Les relations américano-françaises de la Révolution à la chute de l’Empire (1789-1815)

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Entre la guerre d'Indépendance et la conquête de l'Ouest, de l'avènement de George Washington aux chevauchées (fantastiques ?) des pionniers immortalisés par le cinéma hollywoodien, l'histoire des États-Unis est mal connue de ce côté-ci de l'Atlantique. Et pourtant, du traité de Paris (3 septembre 1783) à la « ruée » vers de nouvelles terres, près d'un demi-siècle d'histoire façonnèrent une nouvelle nation dont le rôle allait devenir essentiel, non seulement pour le continent américain, mais pour le monde entier. On n'en était pas là, bien sûr, au moment du 18 Brumaire. Pays lointain, à la puissance militaire inexistante mais aux ambitions économiques déjà acérées, mal connus de leurs contemporains européens, les États-Unis n'étaient pas encore perçus comme un acteur notable de la vie internationale et encore moins de la scène européenne.
 
L'histoire et la diplomatie des États-Unis, de 1789 (1) à 1815, font que le « napoléoniste » ne peut ignorer ce pays. Il le peut d'autant moins que les États-Unis entretinrent des relations contrastées avec la France (qui ne se limitèrent pas à la cession-vente de la Louisiane). Indirectement, ces rapports et leur évolution eurent un retentissement sur la politique intérieure et extérieure de la France napoléonienne. In fine, en déclarant la guerre à l'Angleterre (juin 1812), les États-Unis furent même un allié objectif – mais seulement objectif – de l'Empire français finissant. Et même si c'est en Europe que s'est jouée la plus grande partie de l'épopée, il est sain, pour apprécier les conséquences universelles – positives ou non – du règne de Napoléon, de se renseigner sur la puissance montante d'outre-mer dont la vie fut étroitement liée aux soubresauts du vieux continent. Et pour mesurer l'importance de la recherche d'une entente politique avec les États-Unis – à Londres comme à Paris -, il faut aussi s'interroger sur ce que représentait le Nouveau Monde pour les Européens, ces hommes du XVIIIe siècle plongés dans le grand bouleversement de la Révolution française. Enfin, on n'oubliera pas qu'après Waterloo, Napoléon envisagea de se réfugier aux États-Unis et que, s'il abandonna lui-même ce projet, beaucoup de bonapartistes proscrits prirent le chemin du Nouveau Monde (2).

I. Les États-Unis, l’Europe et la Révolution : naissance d’une nation

Les contemporains de Napoléon Bonaparte ne regardaient pas les États-Unis comme nous le faisons aujourd'hui. Leur approche « euro-centriste » justifiait une sorte de condescendance, voire de mépris, pour la jeune patrie de Washington. Elle était d'abord pour eux un espace – purement géographique et colonial – destiné à prolonger les conflits européens, notamment franco-anglais. La guerre d'Indépendance en fut l'illustration, à peine une douzaine d'années après la perte du Canada, quelles que furent d'ailleurs les motivations personnelles de ceux qui combattirent aux côtés des Insurgents.
À l'inverse, les Américains, bien qu'à la recherche d'une identité propre, gardaient les yeux fixés vers l'Europe et ses modèles.
La Révolution et l'Empire radicalisèrent l'opposition des approches. Alors que la France et l'Angleterre raisonnèrent en termes manichéens – ami ou ennemi ? -, les gouvernants des États-Unis adoptèrent une démarche plus complexe et plus subtile. Ils se servirent des événements pour fonder la nation américaine.

La « question américaine » pour Bonaparte et ses contemporains
Avant de s'intéresser à la façon dont les Américains vécurent le règne de Napoléon, interrogeons-nous sur ce que représentaient pour un Français de la fin du XVIIIe siècle le continent nord-américain et les jeunes États-Unis. La « question américaine » existait-elle ? L'ancienne colonie britannique était-elle perçue comme une puissance en devenir ? Avait-elle une importance dans les schémas diplomatiques ou politiques des élites françaises ?
Et d'abord, qu'en pensa le jeune Bonaparte ? On n'en sait pas grand chose. Ses écrits de jeunesse sont riches de considérations sur l'Europe et son histoire, de romantisme avant l'heure et de rêve oriental. Sur le Nouveau Monde, on ne peine guère à recenser les références : « (Il) se divise en Amérique septentrionale et méridionale (…). Les Américains sont olivâtres ». En deux lignes, l'élève de Brienne brosse un tableau géographique et humain assez bref de ce qu'il faut retenir du nouveau continent (3). Apparemment, il ne se passionnait pas pour l'outre-Atlantique, en comparaison des nombreuses notes, prises dans le même cahier, sur l'Orient ou l'Europe. Nous sommes donc réduits, pour tenter d'approcher ses sentiments, à lui attribuer – par extrapolation – ceux qui animaient les Français de sa classe et de son époque, ces hommes qui allaient être aux affaires pendant la Révolution et l'Empire.
L'absence d'intérêt pour la chose américaine que nous semblons déceler chez Bonaparte n'est pas une exception dans la petite noblesse française de la fin du XVIIIe siècle. Si on étudie, comme l'a fait Guy Chaussinand-Nogaret, les bibliothèques des nobliaux, on s'aperçoit qu'ils négligeaient la géographie, notamment non-européenne. L'histoire, la théologie et la littérature dominaient leurs collections d'ouvrages (4). Pour ces hommes, l'Amérique, c'était d'abord Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, ou l'Histoire philosophique et politique des deux Indes, de l'abbé Raynal. Le mythe du « bon sauvage » limitait leur vision d'un continent qui bien que n'étant pas uniquement peuplé d'hommes « au teint olivâtre », parvenait, selon les idées en vogue, à « ensauvager » ceux qui y immigraient. « Pour penser l'Amérique, comme le reste du monde européen, écrit François Furet, l'Europe classique a recours à l'opposition qui sépare le monde civilisé du monde sauvage. C'est le moyen qu'elle a trouvé pour traduire en termes de connaissance les nouveaux espaces découverts depuis la Renaissance, les nouvelles humanités, enfin ce monde qui présente la triple étrangeté de n'être ni européen, ni chrétien, ni national : un monde « sauvage », décrit et inventorié par les voyageurs, non par la possession d'un passé. Sans lois, sans arts, sans gouvernements, bref, sans histoire. Car une échelle de valeur implicite signifie toujours le temps, créateur dynamique des lois et des nations au détriment de l'espace, distributeur passif des sociétés immobiles » (5). Même fort courte, la note de Bonaparte dans son cahier d'élève traduit assez bien ces sentiments : l'Amérique est un lieu (uniquement) géographique peuplé d'hommes différents.
En France, cependant, de nombreux contemporains du jeune Bonaparte pouvaient donner à l'Amérique une consistance plus réelle, plus nationale. S'ils s'enthousiasmèrent parfois pour la révolution américaine, ils rêvaient surtout « à ce Canada qui, aux yeux des Français (paraissait) plus désirable et plus beau depuis que Louis XV (l'avait) perdu » (6).
Entre les étendues glacées du nord – le Canada perdu – et les mers chaudes du sud – les Antilles -, les treize colonies laissaient, pour elles-mêmes, bon nombre de Français indifférents. Elles n'étaient qu'un morceau d'Angleterre, l'ennemi héréditaire. Le Nouveau Monde n'était qu'un champ d'affrontement excentré entre les deux grandes nations. On en veut pour preuve la nature de l'engouement des militaires français lorsqu'éclata la guerre d'Indépendance. Nombreux furent ceux qui, à l'instar de La Fayette, s'engagèrent aux côtés des Insurgents. Ils ne le firent pas tous, loin s'en faut, pour « voler au secours de la liberté », comme l'écrivit plus tard le marquis. La Rouërie, qui rejoignit très tôt l'insurrection, afficha des motivations différentes : il voulait venger la perte du Canada. La bataille des plaines d'Abraham, la prise de Québec par les Anglais (1759) et le traité de Paris qui avait consacré leur domination sur la Nouvelle-France (1763) n'étaient pas si loin, au moment de la déclaration d'Indépendance (1776). Le « malheureux » Canada était dans tous les esprits. Depuis cette cuisante défaite, le gouvernement de Louis XV s'intéressait de près aux relations de la Grande-Bretagne et de ses colonies, non parce que le sort des « Américains » le préoccupait mais parce que rien de ce qui pouvait affaiblir Londres ne le laissait indifférent. En 1769, le roi écrivit au comte de Broglie – qui fut plus tard le supérieur de La Fayette en garnison à Metz – qu'il fallait encourager les provinces américaines à s'émanciper (7).
Dès le premier coup de canon, la diplomatie française se sentit concernée. Le nouveau roi, pacifiste dans l'âme, ne voulait certes pas d'intervention française. Il n'en demanda pas moins un rapport à Malouet, commissaire général de la Marine à Saint-Domingue. Celui-ci conclut qu'il ne fallait pas intervenir car l'insurrection constituait un abcès de fixation, une affaire dans laquelle l'Angleterre ne pouvait que s'embourber et laisser de grandes forces. Turgot, pour des raisons budgétaires, soutint Malouet. À cet égard, remarque un historien américain, une France si pingre « n'était pas l'alliée qu'il fallait aux États-Unis » (8). Mais, au sein du gouvernement, tout le monde ne partageait pas la timidité de Turgot. Vergennes affirmait que l'indépendance des colonies américaines détruirait le commerce anglais, ce qui constituerait une belle revanche de l'humiliation de 1763. On le voit, ni les uns, ni les autres, ne parlaient d'émancipation ou de liberté, bien au contraire. Vergennes, qui était autant anti-anglais qu'anti-américain (9), allait même plus loin en calculant qu'il fallait aider les Américains pour contrôler les conséquences en France de leur révolution : « L'esprit de révolte, écrivit-il à son ambassadeur à Londres en quelqu'endroit qu'il éclate, est toujours un dangereux exemple ». Il fallait donc contrôler les effets intérieurs de la révolte américaine, dans une France secouée par la crise financière et politique de l'Ancien Régime.
Quant à « l'opinion », Ségur nous dit qu'elle s'enflamma pour la cause des Insurgents (10). C'est à la fois vrai et exagéré. Certes, de l'argent, des subsides et des pièces d'artillerie leur furent livrés en fraude, des marchands de la côte Atlantique et des Antilles rendirent des services, des matelots français s'engagèrent chez les corsaires américains. Mais l'opinion, telle que l'entend Ségur, est en vérité une frange des élites, celle qui participa à la Révolution. Elle observa l'expérience et s'en inspirera le moment venu. En cela, Vergennes ne s'était pas trompé, qui craignait la contagion. Mais on se réjouit aussi des malheurs de l'Angleterre. On ne doit donc pas exclure de l'intérêt de « l'opinion » des arrières-pensées revanchardes.
Par la suite, la popularité des Français qui firent la guerre en Amérique fut grande, mais nombreux sont les historiens qui s'accordent à écrire que c'est aussi parce qu'ils faisaient oublier la perte récente du Canada, quelles qu'aient été, par ailleurs, leurs véritables motivations. D'ailleurs, ces volontaires développèrent des projets d'occupation de la Nouvelle-France (11), ce dont Versailles ne voulait pas entendre parler. Et lorsqu'enfin, Louis XVI déclara la guerre à l'Angleterre, il le fit en compagnie de ses cousins de Madrid, en vertu du pacte de famille unissant les Bourbons et des intérêts coloniaux des deux puissances. Au final, loin de délivrer la « Nouvelle-France », l'indépendance américaine entraîna Londres à intensifier ses projets d'anglicisation sociale et institutionnelle du Canada (12).
Quant aux hommes de 1789, ils ne prirent pas plus en considération les Américains. Certes, pour la classe cultivée, la révolution américaine était une tentative de créer une société nouvelle, dégagée de la gangue de l'Ancien Régime. Mais seule la Révolution française était universelle. Selon le mot de Rabaut à la Constituante, elle ne devait pas se borner « à suivre servilement » l'exemple américain, trop anglais, trop éloigné du désir d'améliorer le sort de l'humanité tout entière. La révolution américaine n'était qu'une « modernisation des archaïsmes britanniques » (13), un laboratoire constitutionnel, certes, mais seulement un laboratoire. Même les Constituants favorables aux Américains, comme Malouet, affirmaient que la tâche des Insurgents avait été facilitée par l'absence de préjugés et de féodalité dans le Nouveau Monde.
Ainsi, pour de multiples raisons, les Français de la fin du XVIIIe siècle – et il n'y a aucune raison pour que Bonaparte puisse être exclu de leurs rangs – ne percevaient pas les États-Unis comme une puissance significative. Ils les considéraient même parfois avec hostilité. Ces anciens colons ne formaient pas une vraie nation, au sens qu'on donnait alors à ce mot : « L'Américain anglais demeure un Anglais, l'Américain allemand un Allemand, le Canadien français un Français. L'origine des États-Unis n'est plus une bénédiction de la liberté sur un peuple neuf, mais la pesanteur de l'histoire européenne » (14). C'est en tout cas ce que défendra Volney, dans l'introduction de son Tableau du climat et du sol des États-Unis, publié en 1803. Le mythe d'un nouveau continent à peine sorti de l'état sauvage n'avait pas encore disparu. Mirabeau ne s'était-il pas exclamé, en pleine Constituante : « Nous ne sommes pas des sauvages nés sur le bord de l'Orénoque » ?
Les hommes de 1789 – et leurs successeurs de la Révolution et de l'Empire – ne pouvaient se douter que leur Révolution allait servir à créer et à développer le sentiment national aux États-Unis et, partant, à faire de ce pays neuf une des puissances du monde.

La fondation d'une nation autour des relations extérieures
Il fallait, à la fin du XVIIIe siècle, deux mois pour se rendre d'Europe aux États-Unis. On pourrait donc croire que les anciens Insurgents et leurs descendants furent à l'abri des turpitudes du Vieux Continent et, notamment, de la Révolution française. Il n'en fut rien. Ces événements jouèrent même un rôle crucial dans la formation de l'idée nationale. Cette thèse ancienne a été actualisée dans un récent ouvrage – en français – de Mme Marie-Jeanne Rossignol (15). Car, moins d'une génération après la guerre d'Indépendance, l'ancienne colonie était loin d'avoir « coupé le cordon ombilical » qui la reliait à la « mère-patrie ». Les hommes au pouvoir étaient ceux qui avaient fondé leur fortune sous le système anglais. Il ne leur fut pas aisé de se départir d'habitudes, de références et de traditions anciennes. En cela, Turgot n'avait pas tort, qui prédisait, en 1776, que l'indépendance ne suffirait pas à briser les liens du sang, de la langue et de la culture entre l'Angleterre et ses colonies.
La « nation » et le nationalisme américains ne pouvaient pas se fonder sur les mêmes valeurs que, par exemple, la République française. Indépendants depuis une vingtaine d'année, les Américains n'avaient ni passé, ni culture, ni histoire communs. Leur territoire était, dans l'esprit de chacun d'entre eux, un élément mouvant, au gré des prises de possession de terres nouvelles. Cela le serait encore davantage avec l'achat de la Louisiane et, plus tard, la ruée vers l'Ouest. Les frontières des États-Unis étaient incertaines. Malgré la présence en son sein d'une majorité de colons primitifs, la population n'avait guère d'homogénéité, et surtout pas une homogénéité de race même si les esclaves noirs et les autochtones n'avaient aucun droit par rapport aux blancs. Le gouvernement était de création récente, considéré comme un service public et non soutenu par une vieille tradition. Les dirigeants américains devaient donc rechercher ailleurs la création d'un sentiment national qui, seul, pouvait donner une signification à l'indépendance et… une certaine étoffe aux fonctions gouvernementales. Car, redisons-le, cette période de l'histoire des États-Unis fut orientée par des hommes d'État qui n'étaient pas des hommes « neufs » ou des débutants. Leurs valeurs, leurs ambitions et leurs réflexes étaient semblables à ceux des hommes d'État européens. Leur génération – qu'il s'agisse de Washington, Adams, Jefferson, Hamilton, Madison et de tant d'autres – avait vécu, travaillé, voire participé aux fonctions publiques sous la colonisation anglaise, avec les schémas de l'encombrante métropole. Il serait excessif de croire qu'ils fondèrent en un instant une société – et notamment une société politique – nouvelle. Il fallut du temps pour que l'originalité des États-Unis par rapport au vieux continent s'affirme et, surtout, il fallut l'avènement des successeurs des Insurgents qui, eux, furent davantage « politiquement neufs ».
Le premier facteur de réunion « nationale » promu par les gouvernants fut la mise en uvre de la constitution du 17 septembre 1787. Elle était entrée en application deux ans après son adoption et fondait les États-Unis sur le mythe du régime représentatif (16), ce qui, pour l'époque, était exceptionnel. Mais il y avait peu de votants, signe qui montrait bien que l'Américain de l'époque ne se sentait pas encore concerné par la nation à laquelle on l'invitait à adhérer (17). Il est vrai aussi que le système d'élection à deux degrés pour le président de l'Union et le Sénat, la souveraineté presque sans limite des États fédérés (la question ne serait réglée qu'après la guerre de Sécession) limitait encore la compréhension des élections. Il fallait donc se tourner vers un autre facteur de cohésion. « De 1789 à 1812, écrit Mme Rossignol, le nationalisme aux États-Unis ne se limite donc pas à un « souci prioritaire de conserver l'indépendance, de maintenir l'intégrité de la souveraineté » ou à « l'exaltation du sentiment national » ; il doit également élaborer le caractère national, susciter le sentiment patriotique, forger ce qu'il pourra consolider et conserver ». Pour exister vraiment, la nation américaine dut donc rechercher un rôle extérieur et une reconnaissance par les autres nations.
Mais vers qui se tourner ? Vers l'ancien colonisateur, cette Angleterre qui restait, pour bien des élites, la « mère patrie » ? Vers la France, cette amie qui avait aidé à conquérir l'indépendance et projetait à présent de rejoindre les États-Unis dans le club fermé des « vraies » démocraties ? C'est dans cette alternative qu'il faut rechercher les premiers clivages de la vie politique et diplomatique des États-Unis. Mais, plus tard, après s'être divisée autour de cette question, la « nation » en formation réussit à se réunir autour de buts extérieurs communs. La guerre contre l'Angleterre, en 1812, fut une étape de cette évolution du nationalisme américain. Bien qu'elle ait divisé les partis politiques, elle souda le peuple américain. C'est sans doute pour cette raison qu'elle a droit à l'appellation de « deuxième guerre d'Indépendance » dans les manuels et les études d'outre-Atlantique.

La Révolution française, ligne de partage de la politique intérieure
Dès l'origine des États-Unis, la vie politique américaine fut bipolaire. Deux partis principaux s'opposaient : le parti fédéraliste et le parti républicain. Le premier était réputé conservateur et anglophile, dominé par les nantis. Il fut, durant toute la Révolution française l'ennemi farouche de tout ce qui ressemblait à un « jacobin », terme vague qui, dans l'esprit des fédéralistes, désignait tout ce qui était plus à gauche que La Fayette… ce qui faisait bien du monde. Pour résumer, les fédéralistes voulaient modeler les États-Unis sur l'exemple anglais : gouvernement central fort, voire monarchique, prééminence donnée au grand commerce dans les buts nationaux. Le parti républicain, avec Thomas Jefferson, défenseur affiché des citoyens ruraux plus modestes et partisan des libertés démocratiques était, de son côté, plus favorable à la France et à sa Révolution (18).
Élu président des États-Unis en 1789, George Washington est le grand mythe de l'histoire américaine, père des pères fondateurs. Le Grand Homme – qui, de son vivant, dut se livrer à de rudes batailles politiques et affronter une opposition véhémente – a donné son nom à « un État, 7 montagnes, 8 cours d'eau, 10 lacs, 33 comtés, 9 universités, 121 villes », sans compter les billets de banque et les timbres à son effigie » (19). Il est déclaré « sans parti » par bon nombre d'historiens américains. Et il est vrai qu'il est difficile de le situer précisément dans le clivage fédéraliste-républicain lors du premier de ses deux mandats, malgré la présence à ses côtés du vice-président John Adams ou du ministre des Finances Hamilton, tous deux conservateurs et anglophiles. Homme de la terre, pragmatique et dépourvu d'une vision à long terme, Washington se méfia immédiatement de la Révolution française et pencha de plus en plus nettement vers le camp anglophile. À partir de 1792, la guerre ayant éclaté en Europe, la vie politique américaine fut de plus en plus envahie par les problèmes issus des déchirements du vieux continent. Le héros de l'Indépendance proclama la neutralité de son pays, malgré le traité de 1778 l'unissant à la France. Ce faisant, il prenait déjà parti et faisait preuve, au moins aux yeux des Français, d'une forme d'ingratitude fréquente dans les relations internationales. Mais, comme l'a fait remarquer l'historien américain H. Wayne Morgan, la gratitude entre les nations est « la plus rare de toutes les monnaies d'échange » et il faut bien se garder, en matière de diplomatie, de raisonner en simple particulier. Il ne faut jamais poser la question : « Que me doivent-ils ? ». Mieux vaut lui préférer : « Quels sont leurs intérêts ? ». C'est sans doute la seconde interrogation qui devrait nous inspirer lorsqu'on réfléchit sur l'attitude des États-Unis, de la France et de l'Angleterre pendant la période révolutionnaire et impériale (20). Pour des raisons économiques, les États-Unis ne pouvaient se heurter à l'Angleterre.
Le gouvernement de Washington pencha davantage encore vers l'Angleterre à l'occasion de l'affaire dite « du citoyen Genêt », du nom de l'envoyé de la Convention chargé de rappeler les États-Unis à leurs engagements antérieurs. Arrivé en Amérique en avril 1793 et fort bien accueilli, le Français se livra pourtant à une irritante agitation en faveur de la France, recrutant des volontaires et des corsaires pour aller se battre, détournant un navire dans le port de New York, suscitant la création de clubs – notamment dans les États du Sud très francophiles car francophones -, en appelant même au peuple américain contre la déclaration de neutralité de leur président. Les fédéralistes en profitèrent pour asseoir leur position et forcèrent même Jefferson, leader des républicains et secrétaire d'État de Washington, à intervenir publiquement contre Genêt et les pratiques des révolutionnaires français, avant de démissionner et de se retirer dans sa résidence de Monticello : « Il est facile d'oublier que Genêt avait des bases excellentes pour ses protestations (NDLA : l'alliance de 1778). Ce que Genêt ne pouvait pas comprendre, c'était que Washington avait adopté cette politique, non parce qu'il avait de l'animosité contre la France, mais parce qu'il jugeait que cette politique était la seule alternative à la guerre » (21). Quelques mois après l'expérience Genêt, Joseph Fauchet, nouvel envoyé français connu les mêmes désillusions sur la gratitude américaine, même si les États-Unis reconnurent la République française.
Malgré une courte période d'incompréhension avec Londres (qui pensa d'abord que la neutralité lui était défavorable), et moins d'un an après les menées de Genêt, les États-Unis signaient un traité avec l'Angleterre, puis un autre avec l'Espagne. Ils s'assuraient ainsi de pouvoir poursuivre leur commerce maritime, si vital pour leur économie. La France riposta en lançant ses corsaires contre la marine marchande américaine : 300 navires furent saisis entre 1794 et 1797. En pleine tourmente, George Washington décida de se retirer dans ses terres et de ne pas solliciter un troisième mandat (22). Il adressa aux citoyens un message d'adieu qui était un appel à la neutralité : « L'Europe, écrivit-il, a des intérêts qui ne nous concernent nullement ou qui nous touchent de très loin. Il serait donc contraire à la sagesse de former des alliances qui nous exposeraient aux inconvénients qu'entraînent les révolutions de sa politique ». Ce-disant, le Grand Homme n'avait pas complètement raison. Il ne fut pas non plus parfaitement suivi par ses successeurs. Les États-Unis commerçants et leurs partis politiques durent encore vivre au rythme de l'Europe pendant trois décennies.
John Adams succèda à Washington, avec Thomas Jefferson pour vice-président. À cette époque, les grands électeurs pouvaient encore doser de la sorte le pouvoir exécutif : le candidat ayant obtenu le plus de voix devenait président et son suivant immédiat vice-président (23). Une des premières décisions du nouveau président fut de rappeler son représentant à Paris, James Monroe, jugé trop favorable aux révolutionnaires. La politique extérieure resta au premier plan des préoccupations du gouvernement américain, sous le contrôle étroit du Congrès auquel la constitution de 1787 confiait de larges pouvoirs en matière de politique étrangère : déclaration de guerre, ratification des traités, levées de troupes, etc. (24).
Lorsque le Directoire officialisa la pratique de la capture des bateaux neutres ayant à leur bord des marchandises anglaises ou ayant fait relâche dans un port anglais, on frôla la guerre avec la France. Adams préféra une politique de « paix armée » ou « quasi-guerre », acceptant l'armement des bateaux de commerce et sollicitant la protection de la marine britannique. Aux Antilles, quelques combats opposèrent les marines française et américaine. Dans le même temps, Talleyrand avait gâché une belle opportunité de négociation en réclamant des « cadeaux » préalablement à l'ouverture de pourparlers. Durant cette crise, les rapports entre les fédéralistes et les républicains s'envenimèrent encore un peu plus. En effet, l'exécutif parvint à faire adopter par le Congrès des lois qui restreignaient la liberté de la presse et l'accueil des réfugiés politiques. En protestant, Jefferson et ses amis jouèrent habilement de cette corde sensible pour une population se sentant (déjà) investie du rôle d'exemple à l'égard de la Vieille Europe, pour préparer l'avenir et l'élection présidentielle de 1800.
Alors qu'en France, Sieyès et Bonaparte préparaient Brumaire, chacun, aux États-Unis, pouvait constater à quel point la politique de neutralité de Washington et de son successeur avait été artificielle et, au final, inutile. On était passé tout près de la guerre et, pour le commerce, la paix armée ne valait guère mieux. Au fond, l'opinion publique était plutôt favorable à la France et les lois répressives étaient rejetées par ceux qui, en 1776, s'étaient soulevés pour leur liberté. Thomas Jefferson en profita pour remporter l'élection présidentielle de 1800. Une révolution « non-sanglante » (25) et un rapprochement avec la France commença sans attendre.

II. Les États-Unis et la France consulaire

Jefferson fut un grand président pour les États-Unis. Il avait vécu en France et succédé à Benjamin Franklin, comme ambassadeur à Paris (1785-1789). Il avait même été consulté pour la rédaction de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Il connut, dans notre capitale, une vie intellectuellement brillante et amoureusement complexe (26). Ce passé ne signifie pas qu'il se jeta dans les bras de la France et contre l'Angleterre. Pacifiste, il ne fut pas un francophile aveugle. Au contraire, il usa d'une fine diplomatie. Car si Jefferson a probablement dit que « tout homme a deux patries, son pays et la France », à l'amitié qu'il éprouvait pour notre pays, il préféra toujours l'intérêt du sien.
 
Vers l'arrangement pacifique du différend
À la prise de pouvoir de Bonaparte, les relations franco-américaines étaient donc loin d'être au beau fixe. John Adams était encore au pouvoir et une méfiance réciproque continuait à dominer. En Brumaire, pourtant, on attendait à Paris une délégation américaine qui devait tenter d'aplanir les difficultés entre les deux pays. Le coup d'État justifia qu'Adams et son secrétaire d'État Pickney autorisent les plénipotentiaires à retarder leur arrivée dans la capitale française. Il fallait attendre et voir ce que ferait le nouveau gouvernement de la République. Pour sa part, et dans son désir de parvenir à la paix générale, le Premier Consul sentait bien qu'il fallait consentir des concessions à la jeune démocratie, tant pour la séparer de l'Angleterre (et libérer des forces navales) que pour réouvrir les routes du commerce avec le Nouveau Monde et les colonies françaises.
La tâche n'était pas aisée tant les préventions entretenues des deux côtés de l'Atlantique renforçaient encore l'éloignement géographique. Les rapports envoyés à Bonaparte ne faisaient que confirmer cette incompréhension. Ainsi celui de Talleyrand, du 9 frimaire an VIII (30 novembre 1799), dans lequel le ministre des Relations extérieures – sans doute un peu rancunier après l'affaire des « cadeaux » – mettait en garde contre le « despotisme » du président Adams qui ne pouvait « que par la guerre assurer son importance et rapprocher la constitution de son pays des formes anglaises dont il (était) l'admirateur ». Quant au retard des négociateurs, Talleyrand l'imputait au secrétaire d'État Pickney qui « s'occup(ait) à reculer de tout son pouvoir la négociation et à susciter dans l'intervalle des incidents propres à faire sortir le gouvernement français de sa modération » (27).
Le différend était encore amplifié par le sentiment de supériorité qui emplissait certaines élites françaises. Nous avons déjà constaté ce phénomène lors d'une précédente étude concernant l'Espagne (28). La force militaire des États-Unis prêtait même à sourire dans cette France qui ne comprenait la puissance qu'en terme de succès des armes. À l'époque, les États-Unis n'entretenaient guère plus de quatre régiments d'Infanterie, un d'artillerie, plus quelques corps de troupes légères et du génie. Ils ne possédaient aucun vaisseau de ligne (29). On peut résumer le sentiment de supériorité ressenti par les Français dans un rapport envoyé au ministre des Relations extérieures par un « républicain français » du nom de Vincent, au début de 1801 : « Le gouvernement (des États-Unis), seulement composé des hommes les plus riches, dont la plupart des scandaleuses fortunes sont dues à un indigne agiotage sur les certificats de terres (…), a quelque crainte de voir nos principes se développer dans toute leur intensité ». Vincent commettait même une erreur d'analyse méconnaissant la puissance des intérêts commerciaux des États-Unis et en imputant aux seules crises intérieures françaises la méfiance du peuple américain et de ses dirigeants à l'égard de la France (30). Pour ne rien arranger, la guerre de course continuait : 81 navires de commerce américains furent mis sous séquestre par les Français – dont 60 dans la mer des Antilles -, entre 1800 et 1804.
Heureusement, les projets politiques de Bonaparte étaient fondés sur une autre approche et conféraient aux États-Unis une plus juste importance (31). À ses yeux, se rapprocher des compatriotes de John Adams et mettre fin à la « quasi-guerre », c'était d'abord ôter une sorte d'allié à l'Angleterre, à défaut de lui ajouter un ennemi. C'était aussi s'assurer la bienveillance d'une puissance montante en Amérique, aux frontières des colonies françaises (Saint-Domingue et Louisiane). C'était encore arrêter la course contre une puissance commerciale dont la ruine n'aurait qu'indirectement touché les Anglais tout en mobilisant de grandes forces. C'était enfin reprendre les échanges avec un vendeur de « tout » et un acheteur de produits manufacturés, alors que la France traversait une crise économique profonde. Sagement, le Premier Consul décida d'écarter Talleyrand des difficiles négociations prévues avec les États-Unis, au profit de Joseph Bonaparte et Pierre-Louis Roederer, à qui il adjoignit l'ancien ministre de la Marine, Charles de Fleurieu. Il en appela aussi aux symboles pour montrer sa bonne volonté. Ainsi, il fit prendre le deuil à l'armée à l'annonce du décès de Washington, survenu le 15 décembre 1799 : « Washington est mort, disait l'ordre du jour. Ce grand homme s'est battu contre la tyrannie. Il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français qui, comme lui et les soldats américains, se battent pour la liberté et l'égalité » (32). Une grande cérémonie fut ensuite organisée au Champ-de-Mars au cours de laquelle Fontanes prononça l'éloge funèbre du disparu, en présence de toutes les autorités civiles et militaires (33). Plus tard, dans la même veine des symboles susceptibles de rapprocher les deux pays, Bonaparte accepta son élection à la société littéraire de New York (34).

Du traité de Mortefontaine à l'affaire de la Louisiane
On ne refera pas ici l'historique détaillé des événements qui conduisirent à la signature, le 3 octobre 1800, du traité de Mortefontaine, après huit mois de négociations, puis un peu moins de trois ans plus tard, à la cession de la Louisiane aux États-Unis. Épisodes les plus connus de l'histoire des relations franco-américaines sous le Consulat et l'Empire, ils ont fait l'objet d'un grand nombre d'études et articles, y compris dans cette revue (35). On se contentera d'en rappeler les grandes lignes et de constater leur importance dans le processus qui conduisit les États-Unis à déclarer la guerre à l'Angleterre, en 1812, sans pour autant se ranger aux côtés de la France.
L'élimination de Talleyrand des négociations franco-américaines – même si le « diable boiteux » suivit l'affaire de près – ne suffit pas à aplanir toutes les difficultés. Les négociations furent longues et difficiles. Les États-Unis avaient un double objectif : obtenir des indemnités pour les navires et les cargaisons saisies (pour une valeur de 20 millions de francs) et récupérer des territoires proches de leur frontière occidentale (ce que nous appelons la Louisiane). Les pourparlers achoppèrent d'abord sur les deux sujets car, d'une part, les moyens financiers de la France étaient largement obérés par la faillite des finances publiques et, d'autre part, bien qu'ayant obtenu la promesse de la cession de la Louisiane par l'Espagne, notre pays était encore loin d'y assurer sa domination. Il fallait bien pourtant trouver un arrangement. Ce fut fait au début de l'automne 1800. On promit des indemnités mais leur règlement fut différé. La France et les États-Unis s'engagèrent à se restituer mutuellement les bateaux saisis. On proclama la liberté du commerce entre les deux pays. Rien ne fut écrit sur la Louisiane, même si les Américains ne pensaient qu'à cela. Signé le 30 septembre 1800, le traité de Mortefontaine fut le prétexte, trois jours plus tard, d'une fête somptueuse organisée à la résidence de Joseph Bonaparte. Moins de quatre mois après la victoire de Marengo, cet accord était, dans l'esprit du Premier Consul, le premier pas d'une longue marche vers la paix générale.
Il fut aussi le premier acte diplomatique promulgué, après approbation du Sénat, par le nouveau président des États-Unis, le pacifiste et francophile Thomas Jefferson. Il avait été élu après un marathon électoral où il n'avait pu d'abord distancer son adversaire Burr, républicain comme lui. Le Congrès avait dû trancher et l'avait choisi après… trente-sept tours de scrutin (36). Son entrée en fonction, le 4 mars 1800, confirma qu'une ère nouvelle des relations franco-américaine venait de s'ouvrir. Elle connut son apogée lors de la cession de la Louisiane, en avril 1803.
L'immense territoire appelé la Louisiane était, en 1800 et depuis la fin de la guerre de Sept ans (1761), sous domination espagnole. Le traité de Saint-Idelfonse avait programmé son retour à la France, en échange de l'agrandissement des territoires du duc de Parme. Cette cession fut confirmée par la convention d'Aranjuez, le 21 mars 1801. Le sujet était sensible aux États-Unis où commençait à se forger la fameuse « doctrine de (James) Monroe » qui, vingt ans plus tard, amènerait la puissance américaine à proclamer que les affaires du Nouveau Monde devaient se régler entre Américains, à l'exclusion de toute intervention extérieure, notamment européenne. La Louisiane était revendiquée par Jefferson, pour des raisons territoriales, certes, mais encore bien davantage pour des impératifs commerciaux visant à rendre libre la navigation sur le Mississippi. L'ambassadeur des États-Unis à Paris, Robert Livingston, engagea dès l'annonce de la convention d'Aranjuez, des démarches, parfois un peu brutales, pour que le Premier Consul consente à la vente de l'immense territoire allant, en gros, des grands lacs à l'embouchure du fleuve.
Au début de 1803, sur ordre de Jefferson qui n'avait pas informé le Congrès de ses intentions, Monroe (37) fut envoyé à Paris pour assister l'ambassadeur. Ce renfort fut inutile car Bonaparte avait déjà décidé de vendre la Louisiane. Les discussions avec Barbé-Marbois, ministre du Trésor et ancien consul de France à Philadelphie, avaient fini de le convaincre de « réaliser » cette propriété française outre-Atlantique. D'autres arguments le poussaient vers cette issue : la pacification de Saint-Domingue était difficile et empêchait la formation d'un pôle français qui ne pouvait être complété par la Floride que l'Espagne refusait de céder, la reprise certaine des hostilités avec l'Angleterre rendait peu utile au commerce une telle possession américaine, alors que continuer à refuser de vendre la Louisiane pouvait pousser les États-Unis dans les bras d'Albion. Enfin, Bonaparte savait fort bien qu'il lui serait impossible de défendre cette colonie lointaine aux frontières ouvertes aux menées anglaises, au nord par les grands lacs et le Canada, au sud par l'océan. Et si l'Angleterre ne mettait pas la main sur la Louisiane, rien ne pourrait empêcher les États-Unis de s'en emparer. Mieux valait donc, à tout point de vue, vendre cette possession inutile et essayer de tirer de cette affaire le plus de bénéfices. Le Premier Consul avait donc dû rapporter les instructions données à l'amiral Decrès, en juin 1802 : « Mon intention est que nous prenions possession de la Louisiane dans le plus court délai (…). Je voudrais que vous me fissiez connaître le nombre d'hommes que vous croyez nécessaire d'y envoyer (…) et que vous me présentassiez un projet d'organisation pour cette colonie » (38). Dans l'entourage du Premier Consul, on continuait parfois à soutenir que l'indépendance des États-Unis avait été une mauvaise affaire pour la France. Avec clairvoyance, Malouet craignait cette nation en devenir : « Leur indépendance est une superbe conquête, et la progression de leur puissance s'annonce de façon imposante » (39). Mais la France pouvait-elle se passer de la vente de la Louisiane qui, de toute façon, ne lui était guère utile, sauf à consentir d'énormes efforts pour en prendre possession ?
Au début d'avril 1803, Talleyrand demanda sans plus de façon à Livingston quel était son prix. Le 30 du mois, le traité fut signé. Pour 15 millions de dollars, la France vendait donc la Louisiane – qu'elle n'avait pas eu le temps d'occuper, malgré la présence à La Nouvelle-Orléans de l'intendant Laussat – aux États-Unis : 11,25 millions (soit 60 millions de francs) allèrent dans les caisses de l'État consulaire, le reste servit à indemniser les citoyens américains qui avaient été victime de la « paix armée », par la perte de vaisseaux ou de cargaison. En une seule signature, le territoire des États-Unis venait de doubler et l'Ouest s'ouvrait à présent au peuple pionnier (40). Bonaparte pensait que la reconnaissance des Américains les conduirait à se rapprocher de lui et à soutenir ses projets continentaux. C'est en tout cas ce que laisse deviner son message au Sénat, pour annoncer la cession de la Louisiane : « La Louisiane est désormais associée à l'indépendance des États-Unis d'Amérique. Nous conservons là des amis que le souvenir d'une commune origine attachera toujours à nos intérêts, et que des relations favorables de commerce uniront longtemps notre prospérité. Les États-Unis doivent à la France leur indépendance ; ils vous devront désormais leur affermissement et leur grandeur » (41).
Ainsi, en trois ans, les deux parties avaient réussi à effacer les incompréhensions issues de la Révolution. Comme souvent, la bonne volonté ne fut pas seule source de progrès. D'une part, Jefferson, bien que pacifiste, sut élever la voix et même brandir la menace d'une guerre. D'autre part, Bonaparte dut faire ses comptes et se dire que la vente de la Louisiane – où les Français n'avaient pratiquement pas mis leurs bottes depuis quarante ans – arrangeait bien ses finances publiques, malgré la somme modique qui en fut tirée. Enfin, le Premier Consul, préparant la reprise de la guerre avec l'Angleterre, s'empressa de priver celle-ci d'un allié, surtout commercial. En d'autres termes, nul ne fut perdant dans les accords de 1800 et 1803.

III. Les États-Unis et la France impériale

Les relations des États-Unis avec l'Europe furent, dès la reprise de la guerre franco-anglaise, dominées par les problèmes nés du Blocus continental, continuation de ceux que connaissaient les neutres depuis 1792. Ni l'Angleterre, ni la France n'épargnèrent la jeune nation commerçante dans leur désir d'étouffer l'économie de l'autre. Napoléon se montra moins rigide que ses ennemis et son action finit par pousser le gouvernement du président Madison à tirer l'épée contre l'ancien colonisateur. Mais il était trop tard.

Les États-Unis, alliés de Napoléon ?
Une fois réglé le problème du Mississippi et de la Louisiane, les États-Unis furent accaparés par la prise de possession de leurs nouveaux territoires. Il fallait les organiser, les occuper en y accueillant de nouveaux colons, les rendre sûrs (notamment en « neutralisant » les autochtones). À partir de 1803, Jefferson ordonna d'explorer l'Ouest, jusqu'au Pacifique. Lewis et Clarke furent les « héros » les plus connus de cette expédition qui prépara les développements territoriaux futurs des États-Unis. Mais la politique extérieure n'était pas absente des préoccupations du président : il continuait à revendiquer la Floride, toujours propriété de l'Espagne et les ressources mises en valeur dans les nouveaux territoires venaient renforcer la puissance du commerce extérieur américain. Les nouvelles terres produisaient du coton, du blé, du maïs et du bois. La libre circulation sur le Mississippi et l'agrandissement du port de La Nouvelle-Orléans ouvraient la voie des exportations pour ces productions. L'expansion économique était spectaculaire.
En Europe, au même moment, la guerre reprenait. Elle allait avoir des conséquences sur les mers puisque l'absence d'affrontement direct entre l'Angleterre et la France reportait le combat sur le terrain économique. Avant même l'instauration officielle du Blocus continental, la question des neutres fut posée. Dès la rupture de la paix d'Amiens, les Anglais avaient commencé à saisir les bateaux américains chargés de cargaisons provenant des colonies françaises et espagnoles. Par ailleurs, les Anglais prétendaient que les équipiers d'origine britannique des bateaux américains étaient des déserteurs qu'il fallait réintégrer dans la Royal Navy. Petit à petit, les relations entre Londres et Washington allaient se tendre. Mais Jefferson ne pouvait pas ranger son pays derrière Napoléon. D'une part, sa francophilie n'allait pas jusqu'à lancer aveuglément son pays dans une guerre. D'autre part, l'opinion américaine n'était pas unanime vis-à-vis de la France. Les fédéralistes pro-britanniques restaient influents et utilisaient notamment la presse – entièrement libre, dès cette époque – pour attaquer le président et son attirance pour le « jacobinisme impérial ». Ainsi, The Repertory de Boston écrivit, le 31 juillet 1805 : « Monsieur Jefferson et son cabinet ont une peur mortelle de la puissance de Bonaparte et cette frayeur n'a pu qu'augmenter depuis qu'ayant acheté la Louisiane, ils ont éprouvé la dure nécessité de lui adresser des hommages et des flatteries ». Dans la même veine, ce journal comparait Napoléon à Attila et son régime était considéré comme une dictature militaire : « Le peuple français ne se lassera pas de s'agrandir et ne songera pas à secouer le joug. Le peuple n'est rien. L'armée est tout » (42). The Publick Ledger renchérissait : « En France, la législation est une moquerie ». Des lettres de Londres interceptées par des corsaires français montraient aussi à quel point le parti « anglais » disposait de soutiens de la part du gouvernement britannique pour empêcher Jefferson – triomphalement réélu en 1804 avec 162 grands électeurs contre 14 (43) – de se rapprocher de la France.
Le gouvernement des États-Unis fit le choix de la « neutralité ». Mais, dans l'esprit de Jefferson, cela ne signifiait pas l'absence de réplique aux saisies anglaises. Pour y riposter, une loi de non-importation des produits britanniques fut votée, en avril 1806. Quelques mois plus tard, Napoléon signait le décret de Berlin, qui mettait en uvre le Blocus continental (44). Il allait être gênant pour le commerce américain, même si ses failles allaient permettre de poursuivre les échanges avec le Portugal et la Russie. À Londres, James Monroe et William Pinkney se crurent autorisés à signer un traité avec l'Angleterre, visant à aplanir les différends. Lorsqu'il reçut le texte de cet accord, Jefferson ne put que constater qu'il était très défavorable à son pays. Il refusa de le soumettre au Congrès. Peu après, éclata l'incident de la frégate Chesapeake (juin 1807). Ce bateau fut arraisonné au large de la Virginie par un navire britannique. Quatre marins américains furent emmenés par les Anglais au motif qu'ils étaient déserteurs. Pourtant, un seul d'entre eux était effectivement anglais (et fut d'ailleurs pendu). L'émoi soulevé par cette provocation fut énorme et contribua à faire pencher l'opinion contre l'Angleterre, à défaut de la rapprocher de la France. Le pays fut mis en « état de défense ». La guerre n'eut pas lieu mais l'incident incita Jefferson à prendre des initiatives.
Les intérêts des États-Unis étaient menacés à la fois par Londres et Paris. Car, après les Anglais, les Français avaient déclaré « de bonne prise » les bâtiments ayant fait escale dans un port anglais ou ayant accepté un contrôle de leur cargaison par un bateau anglais (45). Rares étaient les navires américains qui pouvaient échapper à cette classification. « Il n'y a pas de doute qu'il ne faille séquestrer tous les bâtiments américains, parce qu'il est certain qu'ils ont tous subi la visite des Anglais. Il faut dire au chargé d'affaires américain (à Madrid) que son gouvernement n'a qu'à maintenir l'indépendance de son pavillon », avait rappelé, par exemple, Napoléon à Murat, en mai 1808 (46). Ne voulant pas la guerre, n'ayant pas les moyens militaires de faire respecter son pavillon, Jefferson choisit de se retirer du jeu. Le 22 décembre 1807, l'Embargo Act entra en application. En résumé, il arrêtait net les échanges commerciaux des États-Unis avec l'extérieur : les navires américains ne pouvaient plus se rendre dans un port étranger et les navires étrangers se voyaient interdire les ports américains. Les effets de cette loi ne se firent pas attendre : de 108 millions de dollars en 1807, les échanges avec l'Angleterre tombèrent à 27 millions, l'année suivante.
L'Embargo Act avait plusieurs avantages. Sur le plan politique, il était la confirmation éclatante de la neutralité des États-Unis. Il mettait aussi à l'abri les navires américains, en les retirant des routes maritimes. Sur le plan économique, il obligeait le pays à se doter de manufactures capables de transformer les matières premières en se passant des importations européennes. Pour les Européens, il pouvait s'avérer catastrophique car les exportations américaines avaient une place primordiale dans l'économie du Vieux Continent. L'idée de Jefferson était donc empreinte d'un isolationnisme dynamique et visionnaire. Encore fallait-il que l'Embargo Act soit correctement appliqué. Ce ne fut pas le cas.
À l'intérieur des États-Unis, le parti fédéraliste milita activement pour que le texte soit rapporté. En Nouvelle-Angleterre, pays commerçant, la grogne s'installa et les exportateurs mirent tout en uvre pour tourner l'embargo. Quant aux producteurs, ils furent très vite touchés par un effondrement des cours du coton et du tabac. Dans ce contexte, l'administration fédérale, alors embryonnaire, ne put imposer les vues de l'exécutif – par ailleurs divisé par la perspective de la fin du second mandat de Jefferson. Le Congrès – républicains compris – imposa au président un adoucissement de l'Embargo Act. Le commerce maritime était à nouveau autorisé avec tout pays autre que la France et l'Angleterre. Les États-Unis avaient fait leur calcul : l'embargo coûtait plus cher qu'une guerre. Ils allaient à présent marcher dans cette direction, avec un nouveau chef.
Le 4 mars 1809, James Madison – un des meilleurs amis de Jefferson et son ministre des Relations extérieures – devenait le quatrième président des États-Unis.
 
Les États-Unis ennemis de l'Angleterre
En trois ans, les relations entre les États-Unis et l'Angleterre se détériorèrent lentement mais inexorablement. La rigidité du cabinet de Londres en fut la cause essentielle, même si on peut aussi reprocher à Madison de s'être laissé entraîner, par faiblesse, par la branche la plus belliqueuse de son opinion. Pourtant, l'ambassadeur anglais Erskine avait bien tenté un rapprochement : ses efforts lui valurent d'être rappelé par son gouvernement pour s'être éloigné de la ligne la plus dure. En quelque sorte, les Anglais appliquèrent leur blocus avec plus de constance et de rigueur que leur ennemi français. Cela ne signifie pas qu'il n'exista aucun casus belli entre Napoléon et les États-Unis, la saisie des biens américains ordonnée par le décret de Rambouillet (1810) le prouve. Mais tout se passa comme si Madison avait voulu surtout en découdre une fois pour toutes avec l'ancienne puissance coloniale. Les raisons de le faire n'étaient pas seulement économiques : l'Angleterre occupait encore certains territoires « américains », en violation du traité de Paris.
Lorsque les États-Unis proposèrent aux Européens d'accorder un embargo sur les échanges avec les ennemis de celui qui lèverait son blocus, Napoléon accepta sans attendre, alors que Londres se faisait tirer l'oreille. Aux élections de 1810, de nombreux républicains favorables à la France et hostiles à l'Angleterre entrèrent au Congrès. La guerre américano-anglaise sembla dès lors inévitable, malgré l'opposition farouche des Fédéralistes devenus minoritaires. Il fallut encore quelques prétextes, quelques accrochages maritimes, quelques alliances mal ressenties à Washington entre les Indiens et les troupes anglaises pour arriver à l'issue attendue.
En novembre 1811, les premières escarmouches eurent lieu, au nord-ouest des États-Unis, entre les « tuniques rouges » et les troupes américaines, peu nombreuses, mal équipées, mal préparées. Le Congrès décida la création d'une armée de 35 000 hommes. Le 18 juin 1812, il vota la déclaration de guerre à l'Angleterre. Deux jours plus tôt (mais, compte tenu des distances, on le sut trop tard), le cabinet de Londres avait décidé de lever ses mesures contre les navires américains. En entrant en conflit avec l'Angleterre, les États-Unis ne devenaient pas pour autant un allié formel de Napoléon. Certains, au Congrès, avaient même souhaité que l'on déclare la guerre aussi à la France. Le Sénat ne repoussa cette proposition que de 2 voix.
Pour des raisons idéologiques, les gouvernants pensèrent que 1812 serait une « deuxième guerre d'Indépendance ». C'est souvent ainsi que les historiens américains présentent cet épisode. Il aurait permis de couper définitivement la jeune République de l'ancienne « mère-patrie » et, surtout, de souder la population autour de l'idée nationale américaine. « L'élan nationaliste allait permettre (aux Républicains) d'arriver à leurs fins : en exaltant l'Amérique contre l'ancienne métropole, (ils) se situaient dans la continuité de George Washington, Gouverneur Morris et John Adams, et répondaient de façon concrète aux aspirations identitaires de leurs concitoyens, écrit Marie-Jeanne Rossignol. À travers des actions militaires, l'Amérique allait montrer qu'elle pouvait exister et s'affirmer face aux nations d'un monde en guerre. La guerre devait donc, quelle qu'en soit l'issue, permettre aux Américains de se définir contre les autres pour se consacrer ensuite à eux-mêmes, une fois leur identité et leur souveraineté reconnues » (47). C'est durant cette guerre que fut créé le personnage de « l'oncle Sam », symbole populaire et fédérateur.
L'époque « napoléonienne » s'acheva dans la guerre pour les États-Unis. Ce conflit, si on le compare à ceux qui avaient enflammé l'Europe, a une importance secondaire. Il n'eut même aucune importance stratégique car il se déclencha au moment où l'Empire Français entrait en agonie. Déclenché deux ou trois ans plus tôt, il eut peut-être changé en partie le cours des événements : l'Angleterre aurai dû envoyer des troupes outre-Atlantique pour préserver le Canada – dont Jefferson, de sa retraite, avait, semble-t-il poussé à l'annexion en cas de victoire – et le Blocus aurait été renforcé par l'intervention de la marine américaine et la fermeture absolue du commerce américain aux ennemis de la France. Napoléon avait souhaité depuis longtemps voir éclater le conflit entre les fils de Washington et leur ancien colonisateur. En janvier 1808, il avait écrit à Champagny : « Dans la position où l'Angleterre met le continent (américain), je ne doute pas que les États-Unis ne lui déclarent la guerre ». Puis, au même, il avait encore plus précisément confié : « Dans le cas où l'Amérique voulût faire avec moi un traité d'alliance et faire cause commune, je ne serai pas éloigné d'intervenir auprès de la cour d'Espagne pour obtenir la cession des Florides en faveur des Américains » (48). Un an plus tard, l'Empereur écrivit au tsar : « Les États-Unis sont au plus mal avec l'Angleterre et paraissent vouloir se rapprocher sincèrement et sérieusement de notre système » (49). Devant le Corps législatif, le 14 février 1813, Napoléon avait encore montré l'espoir qu'il plaçait dans la guerre américano-anglaise : « L'Amérique a recouru aux armes pour faire respecter la souveraineté de son pavillon. Les vux du monde l'accompagnent dans cette glorieuse lutte (…). La postérité dira que l'ancien monde avait perdu ses droits et que le nouveau les a reconquis » (50).
Si l'idée nationale américaine profita de la guerre avec l'Angleterre pour faire son chemin, les opérations militaires ne furent guère brillantes pour les troupes de Madison. Leur offensive vers le Canada (général Hull) fut repoussée et Detroit bientôt occupée par les Anglais (août 1812). Et si, sur mer, la petite marine américaine obtint quelques succès, ils n'eurent rien d'inquiétant pour la Royal Navy. L'été 1813 fut celui du renouveau : sur terre, le succès de Fort Stephenson et, sur le lac Erié, l'écrasement d'une escadre anglaise, rassérénèrent les armes américaines. Le 5 octobre 1813, la bataille de la Thames confirma ces victoires. À Londres, on décida de mettre en uvre de plus grands moyens. C'était d'autant mieux possible que la défaite de Napoléon, en Europe, libérait des troupes expérimentées et rendaient disponibles de nombreux vaisseaux. L'offensive de 1814 fut terrible. La flotte anglaise pénétra dans la baie de Chesapeake et y débarqua des troupes, en août 1814. Washington fut prise et ses bâtiments publics incendiés. Une telle adversité stimula la résistance américaine. Baltimore soutint héroïquement le siège mené par les Anglais alors que les contre-attaques américaines permirent les victoires du lac Champlain et de Mobile (contre les Indiens « alliés » des Anglais). Le 8 janvier 1815, le général Andrew Jackson (51) remporta un succès décisif à La Nouvelle-Orléans. Ainsi, les États-Unis purent accepter des négociations en position forte. La paix fut signée à Gand, le 24 décembre 1815. Elle consacra une sorte de statu quo.
En diplomatie, dit l'adage, il n'y a pas d'amitié. Il n'y a que des intérêts. C'est en ces termes qu'il faut aborder l'action extérieure des États-Unis durant l'épisode napoléonien, quitte à mettre au second plan le mythe de l'amitié et de la reconnaissance du Nouveau Monde envers les enfants de ses libérateurs. Car les hommes d'État américains de l'époque, tout pères fondateurs qu'ils furent, n'ont pas oublié de faire d'abord prévaloir les intérêts de leur nation. Certes, sur l'ensemble de la période, les États-Unis pourraient sembler avoir privilégié Napoléon contre ses ennemis. Mais la vente de la Louisiane – qui « appartenait » si peu à la France – et la guerre de 1812 – fondée sur de tout autres motifs que de voler au secours d'un Empire chancelant – ne doivent pas masquer les incompréhensions, voire les conflits qui marquèrent les relations entre les deux pays. On peut, en la matière, parler d'un bilan blanc, ni favorable, ni défavorable à la France (52).

Le dernier projet américain de Napoléon

Après Waterloo, on le sait, Napoléon songea à se réfugier aux États-Unis, preuve que l'opinion du premier des Français sur le Nouveau Monde avait évolué. Les sentiments un peu dédaigneux qui avaient traversé la société des Lumières s'étaient estompés et les États-Unis étaient devenus une terre d'accueil acceptable, presqu'une puissance politique, et en tout cas une puissance commerciale capable de manifester sa force, y compris en tirant l'épée. Il est vrai que pendant la Révolution, nombreux avaient été ceux qui, fuyant les excès de l'Europe, avaient trouvé un refuge provisoire de l'autre côté de l'Atlantique – ce qui avait favorisé une perception plus moderne des États-Unis en Europe. Enfin, la ferme position du gouvernement américain dans le conflit franco-anglais ainsi que le souvenir de la guerre de 1812 avaient fini par convaincre l'Empereur et son entourage que la patrie de Washington était un endroit à la fois neuf – et où ils pourraient terminer leur carrière – et digne d'eux.
Dans l'attente des décisions du gouvernement provisoire sur son sort, Napoléon se plongea dans la lecture d'un ouvrage d'Alexandre de Humboldt, Les voyages aux contrées équinoxales du Nouveau Continent, et confia à Monge son désir de se retirer outre-Atlantique, d'y vivre en simple particulier et de parcourir l'Amérique du nord au sud. Il proposa même au savant de l'accompagner. Il fit acheter des instruments de météorologie, de physique et d'astronomie, ordonna à Bertrand de transférer aux États-Unis une partie de la bibliothèque impériale, réfléchit aux moyens d'emmener avec lui ses enfants naturels, Walewski et le comte Léon.
Fouché sembla répondre favorablement aux projets de l'Empereur : il mit deux frégates à sa disposition dans le port de Rochefort et promit qu'il ferait suivre les sauf-conduits (53). Il s'agissait d'un piège destiné avant tout à éloigner Napoléon de Paris. Mais le vaincu de Waterloo avait-il le choix ? Il prit donc la route de Rochefort, pensant toujours aux États-Unis comme lieu d'exil et de repos. Dans son entourage, on se déchirait pour proposer la meilleure solution. Lallemand, Montholon, Planat de la Faye militaient pour un départ, y compris clandestin, pour l'Amérique. Las Cases, Gourgaud, Bertrand et Savary – pour des motifs différents – penchaient pour une reddition aux Anglais, en faisant appel à leur hospitalité et à leur sens de l'honneur.
Alors que Las Cases et Savary négociaient avec les vaisseaux anglais bloquant Napoléon à Rochefort puis sur l'île d'Aix, le projet américain ne fut pas abandonné pour autant. Plusieurs plans furent échafaudés, devant permettre à l'Empereur de passer en Amérique. Mais que Decrès lui propose de fuir par Le Havre, qu'une goélette danoise soit prête à le transporter dans une barrique matelassée, que son frère Joseph lui offre sa place sur un vaisseau – mis à sa disposition par un passé Grand Maître du Grand Orient – devant quitter Bordeaux, que le capitaine de la Méduse lui offre de sacrifier son bâtiment pendant qu'il échapperait aux Anglais à bord de la Saale, Napoléon jugea indigne de son destin de quitter la scène politique de la sorte. « À la vérité, écrit joliment Jacques Bainville, les États-Unis, le Mexique, où on offrait de le conduire lui déplaisaient (…). Plus il y pensait, plus le dessein qu'il méditait depuis son abdication lui paraissait le plus conforme à la majesté impériale, le seul digne de lui. Justement parce qu'elle était dangereuse, c'était la solution la plus noble. Toutes les autres le diminuaient » (54). Las Cases, Gourgaud et Lallemand portèrent donc au capitaine du vaisseau anglais Bellerophon, Maitland, la lettre fameuse et magnifique par laquelle Napoléon sollicitait la générosité de l'Angleterre pour un ennemi vaincu. Il y perdit sa liberté mais y gagna sa Légende la plus belle et la plus marquante : Sainte-Hèlène (55).
En Amérique, pourtant, on se réjouissait d'accueillir Napoléon. Les journaux annoncèrent, en août, que le Grand Homme voguait vers le Nouveau Monde. La déception fut grande lorsqu'on apprit la reddition de l'Empereur et son transfert dans la « petite isle », au milieu de l'océan.
Mais l'Empereur continua à penser aux États-Unis – et pas seulement pour refuser les projets d'évasion. Il les insérera dans la vision du monde qu'il entendait léguer aux générations futures. Il eut même un sens de la prévision politique étonnant, lorsque, le 3 août 1816, il confia à Montholon : « Les États-Unis d'Amérique sont encore sous l'influence de leur émancipation du sceptre de l'Angleterre ; leur existence comme grande nation est dans l'enfantement et leur constitution fédérative en retarde la marche. Avant cinquante ans, l'esprit de conquête viendra au secours du gouvernement central et lui donnera, par le prestige de la gloire militaire, le moyen d'acquérir d'une manière permanente la majorité parlementaire, ainsi que la force de vaincre, en en détruisant le principe, les dissidences qui existent entre les États du nord et ceux du sud ; ou bien le faisceau fédéral sera brisé par l'intérêt de localité et par des rivalités commerciales ».
Cinquante ans avant qu'elle ne survienne, Napoléon avait eu ainsi une juste idée de ce que la guerre de Sécession allait apporter à la puissance des États-Unis.

Notes

(1) Comme la plupart des sujets napoléoniens, celui-ci ne peut être étudié sans remonter à la fin de l'Ancien Régime. En matière diplomatique, comme en toute autre, le Consulat et l'Empire sont les héritiers - et parfois les continuateurs - de la Révolution, modèle 1789.
(2) Le succès contemporain de la légende napoléonienne aux États-Unis mérite que, par courtoisie aussi, nous jetions le regard sur la patrie et les compatriotes de Jefferson et de Madison. On se rappelle du succès rencontré par l'exposition Napoléon de Memphis (avril-septembre 1993). Voir la Revue du Souvenir Napoléonien, n° 389, juin-juillet 1993, pp. 47-52. On connaît, par ailleurs, l'importance et la richesse de la bibliographie universitaire napoléonienne aux États-Unis. Ainsi, c'est (hélas !) aux États-Unis qu'a été publiée, il y a quelques années, la bibliographie napoléonienne la plus complète, avec plus de 40 000 titres.
(3) Notes tirées par Bonaparte de la Géographie moderne de l'abbé Lacroix, publiée pour la première fois en 1747 (« Correspondance. Oeuvres de jeunesse. Écrits militaires », Napoléon Bonaparte. L'oeuvre et l'histoire, C.F.L., 1969, p. 43 et p. 46).
(4) G. Chaussinand-Nogaret, La noblesse au XVIIIe siècle, Complexe, 1984, p. 106 et s.
(5) F. Furet, « De l'homme sauvage à l'homme historique : l'expérience américaine dans la culture française ». La Révolution américaine et l'Europe, C.N.R.S., 1978, p. 91.
(6) G. de Diesbach, Chateaubriand, Perrin, 1995, p. 64.
(7) Cette émancipation ne fut d'ailleurs rendue possible que par la suppression de la menace française en Amérique du Nord, qui libéra, en quelque sorte, les ambitions des colons. Voir J.-P. Wallot, « La Révolution française et le Québec ». La Révolution américaine et l'Europe, pp. 527-544.
(8) O. Bernier, La Fayette, Payot, 1988, p. 108.
(9) Selon l'expression de J. Osinga, "The Myth of the Treatics of February 6, 1778", La Révolution américaine et l'Europe, p. 376.
(10) Ségur, Mémoires, t. I, p. 77.
(11) Les Insurgents tentèrent bien d'envahir le Canada mais furent facilement repoussés par les Anglais, devant Québec. La population d'origine française resta neutre durant ces événements.
(12) Voir, sur ce point, la conclusion de J. Mathieu, La Nouvelle-France. Les Français en Amérique du Nord. XVIe-XVIIIe siècle, Belin, 1991.
(13) S. Rials, La déclaration des Droits de l'homme et du citoyen. Pluriel, 1988, pp. 355-369.
(14) F. Furet, op. cit., p. 103.
(15) M.-J. Rossignol, Le ferment nationaliste. Aux origines de la politique extérieure des États-Unis : 1789-1812. Belin, 1994, 399 p.
(16) Les premiers mots de la constitution sont sur ce point symboliques : « Nous, le Peuple (...) ordonnons et établissons la présente constitution pour les États-Unis d'Amérique ». Cette constitution et ses amendements sont toujours en vigueur aujourd'hui.
(17) The book of the presidents signale que le nombre de citoyens qui se prononcèrent en faveur des premiers présidents est inconnu. La plupart des auteurs pensent qu'il ne dépassa pas quelques dizaines de milliers. On relèvera qu'une faible participation électorale est une caractéristique encore actuelle de la vie politique américaine. Par exemple, les taux de participation aux différentes élections présidentielles sont le plus souvent situés aux alentours de 50 %.
(18) On pourrait dire que les fédéralistes de l'époque sont les ancêtres des actuels républicains et les républicains ceux de nos démocrates. Voir l'explication concise et efficace de C. Fohlen, « États-Unis. Histoire », Encyclopedia Universalis, t. 6, pp. 608-609.
(19) A. Kaspi, Les Américains. Naissance et essor des États-Unis, 1607-1945. Points Seuil, 1986, p. 117.
(20) Voir P. Hill, "La suite imprévue de l'alliance : l'ingratitude américaine (1783-1798)", La révolution américaine et l'Europe, pp. 385-398.
(21) H. Ammon, The Genet Mission, New York, 1973, p. 76. Quelques temps plus tard, les Jacobins de Paris décrétèrent le girondin Genêt d'accusation. Les États-Unis d'Amérique lui accordèrent l'asile politique.
(22) Il redevint temporairement chef des armées lorsque la guerre menaça avec la France.
(23) Le 12e amendement à la constitution (1804) a supprimé cette possibilité. Désormais, il y eut deux votes séparés pour élire les chefs de l'exécutif. Ce fut la naissance du système du « ticket », qui voit un tandem (candidat président et candidat vice-président) solliciter les suffrages des grands électeurs.
(24) Voir le chapitre premier, « Les intentions des pères fondateurs », de l'ouvrage de A. Schlesinger, La présidence impériale, PUF, 1976, excellent traité sur la montée en puissance du président des États-Unis dans les institutions de ce pays.
(25) "Blondless Revolution of 1800" est l'expression employée par les auteurs américains.
(26) Pour s'en rendre compte, on peut lire l'ouvrage de C. Fohlen, Jefferson à Paris, Perrin, 1995, sans négliger totalement le film de James Ivory portant le même titre.
(27) Rapport du ministre des Relations extérieures au Premier Consul, 9 frimaire an VIII, A.N., AF IV 1681 (A).
(28) « Les relations franco-espagnoles, de 1789 à 1808 », Revue du Souvenir Napoléonien, janvier-février 1995, pp. 5-20.
(29) P. Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1991, p. 134. En 1816, l'armée américaine comptera 16 000 hommes seulement (contre 132 000 en France) et les effectifs descendront même jusqu'à 11 000 en 1830 (contre 259 000 en France).
(30) « Quelques réflexions d'un Républicain français venant du continent de l'Amérique », A.N., AF IV 1681 (A).
(31) Le principal représentant de la France à Washington pour cette période fut le général Louis-Marie Turreau de Garambouville, ambassadeur de 1803 à 1811.
(32) Ordre du jour aux armées de la République, 7 février 1800, Correspondance, n° 4573.
(33) À Sainte-Hélène, Napoléon confiera à Las Cases, le 29 octobre 1815 : « Si j'eusse été en Amérique, volontiers j'eusse été un Washington. Mais si lui se fut trouvé en France sous la direction du dedans et sous l'invasion du dehors, je lui eusse défié d'être lui-même, pour moi, je ne pouvais être qu'un Washington couronné ».
(34) Lettre à Edward Livingstone, 5 avril 1804, Correspondance, n° 7668.
(35) Voir, par exemple, dans les travaux récents, I. Murat, Napoléon et le rêve américain, Fayard, 1976 ; J. Debize, « Napoléon colonial », Revue du Souvenir Napoléonien, octobre 1987, pp. 13-20 ; M. Garnier, Bonaparte et la Louisiane, SPM Kronos, 1992 ; G. Mazel, « Joseph Bonaparte et Mortefontaine », Revue de l'Institut Napoléon, 1994-IV, pp. 23-71 (une partie seulement concerne le traité de Mortefontaine et les dessous de l'histoire des fêtes qui marquèrent sa signature).
(36) Lorsque les candidats arrivent à égalité lors du vote des grands électeurs (élus aux suffrages universel), la constitution américaine prévoit que le dernier mot appartient au Congrès. Sur les péripéties de l'élection de Jefferson, voir C. Fohlen, Thomas Jefferson, Presses Universitaires de Nancy, 1992, pp. 105-110.
(37) Monroe avait été en poste à Paris de 1794 à 1796. Il devint plus tard président des États-Unis, de 1817 à 1825.
(38) Lettre à l'amiral Decrès, 4 juin 1802, Correspondance, n° 6 118.
(39) Cité par F. Taillemite, La Fayette, Fayard, 1989, p. 39.
(40) Le problème « des » Florides, toujours occupées par les Espagnols, fut réglé en 1810 (par la révolte des populations et une première tranche d'annexion) et en 1819 (par des moyens diplomatiques).
(41) Au Sénat, 16 janvier 1804, Le Moniteur.
(42) AN, AF IV 1681 (A).
(43) Pour sa réélection, Thomas Jefferson profita de la disparition prématurée d'un de ses plus dangereux rivaux, le fédéraliste Hamilton, tué lors d'un duel.
(44) Le décret de Berlin n'avait rien d'original. Depuis la Révolution, Français et Anglais s'étaient successivement et mutuellement mis plusieurs fois en état de blocus. En 1806, l'acte de Napoléon ne faisait que répondre à un arrêt du conseil anglais du 16 mai.
(45) Sur les implications « maritimes » des guerres napoléoniennes, voir les articles de P. Masson, « Napoléon et l'Angleterre », Revue du Souvenir Napoléonien, n° 400 et n° 401.
(46) Lettre du 14 mai, Correspondance, n° 13885.
(47) M.-J. Rossignol, op. cit., p. 317.
(48) Lettres à Champagny, 12 janvier et 2 février 1808, Correspondance, n° 13 446 et n° 13 516.
(49) Lettre à Alexandre Ier de Russie, 10 octobre 1809, Correspondance, n° 15 926. C'est nous qui soulignons.
(50) Discours de l'Empereur à l'ouverture du Corps législatif, Le Moniteur, 15 février 1813.
(51) Jackson devint plus tard le septième président des États-Unis (1829-1837). Aujourd'hui, dans la connaissance historique (assez limitée d'ailleurs) qui est la sienne, le peuple américain ne se « souvient » que du succès de La Nouvelle-Orléans, effaçant le sac de Washington et les premières défaites de la « deuxième guerre d'Indépendance ».
(52) En bibliographie générale sur les États-Unis, nous avons utilisé, pour préparer cet article : B. Vincent (dir.), Histoire des États-Unis, P.u.n., 1994 ; F.-L. Schoell, Histoire des États-Unis, Le Roseau, Montréal, 1985 ; C. Fohlen, De Washington à Roosevelt : l'ascension d'une grande puissance. 1776-1945. Nathan, 1992 ; J. Portes, Les États-Unis, de l'Indépendance à la première Guerre Mondiale, Armand Colin, 1991 ; D. Boorstin, Histoire des Américains, Bouquins, 1991.
(53) Arrêté du gouvernement provisoire, 26 juin 1815, Mémorial de Sainte-Hélène, Garnier, 1961, t. 1, p. 18. Voir, pour une vision claire et résumée de ces événements, J. Duhamel, Les cinquante jours. De Waterloo à Plymouth, Plon, 1963.
(54) J. Bainville, Napoléon, Poche, 1955, p. 473.
(55) Ces épisodes, dont beaucoup ont été révélés par le Mémorial, sont relatés par I. Murat, Napoléon et le rêve américain, Fayard, 1976, pp. 23-30.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
405
Numéro de page :
7-23
Mois de publication :
janv.-févr.
Année de publication :
1996
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