CASTIGLIONE COLONNA, Adèle d’Affry, duchesse de (1836-1879)

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La duchesse Colonna. Un témoignage inédit sur la Cour de Napoléon III

A l'apogée du Second Empire, trois Castiglione brillent à la Cour des Tuileries, mais d'un éclat bien inégal. La première est la fameuse comtesse de Castiglione, sur qui sont dirigés les feux de la scène; la deuxième est la duchesse de Castiglione Colonna, tout animée de sa flamme intérieure; la troisième, la duchesse de Castiglione, veuve du maréchal Augereau, réduite à l'état de lumignon car elle n'est plus qu'un glorieux débris du passé.
La duchesse de Castiglione Colonna, dont je vais vous parler, détestait la première et ignorait la troisième. Lorsqu'à une réception officielle, l'aboyeur la confondait avec la trop célèbre comtesse, elle lui disait: « Annoncez la laide! ».
C'était une affectation de modestie, car elle n'était pas laide, mais sa beauté n'était en rien comparable à celle de l'illustre intrigante. Très grande, un peu trop, avec une belle taille, de superbes épaules qu'elle aimait exhiber, un teint d'une grande fraîcheur, elle était blonde aux yeux bleus, d'un bleu pâle qui fonçait à la moindre contrariété pour se charger d'éclairs.
On la comparait souvent à une de ces statues comme elle en modelait, mais une statue perpétuellement animée par l'enthousiasme, la passion, la fureur, le goût de la contradiction, la curiosité des êtres et des choses.
Au milieu d'une Société marquée par le victorianisme, elle est d'un naturel et d'une vivacité qui étonnent, voire scandalisent, avant de charmer. Ce côté bohème est noté par trop de contemporains pour ne pas être vrai. L'un de ceux-ci écrit en 1868: « Lorsqu'on vous annonce dans un salon, on s'attend à voir entrer une de ces fières beautés aux cheveux noirs, aux yeux étincelants, pâles de cette pâleur des races ardentes, mais pas du tout: entre une belle Suissesse, duchesse ou laitière, on ne devinerait pas… ». Et le journaliste ajoute: « Il ne vous suffit pas d'être sculpteur, vous voulez être statue, mais vous ignorez la science du corset et l'art du corsage, et bien des charmes, trop libéralement exposés, errent à l'aventure ».

La véhémence et l'esprit qu'elle apportait dans la conversation faisaient oublier sa beauté. Elle attirait par celle-ci; elle retenait par sa verve et son intelligence, ce qu'un administrateur, aux petits jeux de Compiègne, exprimait ainsi :
Le premier jour que je te vis
J'aperçus ta beauté, mais je n'aperçus qu'elle,
Et le jour que je t'entendis
Je te trouvai bien plus belle:
J'admirai ton esprit, je louai tes attraits
Sans penser que mon âme en serait enflammée
Si j'avais su d'abord combien je t'aimerais
Je ne t'aurais jamais aimée!
Elle a effectivement beaucoup d'esprit, le don de la répartie et celui de la formule.
Un jour qu'un invité de Compiègne lui demande : « Quand s'aperçoit-on qu'on aime une femme ? » Elle lui répond : « Quand elle ne vous aime plus ! ». Au jeu des petits papiers, une des plus jolies femmes de la Cour lui pose cette question : « Je ne connais pas d'homme avec lequel je partirais au bout du monde. En connaissez-vous ? » A quoi elle lui réplique : « Si j'en connaissais, je me garderais bien de vous le dire, car ce ne serait plus avec moi qu'il partirait… ».

Cet esprit brillant, incisif et si prompt étonne d'autant plus qu'elle n'a pas une goutte de sang français, mais du suisse, du prussien et même, lointainement du suédois. Son arrière-grand-père, le comte d'Affry a été une des figures les plus prestigieuses, avec le baron de Besenval, de la colonie helvétique à Paris sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Son grand-père, Charles d'Affry, a commandé le IVe régiment suisse pendant la campagne de Russie. Son arrière-grand-père maternel, lui, le marquis de Maillardoz, avait dirigé la défense des Tuileries le 10 août 1792 avant d'être massacré à l'Abbaye le 2 septembre.
Elle a donc derrière elle une grand tradition militaire, ce qui lui faisait dire qu'elle avait le « regret héréditaire de n'avoir pas été soldat » et ce qui explique aussi, sans doute, son humeur batailleuse.

A vingt ans, à Rome, en 1856, elle épouse don Carlo Colonna, frère cadet du prince Colonna.

Dix mois plus tard, elle est veuve et ne se remariera jamais, en dépit de nombreuses demandes, certaines flatteuses, d'autres pittoresques. Un soir, Mme Carpeaux, venue dîner chez elle, lui demande sa main pour son fils, le sculpteur. Malgré tout son libéralisme d'esprit, la duchesse a un sursaut de dédain aristocratique et s'écrie en relatant la chose à sa mère: « Vraiment, ces gens sont tombés en démence… ».
Aussi hardi, et craignant lui aussi d'être méprisé, un berger du canton de Fribourg, amoureux d'elle depuis neuf ans, lui écrit: « Très vénérable amie, c'est l'amour ardent d'un époux, et non ses titres de noblesse, qui rend une femme heureuse. D'ailleurs Joseph, l'époux de la reine du Ciel, n'était pas non plus de la noblesse… ».
Elle ne se remariera donc pas, consacrant sa vie à l'art, à la peinture et surtout à la sculpture qui, parfois, l'exaspérait car elle ne lui permettait pas d'exprimer assez rapidement sa force créatrice: « Ah! la froide épouse pour un gaillard tel que moi! » s'écrie-t-elle un jour.
Comme elle est morte jeune, à quarante-trois ans, ses oeuvres sont peu nombreuses, mais de plus en plus appréciées et recherchées des collectionneurs actuels, plus éclairés que les critiques du Second Empire, qui l'ont méconnue. « Je fais la sculpture de l'avenir! » disait-elle et l'avenir lui a donné raison, en la plaçant au rang des sculpteurs les plus originaux du XIXe siècle.

Lorsqu'elle s'installe à Paris, en 1858, elle débute à la fois dans l'art et le monde, mais, dans celui-ci, elle atteint aussitôt l'apogée. Sa naissance, son mariage avec un Colonna lui ouvrent toutes les portes: sa qualité d'étrangère lui permet d'ignorer les clans, les divisions politiques, les rivalités littéraires.
Vers 1860, elle peut écrire à sa mère, la comtesse d'Affry: « A dix heures, Gustave Doré; à une heure, Lamartine; à trois heures, Thiers; à quatre, Rossini et Mme Mohl… Je me vois lancée, et j'ai peur de l'avenir »!
Très vite, elle s'ennuie dans le faubourg Saint-Germain et cherche une société plus vivifiante, tournée vers l'avenir et non vers le passé. Elle a séduit Thiers qui, tout à ses rancunes contre l'Empire, lui propose de tenir un salon d'opposition dont, bien sûr, il sera l'âme et l'oracle. Elle refuse, d'autant plus que, si elle est attirée par l'extraordinaire intelligence de Thiers, elle ne partage aucunement ses idées et fait preuve en politique d'opinions libérales et nationalistes qui se rapprochent beaucoup plus de celles de Napoléon III. Thiers, bien entendu, ne le lui pardonne pas et lui adresse admonestations sévères ou remontrances piquantes.

En dépit d’une vie mondaine intense, qui ne lui fait rater ni un bal ni un dîner, la duchesse travaille avec ardeur et, au Salon de 1863, elle expose trois bustes, parmi lesquels celui de Bianca Capello qui marquera le début de sa carrière officielle.

Bien qu'elle ait choisi de signer ses oeuvres Marcello, personne ne s'y trompe et la plupart des critiques célèbrent ou discutent son talent en fonction de sa personnalité de femme et surtout, de femme du monde, ce qu'elle a voulu justement éviter. Malgré certaines divergences, tous s'accordent pour reconnaître que la Bianca Capello est une oeuvre intéressante qui mérite une mention du jury.
La duchesse y compte bien. Aussi qu'elle n'est pas sa surprise, sa consternation, sa fureur en lisant un matin dans le journal: « S.A.I. la princesse Mathilde et la duchesse Colonna qui, toutes deux, par leurs mérites, auraient dû recevoir des médailles, ont fait savoir qu'elles abandonnaient aux artistes besogneux les récompenses auxquelles elles auraient pu avoir droit ».
Transportée d'une juste colère, elle court chez le comte de Nieuwerkerque, surintendant des Beaux-Arts et volage amant de la princesse Mathilde: « Je pense que c'est une mauvaise plaisanterie, lui déclare-t-elle. Depuis quand, d'abord, fait-on parler les gens malgré eux? Puis, je vous assure que s'il s'agit d'une bonne action à commettre, je ne choisirai pas celle-là. Jamais je ne confondrai les honneurs dûs au mérite dans l'art avec les investigations d'un bureau de bienfaisance »!
Et comme le majestueux surintendant, fort embarassé, ne dit mot elle poursuit avec la même véhémence: « Sait-on quelles sont mes ressources? Evinceriez-vous un peintre riche? Non, cela vise la duchesse ».
Nieuwerkerque essaie de l'apaiser, lui prend la main: « Nous y voici, soupire-t-il, on ne peut aller contre ce qui s'y oppose. Il y a là une force implacable et vous ne voudriez pas me brouiller avec la princesse Mathilde? A part cela, demandez-moi ce que vous voudrez! ».
Fort vindicative, la duchesse ne pardonnera jamais cette jalousie mesquine à la princesse et en tracera dans ses Mémoires un portrait sans indulgence: « … Son Altesse était artiste aussi, hélas! Elle faisait de la peinture. Elle représentait à mes yeux une fort belle femme, assurément, mais dénuée de charme, une Pomone, une figure allégorique de l'Italie… Elle avait appris ces grâces de l'accueil indispensables au grand monde, mais à peine n'était-il plus nécessaire d'accueillir les princes étrangers qu'elle redevenait criarde, autorisait la familiarité autour d'elle… Je ne sais si son frère et elle pensaient avoir hérité du caractère de leur oncle mais tous deux prenaient un son de voix impératif pour déclarer leur opinion, tel que les familiers, quoique habitués, se taisaient devant des arrêts aussi absolus. On cherchait sous sa traîne le talon de la botte d'Austerlitz. Elle pensait avoir été princesse alors, et, le reste du temps, demeurait une maîtresse de maison qui songeait à se divertir et, il faut le dire, divertissait aussi les autres… ».

Avant cette revanche posthume, la duchesse en savoure une autre bien plus importante pour elle : une invitation à la Cour.

En effet, l'Impératrice, en visitant le Salon, avait admiré la Bianca Capello et demandé qu'on lui présentât son auteur.
La duchesse est donc invitée à l'un des derniers lundis de la saison où elle rencontre son homonyme, la comtesse de Castiglione. La fameuse comtesse était écartée de la Cour depuis quelques années et c'est Nigra, le nouveau chargé d'affaires italien, qui a obtenu pour elle cette invitation.
L'Empereur, raconte la duchesse, ne manifeste aucune émotion à sa vue et l'Impératrice, souligne-t-elle, ne semble pas fachée de voir en solliciteuse, vieillie, déjà presque oubliée, son ancienne rivale : « Elle n'était pas follement mise ce soir-là, reconnait la duchesse; sa tournure était royale, son expression celle d'une rage extravagante concentrée dans des regards altiers, furieux, sur tout ce qui, certes, la tenait alors pour déchue…!.
Consciente du peu d'effet produit, la Castiglione ne s'attarde pas. Au mépris du protocole, elle part la première, « sans doute pour produire encore par là un effet à elle seule ». Après cette sortie théâtrale, l'Impératrice se tourne vers la duchesse et observe qu'elles portent toutes deux le même nom, à la différence du titre.
Altérant un peu la vérité, la duchesse répond qu'elle ajoute justement à son nom celui de Colonna pour éviter la confusion.
« Ah! Colonna, je préfère cela, dit-elle, et pour ma part je vous appellerai ainsi plutôt que Castiglione ».
« Ce sera moins régulier », remarque la duchesse.
L'Impératrice balaie l'objection : « Décidément, je ne vous appellerai pas Castiglione – c'est assez de ce nom ici – mais Colonna…! »
Et lorsqu'elle part à son tour, la duchesse a la satisfaction d'entendre la souveraine dire à une dame de l'entourage : « Elle cause bien… On voit qu'elle a l'habitude de plaire dans la conversation et qu'elle s'y plaît, cette Colonna pas Castiglione… »!.

Si la duchesse ne connaissait pas jusque-là l'Impératrice, elle avait en revanche rencontré déjà l'Empereur.
La première fois, c'était le 24 avril 1860, au bal de la duchesse d'Albe resté célèbre dans les fastes du Second Empire. Elle y était déguisée en Marie Stuart et contemplait le spectacle de la salle de bal lorsqu'un domino s'était approché d'elle. Il lui avait demandé pourquoi elle ne venait pas à la Cour, si elle était une « ennemie ». A l'allure, à la voix, à cette question si directe, elle avait deviné Napoléon III, mais avait feint de ne pas le reconnaître: « Il ne m'est pas possible de mener de front tous ces plaisirs avec des occupations qui suffisent à me rendre heureuse, lui avait-elle répondu. Je suis ici ce soir en artiste, pour jouir d'un coup d'oeil incomparable ».
Puis, comme le domino mystérieux saluait en elle une philosophe, elle avait riposté hardiment: « Il m'a fallu le devenir, et aussi indépendante d'esprit, ce qui permet, vivant parmi une société hostile au maître qui règne ici, de faire pénétrer parfois cette idée que nous lui devons le repos, la prospérité actuelle, et que si, pour des fantaisies d'une autre couleur politique on bouleverse tout, la société sera détruite. Car les barbares ne sont pas dehors, ils sont aussi dans les faubourgs, dans les usines, partout. Voilà pourquoi, je ne puis aller chez Napoléon III, car du jour où j'entrerai aux Tuileries on n'écoutera plus ma parole, on me dira vendue ».
Il était difficile de mieux se tirer d'affaire en faisant sa Cour sans avoir l'air de la faire. Voyant cela, l'Empereur avait changé ses batteries et brutalement attaqué: « Comme femme, n'avez-vous jamais pensé qu'il pourrait être agréable de se voir entourée d'hommages et, tout d'abord, d'inspirer une estime et une sympathie vive à quelque haut personnage »?
La duchesse, une fois encore, s'était dérobée : « Ma vie a pris la voie droite; je ne dévierai pas et le travail me soutiendra aux heures tristes ».
A la place du bouquet de fleurs qu'il avait d'abord voulu lui laisser, Napoléon III avait cueilli une branche d'un laurier en caisse et la lui avait donnée en ajoutant: « Gardez cela en mémoire de qui vous respecte et vous estime…! »
Elle l'avait revu une deuxième fois en 1862, au bal donné par le comte Walewski, où elle était allée en Esther devant Assuerus, avec sur elle les bijoux de la couronne de Pologne, prêtés par la princesse Czartoryska, mais ils n'avaient échangé que quelques mots. La troisième fois, c'était à un bal donné par le comte de Morny, où elle était déguisée en moine et, avec sa haute taille, avait passé pour un homme aux yeux de quelques dames qu'elle s'amusait à intriguer.
Napoléon III l'avait observée en riant, puis s'étaient approché d'elle et ils avaient repris leur conversation mi politique, mi sentimentale commencée deux ans plus tôt au bal de l'hôtel d'Albe.
« Vous souvient-il, lui dit l'Empereur, que jadis vous me donniez des conseils?
J'ai eu cette hardiesse, reconnut-elle ; je crois que j'ai parlé à Votre Majesté de la nouvelle grandeur qu'Elle puiserait dans l'exercice d'une juste liberté… ».
Alors Napoléon III, reprenant le tutoiement d'usage entre masques, de s'écrier, en songeant au réveil de l'opposition: « Ils m'ont joliment réussi tes conseils! – Bah! lui avait-elle répliqué, tu as un peuple si mal élevé »!.
Dans ses notes pour ses futurs Souvenirs qu'elle n'aura pas le temps de rédiger, la duchesse relate mot pour mot la longue conférence qu'elle eut avec l'Empereur sur l'état de l'Europe, le réveil des nationalismes et le devoir qui lui incombait, en monarque éclairé, de réconcilier les deux grandes forces morales qui s'affrontaient: le catholicisme et la liberté.
Sous sa robe de bure, elle prêchait comme le père Graty, mais Napoléon III, tout en écoutant ce sermon, poursuivait son idée : attirer cette jeune femme si belle, et qui parlait si bien, à sa Cour. Il lui avait renouvelé l'offre faite au bal de la duchesse d'Albe.
La duchesse avait décliné cette invitation au nom des mêmes principes et « pour garder une indépendance de caractère qui donnait une certaine valeur à son jugement » : « Je préfère vivre parmi tes ennemis et les faire enrager, en déconcertant leur méchanceté. Peut-être un jour serai-je la fourmi qui mord le chasseur au talon et lui fait manquer l'aigle… ».
A quoi l'Empereur avait rétorqué qu'on pouvait attendre mieux d'une jolie femme. « Ah! s'était écriée la duchesse d'un ton faussement sentimental, je tiens à mes rêves ! Il me suffit de les nourrir une fois l'an…! » « A ce régime, ils doivent être maigres! avait rétorqué l'Empereur en riant. Voyons, j'en ai compassion, venez à la Cour… Je serai charmé de vous y voir ».
« Non, votre gloire éblouirait peut-être à la voir de trop près. Rappelez-vous l'histoire de Sémélé : l'imprudente voulait voir Jupiter, la foudre à la main, elle fut consumée ».
En réalité, Sémélé, fille de Cadmos, roi de Thèbes, avait été séduite par Zeus et en avait eu Dionysios. Aux Tuileries, c'est plus ce genre de mésaventure qui risque d'arriver que d'être foudroyée !
Faute de pouvoir l'attirer à la Cour, l'Empereur lui demande alors de correspondre avec lui, mais elle refuse également, elle en éprouve quelque regret : « Je crois que j'ai eu mille fois raison de m'éloigner de lui, quelque désir que je ressentisse alors de renouveler nos entretiens ».

Bien vue de l'Impératrice, et mieux encore de l'Empereur, la duchesse est invitée souvent à Compiègne et à Fontainebleau, ce qui lui vaut les reproches acerbes de Thiers et des propositions assez curieuses.
Toujours à l'affût de la puissance du jour, l'Eglise regarde avec tendresse cette ouaille égarée parmi les grandeurs et l'abbé Mermillod, le futur évêque de Genève, essaie d'en faire son agent aux Tuileries:
« Vous voilà donc de nouveau au centre de la vie parisienne, lui écrit-il; mon coeur vous suit et mes prières vous accompagnent dans cette existence qui a sa grandeur et ses périls. Je crois qu'avec votre esprit élevé, votre coeur loyal et indépendant, vous pouvez faire quelque bien aux Tuileries, à la diplomatie et au Corps Législatif, et même aux artistes. Toute âme est une puissance et quand cette puissance a de plus l'attrait humain et l'inspiration des grandes choses, elle peut avoir un rayonnement incomparable ».
A Thiers qui revient à son projet de la voir diriger un salon d'opposition, elle déclare catégoriquement : « Mon caractère répugne à toute intrigue… Et la gendarmerie reconduit hors de France les étrangères qui s'occupent de politique… ».
Victor Cousin, le biographe de Mme de Motteville et qui s'est pris de passion pour Napoléon III, croit qu'elle pourrait exercer une bonne influence sur l'Empereur et charge Mérimée de la convaincre: « Il est impossible, répète-t-il à celui-ci, qu'avec sa supériorité d'intelligence la duchesse n'acquière pas de pouvoir sur l'esprit de l'Empereur ».
Mérimée, qui connaît bien le coeur du souverain, se montre sceptique et dit à la duchesse, en lui rapportant le propos de Cousin : « Je ne partage pas l'illusion de M. Cousin qui croit qu'une femme peut avoir de l'influence en dehors de l'attrait de sa beauté… ».
Il a parfaitement raison. La duchesse se rend donc à Compiègne et à Fontainebleau en spectatrice désintéressée et s'applaudit de sa neutralité en voyant les intrigues et les rivalités qui agitent l'entourage impérial: « Ou bien l'on se maintient dans un rôle passif qui rend tout insignifiant, note-t-elle dans ses Carnets, ou bien l'on doit prendre parti en faveur des uns et des autres… ».

Malgré l'indifférence qu'elle affiche pour ce « nid d'intrigues », elle est dans les affres d'une vive anxiété lorsque la bienheureuse invitation pour Compiègne n'arrive pas assez vite et qu'elle craint d'avoir été oubliée, ou bien reléguée dans la dernière série.
A l'automne de 1864, elle est invitée pour le 3 décembre avec la princesse Mathilde, l'indispensable Nieuwerkerque, Claude Bernard, la princesse Anna Murat, les peintres Cabanel, Protais et Amaury Duval. Elle se montre assez critique: la société n'est pas vraiment élégante, les femmes jeunes et jolies sont rares, les hommes lourds et ennuyeux, et, surtout, elle grelotte dans ce palais mal chauffé.
Voici, tiré d'une lettre à sa mère, un petit croquis de la vie quotidienne à la Cour:
« Leurs majestés tiennent la Cour, c'est-à-dire que nous faisons le cercle, elles passent, parlant à chacun, puis on va aux repas. Hier, à dîner, l'Impératrice et son auguste époux ont taquiné Frémy à mon sujet, en pleine table; il était mon voisin et jubilait. Puis on s'est séparé, les hommes dans un salon, les femmes dans l'autre, et enfin la jeunesse s'est mise à danser – la jeunesse, c'est trois jeunes filles et moi qui n'ai pas osé me refuser au quadrille ; il a manqué vingt jeunes femmes, dit-on. Bref, à onze heures, Toulongeon est venu me dire en riant: « Vous travaillez là bien inutilement, leurs Majestés sont allées se coucher ». Je ne me le suis pas fait dire deux fois et aussitôt (suis) rentrée dans ma splendide glacière, laissant les courtisans s'ébattre entre eux ».

A l'exception de l'Empereur, qu'elle aime vraiment et dont elle partage les vues politiques, la Cour la déçoit. Dans une lettre au comte Appny, ambassadeur d'Autriche-Hongrie à Londres, elle explique la raison de cette déception, malgré « un certain intérêt pour le spectacle humain qui passe devant ses yeux »:
« Je ne sais rien prendre avec indifférence, lui écrit-elle. Cela tient à cet instinct créateur de l'artiste qui veut tout remuer, tirer de toute manière les éléments d'une conception nouvelle, un perfectionnement, une loi… J'ai ressenti de nouveau l'émotion enthousiaste que m'inspire la grande individualité de Napoléon III et le dédain mêlé de tristesse que me fait éprouver l'égoïsme personnel et politique de tout ce qui l'entoure… ».
Vis-à-vis de l'Impératrice, ses sentiments sont différents et surtout variables. Derrière un respect de convenance, elle éprouve à son égard une certaine hostilité, lui reprochant ses distractions frivoles, son goût des toilettes et surtout son incompétence en matière de politique.
Lors d'un séjour à Fontainebleau, elle n'avait pas caché – dans ses lettres – son agacement devant les distractions puériles des familiers du couple impérial: les jeux, les charades, la manière pâmée dont l'auditoire écoutait du Musset – un geignard! – ou bien des airs de mandoline.
A Saint-Cloud, au mois d'octobre 1864, elle a une vive discussion avec l'Impératrice au sujet de l'Italie. La duchesse, bien que sujette du Pape, est pour l'unification italienne et juge l'Impératrice bien mesquine de s'y opposer, sous prétexte que l'Italie deviendrait alors une grande puissance. A quoi, la souveraine lui avait vertement répliqué: « C'est mille fois votre rôle de parler comme vous faîtes, vous Italienne et libérale; moi, Française et souveraine, je vois les choses à mon point de vue personnel. Si j'étais une sainte, un ange d'abnégation, je dirais peut-être comme vous, mais j'appartiens à la terre, au trône, au sol français, et je déplore cette convention imprudence qui ramènera mon pays, tôt ou tard, sous l'influence romaine… ».
La discussion avait continué, chacune des interlocutrices également passionnée, et n'avait été interrompue que par l'entrée de Napoléon III. Quelques jours plus tard, elle reprenait « sur les droits respectifs des peuples et des rois ».
« Très difficile de ne point pérorer et caler, note la duchesse. Nous étions si animées que nous y serions encore si l'Empereur n'était venu l'appeler pour aller à Paris… Elle m'a dit qu'elle n'avait pas ombre de pouvoir, ce qui débarrassait sa conscience… ».
Elle reproche aussi à l'Impératrice des fantaisies, qui rappellent les imprudences de Marie-Antoinette allant masquée, avec le comte d'Artois, au bal de l'Opéra:
« Figurez-vous ce que l'Impératrice avait inventé? De venir souper avec sa coterie chez le prince Napoléon, dans sa petite maison de l'avenue Montaigne, en costumes grecs! Tout comme Plessy, Favart, etc… La fameuse soirée qui donna tant à jaser. J'eusse refusé net; les journaux en auraient fait de beaux ragots. N'ébruitez pas cette nouvelle excentricité qui se serait certainement réalisée si son époux ne l'eût formellement interdit ».
Il est vrai que l'Empereur n'est pas lui-même sans reproche et qu'il a beaucoup à se faire pardonner. Sa liaison avec Marguerite Bellanger est la fable de la ville ; elle compromet aussi sa santé, ce qui explique la singulière démarche de l'Impératrice allant la voir pour lui dire « Madame, vous tuez l'Empereur! ».
Mais l'Impératrice chez Margot, c'est fabuleux, c'est inoui, inconcevable. Où l'exaltation du caractère et la déraison passée en habitude peuvent-elles conduire! A se jeter dans les bras de la fille la plus décriée de Paris après l'avoir accablée de reproches qu'elle a, dit-on, supportés avec sang-froid et répondant toujours: « Pourquoi l'avez-vous lâchée? Vous ne lui êtes bonne à rien, c'est votre faute… » et l'Impératrice versant des torrents de larmes et l'embrassant de toutes ses forces. Quelle scène inouie ! Elle avait quitté Saint-Cloud le matin avec Mocquard, disant qu'elle voulait aller à une maison qu'elle possède aux Champs-Elysées, et arrivée là, elle déclara sa volonté d'aller chez Margot : « Mais, Madame, y songez-vous ? Jamais » – Eh bien, je descends de voiture et j'y vais seule à pied ».
Il fallut céder et Mocquard, qui est là comme chez lui, l'introduisit auprès de la coquine qui, se trouvant sur son terrain, usa de l'avantage et fit bien. Plus forte que l'Impératrice, elle l'accable d'une impitoyable logique et l'autre n'eut que ses pleurs pour refuge. F. (?) étant allé à Saint-Cloud peu d'heures après eut les confidences et les sanglots : « Je suis la plus malheureuse des femmes, je n'ai pas un ami, tous les hommes approuvent mon époux. On le jette dans ces débauches. Mais ces femmes! Ah! je vois trop bien qu'elles me veulent tirer dans un parti, se servir de moi. Si je ne m'occupe point d'affaires, on dit que je ne songe qu'à mes robes; si l'Empereur me veut mettre au courant de quelque chose d'importance, on dit que j'ai la plus détestable influence. Que faire, mon Dieu ? J'ai envie de me sauver « !.
Et elle se tordait les mains et sanglotait, désespérée. Pauvre femme, elle a tout, excepté la raison, et cela lui servirait plus que tout le reste de sa position.
L'écho de ces drames domestiques est arrivé jusqu'à Madrid où la comtesse de Montijo s'inquiète et charge Mérimée de prêcher la conciliation. Celui-ci s'en vient conter ce souci à la duchesse « il est pénétré de chagrin de tout ce qui se passe dans la famille et voudrait me voir parler raison à la dame; vous comprenez que cela n'est pas possible; il me l'a demandé au nom de la mère, qui est très affligée. Je ne mettrai pas le doigt entre l'arbre et l'écorce, convaincue d'ailleurs qu'elle comprendra d'elle-même à quels abimes elle irait en suivant cette voie excentrique et romanesque. Cela me peine surtout pour lui, mais qu'y faire? D'ailleurs, ma situation est tout ce qu'il y a de plus précaire auprès d'elle, n'y ayant aucune affinité naturelle… ».
Enfin tout semble rentrer dans l'ordre, car la duchesse, à propos d'un voyage à Nice des souverains, donne ainsi de leurs nouvelles : « La Margot a été à Nice, elle a cherché à voir son maître qui ne l'a pas voulu ; elle a voulu louer une loge au théâtre, on la lui a refusée. Elle est allée au parterre, en costume jaune éclatant, cela n'a pas réussi davantage. Enfin Moquard, l'instigateur de cette vilaine intrigue, l'a fait revenir ici. Espérons que cela ne réussira pas non plus… ».

L'année suivante – 1865 – elle séjourne à Compiègne du 5 au 14 décembre, mais ce n'est pas toujours la série élégante… Ce séjour la déçoit, comme le précédent, car si le décor en est superbe, elle en voit trop les coulisses et les intrigues:
« Quelle différence entre les bonnes et vraies émotions du coeur et tout ce brouhaha de vanités ! écrit-elle au comte Apponyi. J'ai été frappée, plus que jamais, d'une certaine licence de paroles à laquelle je ne puis m'accoutumer; les vieux hommes, surtout de ce pays, sont inouïs sous ce rapport et n'ont d'aucune façon le respect de leur âge ».
En vingt-quatre heures, elle a ébauché un buste de l'Impératrice, que les amateurs trouvent très réussi, mais le modèle se juge peu flatté, sans doute parce que la duchesse l'a un peu vieillie. Avec tact, Mérimée essaie de conseiller l'artiste: « J'ai beaucoup pensé au portrait, lui écrit-il. Je le trouve excellent, mais je voudrais que vous fissiez une retouche au coin de la bouche, d'après nature… La bouche me semble celle de sa Majesté quand elle rit, tandis que les autres traits sont les siens quand Elle pense à des choses importantes… ».
On ne sait si la duchesse retoucha son oeuvre, mais la Commission des Beaux-Arts refusa le buste qui devait orner la salle du trône, à l'Hôtel-de-Ville. D'après les uns, c'était l'Impératrice qui avait demandé que la Commission refusât le buste; d'après d'autres, c'était Nieuwerkerque, lui-même auteur d'un buste de la souveraine, jaloux de voir l'oeuvre de la duchesse préférée à la sienne. Il la critiqua donc et déclara que le cou était trop long, que l'Impératrice devait être raccourcie. Il eut l'imprudence de l'écrire dans un rapport pour justifier le refus de la Commission des Beaux-Arts. Le mot raccourci rappelait fâcheusement la Révolution et l'Impératrice, qui se comparait souvent à Marie-Antoinette, prit la mouche… « Si le cou vous paraît trop long, lui aurait-elle dit, il fallait que votre Commission s'exprimât autrement… ».
En 1866, pour la troisième fois, la duchesse se retrouve à Compiègne. Il coûterait beaucoup à son amour-propre de n'être pas invitée, mais il en coûte fort cher à sa bourse de l'être. Sans fortune, il lui faut accomplir des prodiges d'ingéniosités pour se composer des toilettes neuves avec les débris d'anciennes, car, dit-elle « mes robes font plus en ma faveur que mes bustes parmi les gens de la Cour ».
Sans cette obligation de paraître, comme il lui serait facile de suivre les recommandations de son directeur de conscience, le père Graty, qui l'année précédente lui écrivait: « Allez hardiment dans le sens de la modestie de la vêture. Vêtue, dis-je, et non pas nue. Penchez vers l'autre excès, c'est essentiel. Soyez sur ce sujet très courageuse, comme sur le luxe proprement dit. Le luxe, la dépense pour la toilette, est un très grand abus, un mal au fond très voisin du crime. C'est contraire à toute science, à toute morale, à tout esprit évangélique… ».
Comme les années précédentes, il fait un froid de loup: « La première nuit on m'avait donné une chambre à coucher pleine de courants d'air et enfumée dès qu'on mettait une bûche au feu; je l'ai désertée et campe sur un petit lit dans mon salon. On est tous les jours cent personnes à table et des inconnus à moi pour la plupart, généraux et générales, conseil d'Etat ou Cour des Comptes, seulement les Cowley(1) qui sont de très bonnes gens et l'architecte de l'Opéra que je connaisse. Il y a une nouvelle dame de compagnie qui s'appelle Mme Lebreton, qui est charmante. On ne fait pas de trop belles toilettes. Je crois que les miennes sont de beaucoup les mieux après celles de notre belle hôtesse ».
Un soir, la duchesse dîne à côté de l'Empereur, dolent et taciturne au point qu'il lui adresse à peine la parole mais celà ne refroidit pas son enthousiasme à son égard: « Je me suis donc morfondue dans l'admiration passive, contemplative que vous savez, écrit-elle à sa mère. Il est impossible d'être plus charmant, plus séduisant, plus… Je ne trouve pas de mots pour dire combien il me charme… L'Empereur est fascinating au dernier point ». Lady Cowley disait hier soir: « Quel bonheur de ne plus être jeune, je serais trop émue en le regardant… ».
Désormais, la duchesse est régulièrement invitée aux Tuileries où elle est toujours appréciée pour sa beauté, mais discutée pour ses manières, son indépendance d'esprit et son originalité. Au lendemain d'un dîner en l'honneur du vieux roi Louis 1er de Bavière, elle écrit à sa mère: « Ces festins où je suis le rôti ont un certain piquant; on me croque à belles dents, pendant et après… ».

A ces critiques, elle va fournir de nouveaux éléments par son équipée en Espagne, à l’automne de 1868.

Elle était partie là-bas pour étudier la peinture espagnole. On pouvait déjà s'étonner de la voir vivre à Madrid en bohème avec les peintres Regnault et Clairin, mais elle fait pire en se déclarant pour la Révolution qui a chassé de son trône la grosse reine Isabelle II et en fréquentant les officiels du nouveau Régime. Elle fera d'ailleurs un buste du général Milans del Bosc, gouverneur militaire de Madrid, une de ses oeuvres les plus réussies avec le buste de Carpeaux.
En apprenant cette conduite, les Tuileries froncent un peu le sourcil. Pour une fois le faubourg Saint Germain et la Cour Impériale tombent d'accord pour blâmer la duchesse de pactiser ainsi avec un gouvernement révolutionnaire. A Paris, l'on jase beaucoup sur son compte et l'on va même jusqu'à l'accuser d'avoir été un des agents de la Révolution.
Lorsqu'elle arrive à Paris, en décembre 1868, elle est un peu inquiète à la pensée de l'accueil qui l'attend. Nigra, le diplomate italien, la rassure et lui dit que l'Impératrice, au lieu de la critiquer, a imposé silence aux mauvaises langues en disant: « Elle a bien fait de soigner les blessés, et c'est une femme charmante que j'apprécie beaucoup… ».
Doutant que la souveraine ait pensé ce qu'elle a dit, la duchesse demande son avis à Nigra qui lui répond: « Ah! je ne garantis pas la sincérité ».
En effet, l'invitation pour Compiègne se fait attendre et ne viendra jamais. L'année suivante elle est à Rome, où elle travaille à son chef d'oeuvre, La Pythie, et l'année 1870 verra la chute du Régime.

Cette chute, elle la prévoyait depuis longtemps. En 1866, elle écrivait à son vieil ami, le comte Apponyi, à propos des fêtes que donnaient les gens du monde:
« Le Sénat et la Chambre nous en préparent d'autres; il faut bien que chacun s'amuse dans ce pays de France et c'est un plaisir bourgeois aujourd'hui de désorganiser la société… Le Maître, dans son souverain dédain, a beau prodiguer les fêtes, il faut un drame populaire à toutes ces folles têtes éprises d'émotions… Chacun rêve d'une grande situation où l'on se rachetera en un jour, et par des moyens conformes au caractère français – l'héroïsme, l'enthousiasme des années de prostration et d'insouciance… ».

Cette jeune femme qu’on aurait pu croire frivole ou seulement artiste était passionnée de philosophie, de politique et même d’économie politique.

Souvent, elle avait réfléchi aux problèmes que posait l'évolution économique du XIXe siècle et dans ses Carnets de notes, je trouve celle-ci, sur le rôle de Napoléon III :
« Il a forcé par son système d'augmentation de toutes les conditions matérielles de la vie à Paris la plupart des gens désintéressés, esprits indépendants pour la plupart, à s'en retirer ou bien à chercher les moyens d'y vivre par quelque intérêt qui les rattache à l'Etat. La ville est peuplée de ses créatures, ou de celles de l'agiotage… L'esprit public en disparait; il ne reste plus que la tribu des gens de profit ou celle des affamés ».
La plupart de ses amis artistes, notamment Hébert et Gounod, partagent son pessimisme et, la défaite consommée, voient dans celle-ci la punition des fautes du Régime, de celles d'une génération coupable.
Au mois de septembre 1870, Hébert lui écrit ces lignes amères:
« La France était en train de piétiner le sens moral par son attitude devant les choses que tous les temps et tous les peuples ont respectées; il fallait qu'elle soit punie. J'aurais mieux aimé que ce fût par les Rouges; le public n'aurait pas été informé de nos querelles. Le sort a voulu que ce fût par l'étranger. Je trouve ça dur et je ne sais pas comment je pourrai supporter cette humiliation, surtout vivant hors de France, en présence de gens de toutes les nations, mais je crois que cette terrible exécution était nécessaire pour le salut du monde entier… Le travail est le seul refuge dans des tristesses pareilles… Je pense que vous travaillez sans relâche, vous qui avez tant d'ardeur et qui faites tout ce que vous voulez, qui réussissez tout ce que vous entreprenez… ».

Thiers lui, triomphe et revient à la tête du pays, dont il défend les intérêts avec un zêle admirable pour un homme de bientôt soixante-quinze ans: « J'ai toujours cru que l'Empire nous livrerait au jacobinisme » écrit-il à la duchesse le 29 janvier 1871.
Celle-ci, qui s'était réfugiée en Suisse, revient à Paris à la fin de l'année 1871 et jouit auprès de Thiers d'une situation privilégiée qui ne l'empêche pas de rester fidèle aux souverains déchus. Elle leur écrit, pour les assurer de son dévouement, et s'arrange pour ne jamais aller qu'officieusement à Versailles où Thiers trône à la Préfecture. Un jour, que Thiers l'attaque sur ses sentiments bonapartistes, elle avoue qu'elle regrette l'Empire parce qu'elle aime les gouvernements forts: « Il était si fort qu'il est tombé en un jour », observe aigrement Mme Thiers.
« Vous savez pourquoi, riposte la duchesse en faisant allusion à la virulente opposition de son mari, et cela après vingt ans de gloire et de prospérité. D'ailleurs, si l'on peut faire une bonne république, faisons-la mais si nous ne pouvons pas, vous voyez bien que cela ne peut marcher de la sorte, et l'Empire reviendra forcément…! Dieu nous en préserve »! s'exclame le choeur républicain.
Alors la duchesse conclut perfidement: « Eh bien, Monsieur Thiers, j'aime les exilés, de façon que je vous aimerai partout où vous irez… ».

La mort de Napoléon III lui cause un réel chagrin, qu'elle ne cherche pas à dissimuler, même à Thiers dont elle refuse une invitation, le jour des obsèques à Chislehurst. Lorsqu'elle va le voir ensuite, dans l'intimité, elle s'aperçoit qu'il n'a pas été dupe du prétexte allégué pour ne pas assister à ce dîner: « Ah! nous avions bien prévu que vous ne viendriez pas dîner, s'écrie Thiers. J'ai dit à ma femme: vous verrez que la duchesse sera enrhumée ».
Lorsqu'il lui demande si elle compte se rendre à Londres, elle avoue qu'elle ira un peu plus tard: « Vous êtes bien bonne d'aller faire cette visite, observe Mme Thiers, vous ne l'aimez pas, elle, nous le savons.
« N'importe, réplique la duchesse, c'est chose due que de lui témoigner de l'intérêt dans son malheur.
« Vous ferez comme vous voudrez, conclut Thiers, mais à votre place, je ne départirais pas officiellement de ma neutralité d'étrangère, qui est un grand avantage. Regrettez-le, plaignez-la, mais sans que l'Europe en soit informée ».
Elle se contente d'assister au service célébré à la Trinité en souvenir de Napoléon III et, au mois de juin 1873 elle se rend à Chislehurst pour faire une visite de condoléances à l'Impératrice et au Prince Impérial. Tous trois fondent en larmes en se revoyant. Pendant deux heures, l'on évoque le passé. La duchesse décrit l'état incertain de Paris où la police est inefficace, puis elle avoue sa crainte d'un éveil de la Commune: « Je suis fataliste, lui répond l'Impératrice, et mon mari l'était aussi ».
Cette visite n'a pas été appréciée dans les cercles français de Londres. La comtesse d'Harcourt, femme de l'ambassadeur, devinant le véritable motif de la présence de la duchesse, lui demande ce qu'elle est venue faire à Londres: « Voir l'Impératrice. – Ah! réplique aigrement Mme d'Harcourt, elle a inventé qu'elle aimait son mari… ».

La duchesse Colonna gardera, pendant les quelques années qui lui restent à vivre, un souvenir ému de l'Empereur et je ne pourrais mieux faire pour donner la mesure de ses sentiments et conclure cette évocation que de lire ce message d'une lettre à sa mère, après avoir appris la mort de Napoléon III:
« J'éprouve un profond chagrin de la mort de l'Empereur; sa bonté exquise, sa hauteur d'âme et sa sagesse d'esprit le rendaient cher à tous ceux qui savaient voir en lui le grand homme à côté du souverain, à tous ceux assez sincères pour tenir compte des difficultés prodigieuses de son rôle pratique.
L'esprit public, que Gavarni appelait si bien: « la bêtise d'un seul multipliée par la bêtise de tous », lui a rendu le gouvernement impossible. Les rêveurs ont achevé de perdre ce que les méchants avaient compromis et ce pauvre Prince s'est vu réduit à jouer sa couronne sur des chances de guerre. Vaincu, il a été l'homme de Sedan, le traite, etc. tandis que le tribun Gambetta, vaincu de cent façons, est redevenu l'espoir de la canaille, le futur sauveur du peuple français…
Pardonnez à ma peine de s'emballer si vivement, mais je pleure cet homme méconnu par une race ingrate, frivole, ambitieuse non d'agir mais de parler et de faire parler… et elle achève par ce mot: Je pleure ce Juste méconnu ».

Conférence prononcée le mardi 23 février 1988 à la mairie du 1er arrondissement de Paris.
 
Auteur : Ghislain de Diesbach
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 361
Mois : 10
Année : 1988
Pages : 33-40

Note

(1) ambassadeur de Grande-Bretagne et sa femme. « La double vie de la duchesse Colonna », par Ghislain de Diesbach Lib. Ac. Perrin, 1988.

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