pris de panique, derrière Carey, les Anglais fuient.
Un des soldats, Rogers, atteint par une balle, s’écroule. Le Prince n’a pas encore réussi à enfourcher Percy et court à son côté en essayant de s’accrocher à la selle pour se rétablir en voltige. L’exercice lui est familier, mais le cheval, d’instinct, a pris le galop pour suivre ses congénères. Le Tocq, le dernier, passe à côté de Louis. Lui non plus n’a pas eu le temps de se mettre en selle, mais, plus heureux que le Prince, il a réussi à se coucher en travers de son cheval.  » Dépêchez-vous, Monsieur, s’il vous plaît », lui crie-t-il.
Un peu plus loin, Abel, désarçonné, a été rattrapé par les Zoulous qui l’achèvent. Le Prince tente un effort désespéré pour se hisser sur Percy, mais dans cet effort, la courroie qui relie les fontes, à laquelle il s’agrippe, cède, et il tombe, tandis que, d’un coup de sabot, le cheval lui écrase le poignet droit.
Lorsqu’il se relève, Percy est déjà loin, et les Zoulous arrivent. Il est dans le lit d’une donga, il fait face. Dans sa chute il a perdu son sabre et ne peut se défendre qu’avec son revolver. De sa main gauche il tire trois coups qui tiennent, un instant, les Zoulous en respect. L’un d’eux, Longalabalele, lui plante une première sagaie en haut de la cuisse droite. Louis l’arrache et la relance. Zabanga réussit à planter une seconde sagaie dans l’épaule gauche. Sept Zoulous sont maintenant sur lui. Il essaie, de son bras droit, lacéré par les pointes des sagaies, de parer les coups. Une sagaie pénètre profondément dans l’œil droit, il tombe. Napoléon-Eugène-Louis-Jean-Joseph, Prince impérial, est mort. Le combat n’a pas duré plus d’une minute.Les Zoulous diront, plus tard, lorsque la guerre sera finie et qu’on pourra interroger ceux qui l’ont tué, qu’il s’est défendu « comme un lion ».

Le lendemain, un détachement imposant viendra chercher son corps. Les Anglais le trouveront percé de dix-sept blessures, toutes reçues par devant.
Les Zoulous lui ont pris ses vêtements et l’ont laissé, nu, dans la donga où il est mort, mais ils ont hésité à profaner le corps du jeune chef blanc suivant leurs coutumes. Ils se sont contentés de lui faire, à l’ombilic, une petite ouverture rituelle, mais n’ont pas touché aux viscères. Ils n’ont pas touché non plus à la chaîne d’or et aux médailles que le Prince portait autour du cou.

En Europe, le bruit de cette mort fut considérable, et l’Angleterre fit au Prince impérial de France des obsèques grandioses auxquelles la Reine elle-même assista. Puis, ce fut le silence, et le voile de l’oubli s’épaissit autour de la victime d’Itelezi. La voix d’un grand poète français, celle de Paul Verlaine, devait pourtant s’élever encore pour célébrer le sacrifice de ce jeune homme de vingt-trois ans, et déposer comme une palme immortelle sur le sarcophage de granit rose d’Aberdeen dans lequel Louis dort son dernier sommeil :
J’admire ton destin, j’adore tout en larmes
Pour les pleurs de ta mère
Dieu qui te fit mourir, beau Prince, sous les armes,
Comme un héros d’Homère.

Jean-Claude Lachnitt, 1979 ; corrections apportées, avril 2023

***

Poème « Prince mort en soldat à cause de la France », extrait du recueil Sagesse (1881) :

Prince mort en soldat à cause de la France
Prince mort en soldat à cause de la France,
Âme certes élue,
Fier jeune homme si pur tombé plein d’espérance,
Je t’aime et te salue !

Ce monde est si mauvais, notre pauvre patrie
Va sous tant de ténèbres,
Vaisseau désemparé dont l’équipage crie
Avec des voix funèbres,

Ce siècle est un tel ciel tragique où les naufrages
Semblent écrits d’avance…
Ma jeunesse, élevée aux doctrines sauvages,
Détesta ton enfance,

Et plus tard, cœur pirate épris des seuls côtes
Où la révolte naisse,
Mon âge d’homme, noir d’orages et de fautes,
Abhorrait ta jeunesse.

Maintenant j’aime Dieu dont l’amour et la foudre
M’ont fait une âme neuve,
Et maintenant que mon orgueil réduit en poudre,
Humble, accepte l’épreuve,

J’admire ton destin, j’adore, tout en larmes
Pour les pleurs de ta mère,
Dieu qui te fit mourir, beau prince, sous les armes,
Comme un héros d’Homère.

Et je dis, réservant d’ailleurs mon vœu suprême
Au lys de Louis Seize :
Napoléon qui fus digne du diadème,
Gloire à ta mort française !

Et priez bien pour nous, pour cette France ancienne,
Aujourd’hui vraiment « Sire »,
Dieu qui vous couronna, sur la terre païenne,
Bon chrétien, du martyre !

 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
308
Numéro de page :
3-12
Mois de publication :
11
Année de publication :
1979
Partager