KOUTOUZOV, Golénistchev Michel, prince de Smolensk (1745-1813) général feld-maréchal russe

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Après avoir commencé à servir dans le corps de l'artillerie, Michel Koutouzov devient en 1762 aide de camp du prince de Holstein-Beck. En 1764, il est affecté aux troupes qui se rendent en Pologne, puis passe en 1770 à l'armée opérant contre les Turcs. Quelque temps plus tard, il tient en plaisantant, dans un cercle de camarades, des propos inconsidérés sur le général en chef. Celui-ci l'apprend et, pour marquer son mécontentement, envoie Koutousov en pénitence à l'armée de Crimée. Il décide, à compter de ce jour, de cacher sa fougue naturelle et de travailler à devenir le parfait courtisan qu'il sera par la suite. Blessé à la tête en 1774 lors de l'assaut des ouvrages turcs de Tourna, il est envoyé à l'étranger pour se remettre. Il s'y attire la bienveillante attention du grand Frédéric. À son retour en Russie, il se distingue comme adjoint de Souvorov et de Potemkine. Lors de la deuxième guerre contre les Turcs, il échappe de peu à la mort au cours du siège d'Otchakov. Il s'acquitte ensuite très bien de différentes missions diplomatiques, à Constantinople puis à Berlin en 1799. Il se retire alors du service et n'y revient qu'en 1805, pour commander en chef l'armée envoyée au secours de l'Autriche. La défaite d'Austerlitz (2 décembre 1805), dont il est rendu responsable, lui vaut d'être à nouveau écarté : il n'est rappelé qu'en 1812 pour la guerre contre les Turcs. Sa prudence dans la conduite des opérations lui vaut une nouvelle disgrâce. Ce n'est que sous la pression de l'opinion publique qu'Alexandre V le met, à la fin d'août 1812, à la tête des armées russes partout repoussées par Napoléon. Sa légendaire prudence l'amène à reculer encore, sa diplomatie apprise lui permet de faire endosser à Barclay de Tolly la responsabilité de l'abandon de Moscou, l'hiver russe fait le reste, et Koutouzov gagne en 1812 une gloire immortelle.

Pour comprendre sa personnalité, il est nécessaire de citer dans son intégralité le jugement que porte sur lui le général Langeron dans ses Mémoires (malheureusement inédits pour cette partie ; le manuscrit se trouve aux archives du ministère des Affaires étrangères) :
« On ne pouvait avoir plus d'esprit que Koutouzov, on ne pourrait pas avoir moins de caractère, on ne pouvait réunir plus d'adresse et d'astuce, on ne pouvait posséder moins de véritables talents et plus d'immoralité. Une mémoire prodigieuse, une grande instruction, une rare amabilité, une conversation aimable et intéressante, une bonhomie (un peu factice à la vérité, mais agréable à ceux qui voulaient bien en être dupes), voilà les agréments de Koutouzov. Une grande violence, la grossièreté d'un paysan lorsqu'il s'emportait ou lorsqu'il n'avait pas à craindre la personne à qui il s'adressait; une bassesse envers les individus qu'il croyait en faveur, portée au point le plus avilissant, une paresse insurmontable, une apathie qui s'étendait à tout; un égoïsme rebutant, un libertinage aussi crapuleux que dégoûtant, peu de délicatesse sur les moyens de se procurer de l'argent, voilà les inconvénients de ce même homme.
« Comme militaire, Koutouzov avait beaucoup fait la guerre, et en avait l'habitude, il était en état de juger un plan de campagne et les dispositions qu'on lui soumettait : il savait distinguer un bon conseil d'un mauvais; il pouvait choisir le bon parti ; il comprenait ce qu'il y avait de mieux à faire, mais ces qualités étaient paralysées par une indécision et une paresse d'esprit et du corps qui ne lui permettait ni de rien ordonner ni de rien voir; dans une bataille, il restait en place comme une masse immuable, faisait de grands signes de croix lorsqu'il entendait de très loin le sifflement d'un boulet, sans oser ni pouvoir remédier à rien, et sans savoir changer à propos une disposition ; jamais il ne faisait lui-même de reconnaissance du terrain, de la position des ennemis ni même de celle de ses troupes ; je l'ai vu rester trois ou quatre mois dans un camp sans connaître autre chose que sa tente ou sa maison : gros, massif, pesant, il ne pouvait se tenir longtemps à cheval, la fatigue lui ôtait tous ses moyens ; et après une heure d'exercice, qui lui paraissait un siècle, il restait accablé et n'était plus susceptible d'aucune idée « La même paresse s'étendait sur ses affaires de cabinet ; il ne pouvait se résoudre à prendre une plume en main ; ses sous-ordres, ses adjudants, ses secrétaires faisaient de lui ce qu'ils voulaient ; et quoiqu'il eût sûrement plus d'esprit et de connaissance qu'eux, il ne pouvait se donner la peine de revoir leur travail, encore moins de le diriger ou de le dicter. Il signait tout ce qu'ils lui présentaient pour être plus tôt débarrassé de leur présence ; il ne donnait aux affaires que quelques instants de la matinée, fort insuffisants pour la quantité dont est surchargé un général qui commande une armée. Il se levait tard, mangeait beaucoup, dormait trois heures après dîner, en mettait ensuite deux avant de reprendre ses sens, et consacrait toutes ses soirées à l'amour, ou du moins ce qu'il appelait ainsi. Les femmes, de quelque genre qu'elles fussent, avaient sur lui l'empire le plus absolu et le plus scandaleux ; lui-même m'a avoué que dans sa jeunesse, voyageant en Allemagne, il devint amoureux d'une actrice allemande, suivit pendant quelque temps la troupe où elle était engagée et y remplit l'emploi de souffleur. Koutouzov était sale dans ses goûts, sale dans ses habitudes, sale sur lui, et sale dans les affaires. Cet empire des femmes chez un vieillard massif et borgne n'est que ridicule dans la société, mais il est dangereux lorsque celui qui a une pareille faiblesse est employé surtout en chef. Il n'avait aucun secret pour elles, il ne pouvait leur rien refuser et l'on peut calculer les inconvénients qui en résultaient.
« Mais ce Koutouzov, si immoral dans sa conduite et dans ses principes, si médiocre comme chef d'une armée, avait la qualité (si c'en était une) que le cardinal Mazarin exigeait des généraux qu'il employait. Il était heureux, excepté à Austerlitz dont on ne peut lui reprocher les désastres (car il n'avait de chef que le nom). Il fut constamment favorisé par la fortune ; et la campagne miraculeuse de 1812 a mis le comble à son bonheur et à sa gloire, qui doit être bien étonnée, assurément, d'être devenue sa conquête. Il avait reçu plusieurs blessures, une, entre autres, fort extraordinaire : en Crimée, à l'attaque d'une redoute, une balle lui traversa la tête en passant par les deux tempes; sa guérison fut d'autant plus miraculeuse qu'il ne perdit pas même la vue. Le chirurgien qui le traita le tint pendant six semaines dans une chambre obscure sans permettre que le jour y pénétrât. II était fort jeune lorsqu'il reçut cette blessure et continua à voit parfaitement des deux yeux, comme avant, mais, à soixante ans, il perdit un oeil et fût devenu aveugle s'il eût vécu quelques années de plus. Il est mort en 1813, à Dunzlau, en Silésie, à près de soixante-huit ans. »
 
 
 
Source
Dictionnaire Napoléon, éditions Fayard, 1999, notice : Jacques Garnier
Avec l'aimable autorisation des éditions Fayard
 
Bibliographie
Parkinson, The Fox of the North. The life of Kutuzov, New York, 1976.
 

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