1808, apogée des réformes intérieures

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Le 1er janvier 1808, Napoléon entame sa huitième année à la tête de l'État. Son bilan est époustouflant sur le plan intérieur. La France est remise en ordre et, surtout, les réformes « de société » ont durablement réussi la synthèse entre l'Ancien Régime et la Révolution. Il ne reste plus qu'à peaufiner le système éducatif, avec la création de l'Université impériale, à régler ça et là quelques détails et l'oeuvre napoléonienne pourra être considérée comme complète. Retour ces années de fondation de la France contemporaine…

Le 1er janvier 1808, Napoléon entame sa huitième année à la tête de l'État. Son bilan est époustouflant sur le plan intérieur. La France est remise en ordre et, surtout, les réformes « de société » ont durablement réussi la synthèse entre l'Ancien Régime et la Révolution. Il ne reste plus qu'à peaufiner le système éducatif, avec la création de l'Université impériale, à régler ça et là quelques détails et l'oeuvre napoléonienne pourra être considérée comme complète. Retour ces années de fondation de la France contemporaine… Il n'y eut pas « rupture », comme on dit aujourd'hui, mais « synthèse ». Napoléon était, par sa naissance et son éducation, un homme du XVIIIe siècle ouvert à la modernité. C'est donc sans rejeter ses bases culturelles, son éducation et ses expériences qu'il entreprit de remettre la France en ordre. C'était il y a deux cents ans. Le dire et le redire sans cesse permet de faire de l'histoire sans plaquer sur les réalités d'hier les théories (voire les fantasmes) d'aujourd'hui.

L’avènement de Napoléon Bonaparte

L'avènement de Napoléon Bonaparte s'inscrit dans des circonstances particulières de l'histoire de la France et de l'Europe. C'est cette réalité – et seulement celle-ci – qui nous guide dans nos études historiques. On laissera à d'autres le commentaire philosophico-politique, teinté d'anachronisme et d'arrière-pensées.

Premier point d'actif à son bilan, Napoléon a mis fin au désordre général. Si le coup d'État de Brumaire ne fut pas accueilli d'emblée avec enthousiasme, les premiers pas du nouveau régime firent naître un réel espoir de parvenir à la paix extérieure, à la paix civile, à la remise à niveau des finances et, en général, au rétablissement du calme intérieur, après dix années de bouillonnement et, au quotidien, d'insécurité juridique. Ces objectifs ayant été atteints au printemps de 1802, Bonaparte en fut récompensé par le Consulat à vie et un excellent résultat au plébiscite de l'an X. Le pouvoir avait dû frapper, à gauche comme à droite, mais il avait aussi pris des décisions immédiatement sensibles au plus grand nombre, du Concordat à l'amnistie des émigrés, en passant par les réformes judiciaires, administratives ou fiscales, ce que certains auteurs appellent « la constitution administrative de la France ». La grande majorité de l'opinion ne voyait rien à redire aux mesures répressives qui frappaient alors les conspirateurs de tous poils. A la fin du Consulat, on peut dire que la pacification intérieure était atteinte.

On ne niera pas qu'après la proclamation de l'Empire, Napoléon n'a pas su éviter sa propre dérive autoritaire, de plus en plus marquée d'ailleurs après 1808, année de la plus fâcheuse de ses décisions : l'affaire espagnole. Le paradoxe est que l'autoritarisme politique ne détourna pas l'empereur du programme social qu'il s'était fixé, autour des idées de refondation de l'État, d'unification de la nation et de stabilisation de la société.

La refondation de l’État

Napoléon n'a pas inventé ni même redéfini la place prééminente de l'État dans la société française. Il a en revanche restauré son autorité et rétabli sa primauté sur tous les autres acteurs, tradition « française » adoptée par les derniers rois. Mais, plus qu'eux, Napoléon considérait que l'État est à la source et au coeur de tout mouvement politique, voire social ou économique. Il entraîne la marche de la société en la contrôlant. On reconnaîtra que, mùalgré le succès récent des idées « libérales », cette conception bien française n'a jamais cessé d'exister. L'État est paré de toutes les vertus, de toutes les aspirations. On attend de lui qu'il laisse faire, qu'il ne laisse pas faire, qu'il fasse sans trop faire… mais nul ne souhaite sa disparition du paysage social, politique, voire économique.

Pour renforcer l'autorité de l'État, sa présence sur le territoire fut repensée et réorganisée, dès les premiers jours du Consulat. On ne citera ici que pour mémoire l'institution des préfets, sous-préfets, maires nommés qui irriguent l'ensemble du territoire, etc., tous sujets qui ont été abordés en profondeur dans cette Revue depuis le début des bicentenaires. Une nécessaire centralisation fut mise en oeuvre : aucun aspect de la puissance publique ne devait plus être délégué à des entités locales autonomes, toujours tentées par les particularismes et la vue courte des égoïsmes locaux. L'État devait assumer directement la plupart des responsabilités, sans intermédiaire et par son principal moyen : une armée de fonctionnaires publics formant une pyramide au sommet de laquelle trônait et agissait l'empereur. Même si l'hyper-centralisation nous paraît aujourd'hui d'un autre âge, elle correspondait aux besoins de l'époque, à cette nécessité de jeter sur le sol les fameuses « masses de granit ». Ce mode d'organisation permit l'instauration, le maintien et la défense de l'ordre et de la paix intérieurs, jouant ainsi un grand rôle dans l'achèvement de l'unité et de l'indivisibilité de la nation. Chaque administration (finances, justice, armée, police, etc.) avait sa propre pyramide, les chefs-lieux de département devinrent de petites capitales administratives.

Selon Napoléon, la place d'un État moderne ne pouvait être qu'au centre de la société. En cela, il apporta donc sa pierre à ce qui, peut-être, a fait la force de l'État en France : quelles que soient les tentatives de l'individualiser ou de le personnaliser, il demeure avant tout une entité institutionnalisée, indépendante de celui qui la dirige et même de sa mécanique constitutionnelle. Ce faisant, l'empereur créa sans le vouloir une antidote au système impérial, qui n'était plus indissociable de l'efficacité et de la grandeur de l'État ou de son administration. Mais il assura aussi deux siècles de stabilité à un pays qui change si souvent de constitution. Les régimes allaient passer et l'administration, que François Furet l'appelait « le nerf de l'État », rester.

Cette administration a été pérenne, grâce à des institutions solides, bien pensées et donc utiles. Trouvaille des trouvailles, voici le Conseil d'État, qui dès l'origine se voit confier la double mission de travailler pour le compte du gouvernement et –on l'oublie parfois- de juger l'administration. L'institution n'a jamais été remise en cause en France. Elle a été copiée dans de nombreux pays. De même, l'organisation de la « préfectorale », de la justice, les prud'hommes, l'administration fiscale, la Cour des Comptes, le statut de la mer, etc. On ajoutera encore la création de corps intermédiaires destinés à soutenir l'État comme la Légion d'Honneur ou les cultes rénovés.

L’achèvement de l’unité nationale

S'il n'a pas inventé la centralisation, Napoléon l'a porté à un niveau tel qu'elle s'est imposée comme mode d'organisation de l'État pour des décennies. Elle n'allait pas de soi au début du XIXè siècle, à une époque où les « structures d'ancien régime » favorisaient l'éclatement du pouvoir et rejetait toute forme d'uniformité. Ce n'est pas pour rien que les États européens adoptèrent presque sans difficulté le « système français », qui permettait aux monarques de resserrer le pouvoir autour de leur personne.

Avec l'uniformisation des structures et la centralisation, Napoléon a achevé l'unité nationale, dans la droite ligne du principe d'unité et d'indivisibilité de la République. Il a rendu pratique cette notion à plusieurs niveaux : constitutionnel avec la création d'institutions ne relevant que de la nation (par le biais du Sénat et, parfois, du plébiscite), juridictionnel avec le renforcement d'un seul tribunal de cassation pour l'ensemble du territoire, administratif avec le découpage départemental uniforme. En cela, Napoléon fut l'homme de son temps. Pierre Rosanvallon l'a noté,  « un spectre hante la plupart des publicistes et des historiens du début du XIXè siècle : celui de la dissolution sociale ». Le Consulat et l'Empire répondirent à cette inquiétude et la rendirent caduque. Ils achevèrent véritablement l'unité politique et, au-delà, l'unité française.

On peut porter une telle conclusion au crédit de Napoléon, en la nuançant. Car si l'oeuvre napoléonienne contribua grandement à faire de l'unité française une réalité, on ne saurait affirmer que plus rien ne restait à faire en 1814. Les particularismes, les patois préférés au français, les « pays », voire l'absence de conscience nationale ou patriotique dans certaines contrées subsistèrent encore pendant des décennies –ils subsistent encore parfois à certains égards aujourd'hui, mais de manière en principe modérée et apaisée. La République une et indivisible est suffisamment enracinée pour accepter, intégrer, voire promouvoir ces particularismes.

En ce qui concerne la division du territoire, hors celle en départements et arrondissements communaux, le législateur, guidé par l'exécutif, avait les mains libres. L'unité d'organisation était sauvegardée. Le régime napoléonien abandonna le principe de l'élection des responsables locaux, ce que l'article 41 de la constitution avait d'ailleurs explicitement prévu en disposant que le Premier Consul nommait et révoquait à volonté les membres des administrations. Seuls les juges de paix, qui ressortissaient du pouvoir judiciaire, furent élus pendant un court laps de temps. En d'autres termes, tous les administrateurs exécutifs locaux devaient procéder de l'exécutif national dont ils devenaient les agents, en dehors de toute autre interférence. La centralisation était achevée.

Une nouvelle société : l’œuvre de la codification

En 1808, la plupart des grands codes sont soit en vigueur, soit en voie d'achèvement. Avec cette oeuvre, Napoléon réforme en profondeur la société française.

La règle de droit est l'outil de structuration sociale par excellence du Consulat et de l'Empire. Depuis la Révolution, souvent vue comme le règne de la philosophie, la catégorie des juristes avait perdu de sa crédibilité. Rien de tel sous Napoléon dont le régime est à créditer d'une oeuvre colossale : l'unification du droit français, avec le Code Civil (1804, rebaptisé « Code Napoléon » en 1807) mais aussi les Codes de procédure civile (1806), de commerce (1807), d'instruction criminelle (1808), pénal (1810), sans oublier l'ambitieux projet de Code rural qui, bien que prêt à la fin du règne, ne vit pas le jour. Dans cette vaste démarche, le rôle de Napoléon fut essentiel. Certes, il bénéficia des travaux antérieurs et de la collaboration d'immenses juristes (Cambacérès, Target, Treilhard, Tronchet, Bigot de Préameneu, Maleville, Portalis, etc.), mais il paya aussi de sa personne lors des nombreuses séances du Conseil d'État auxquelles il assista. S'il ne tint pas la plume, s'il ne rédigea presque rien lui-même, il fut celui qui rendit possible le vieux rêve codificateur. Comme l'écrivait un juriste du début du XXè siècle, il y a deux façons de faire un Code : l'écrire soit même ou avoir une force politique telle qu'on puisse imposer un code écrit par d'autres. C'est évidemment la seconde solution que choisit Napoléon, même si, à la marge, on a pu relever des « amendements » proposés par lui aux textes préparés par les juristes. C'est en cela qu'il fut le « premier chef d'État manager », selon l'expression si juste de Jacques Jourquin.
La volonté de codifier s'inscrivait parfaitement dans les principes d'unité et d'indivisibilité de l'État en France. Sur le plan pratique, le premier objectif de cette démarche était de simplifier la « marqueterie de l'ancien droit » (Jean-Louis Halpérin), qui avait fait dire à Voltaire que lorsqu'on voyageait, on changeait aussi souvent de lois que de chevaux de poste. Sur le plan technique, le regroupement des textes en un seul livre en facilitait la connaissance et la publicité. Sur le plan de la philosophie juridique, il consacrait le triomphe du droit écrit sur les coutumes. On rappellera ici que, contrairement à ce qu'on peut lire souvent, les créateurs des codes eux-mêmes croyaient en l'importance de la jurisprudence pour adapter le droit aux nécessités des temps. C'est pourquoi, par exemple, le Code civil a pu adopter une langue pure, courte, imposant de grands principes sans déterminer tous les détails. Les législateurs d'aujourd'hui devraient sans cesse s'en rappeler et avoir toujours en poche le discours de Portalis, Qu'est-ce qu'un code civil ? qui leur rappellerait que la loi est faite pour guider le juge et le citoyen et non pour rigidifier les relations sociales.

Mais c'est sur le plan politique que l'entreprise napoléonienne de codification a pris tout son sens : plus qu'une conception du droit, on imposa une vision de la société. On ne compilait pas, mais on construisait en réformant et en faisant entrer dans l'armature de la société des options idéologiques.

Le Code Civil en est évidemment le meilleur exemple. Compromis entre les anciennes coutumes (sur le statut des époux ou les successions, par exemple), le droit écrit de l'Ancien Régime (obligations, propriété, testaments, donations, preuve) et le droit révolutionnaire que l'on appelait alors « intermédiaire » (mariage, hypothèques), il redéfinissait ce que Portalis appela « la sociabilité ». Il est en cela l'expression des idées sociales de Napoléon et de ceux qui l'entouraient. Il privilégiait une conception « modérée », style 1789, fondée sur l'individualisme, la liberté, l'égalité des citoyens, la propriété et l'autorité. Il plaçait l'individu au centre de la société –mais sans qu'il soit un concurrent de l'État- tout en rationalisant ses rapports avec ses concitoyens. La liberté et l'autonomie de la volonté humaine étaient proclamées. Chacun pouvait dès lors passer toutes sortes de contrats, sauf à respecter les prescriptions légales : « Le Code Civil avait placé dans le domaine de la loi la fixation de l'intérêt général et de l'intérêt conventionnel », remarquerait plus tard Cambacérès. Il consacrait ce que Jacques Comaille a appelé un « changement des codes sociaux », faisant passer la société française du culte de l'universalisme à la singularité. Enfin, avec la « culture du contrat » et la place laissée à la jurisprudence, il dépouillait partiellement l'État de son statut d'autorité pour le transformer en partenaire des rapports sociaux, autour de principes tels que : l'égalité de tous les citoyens devant la loi, la non-confessionnalité de l'État, la hiérarchisation de la famille et un droit de propriété absolu et perpétuel, sauf pour cause d'utilité publique.

Conclusion

Ainsi, en 1808, l'empereur des Français pouvait être fier de son bilan intérieur. La réforme avait réussi et pris dans la société. L'oeuvre était presque achevée. Une deuxième phase du règne pouvait commencer, marquée par le raidissement intérieur et le projet de Grand Empire. Cette « autre » histoire de Napoléon allait le conduire à sa chute. Celle-ci n'enlève rien à la grandeur de l'oeuvre intérieure. Avec ces réformes pérennes, Napoléon est encore un peu parmi nous. Au quotidien.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
475
Mois de publication :
avril-juin
Année de publication :
2008
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