1812, l’année de tous les défis

Auteur(s) : BRANDA Pierre
Partager
Le terrain économique n'était pas propice dans les premiers mois de 1812. La crise surtout agricole redoublait. Napoléon voulut à tout prix maintenir l'ordre, y compris en faisant donner la troupe. Il adopta aussi des mesures très dirigistes. L'heure n'était pas aux demi-mesures. Il lui fallait préparer l'immense campagne à venir. Le défi financier était gigantesque. Pour le relever, le système de finances napoléonien tourna à plein régime.

Des grandes finances pour une Grande Armée

En juin 1812, la Grande Armée n'a jamais mieux mérité son nom : 644 00 hommes étaient sous les armes et 1 393 canons furent acheminés sur les bords du Niémen. En Europe, jamais pareille armée n'avait été levée. Cette masse d'hommes considérable allait de pair avec une logistique exceptionnelle. Trois semaines de vivres par soldat avaient été prévues. Une multitude de voitures légères et de gros fourgons regroupés en bataillons et escadrons sillonnèrent les routes de l'Europe de l'Est (un seul bataillon de voitures légères comprenait 600 chariots pouvant porter 6 000 quintaux de farine). On estime à 160 000 le nombre de chevaux et de mulets prévus pour l'invasion. Quand on sait qu'un cheval se négociait plusieurs centaines de francs, ce seul budget représentait déjà plusieurs dizaines de millions de francs. L'Empereur n'avait pas oublié « les liquides » si importants pour le soldat. Fin 1811, il se préoccupa d' « un approvisionnement extraordinaire de 3 millions de bouteilles de vin et de 500 000 pintes d'eau de vie ». (1) Ajoutons que la guerre d'Espagne continuait et mobilisait aussi d'importants moyens.
Sa propre logistique n'était pas moins impressionnante. Si la troupe partait souvent avec des rations pour seulement quelques jours (généralement du riz et du pain), la Maison de l'Empereur, en revanche, commença la campagne avec des magasins bien remplis. En 1812, les fourgons impériaux contenaient au départ de Paris pas moins de 3 464 bouteilles de vins et liqueurs, 155 kilos de gruyère, neuf gros sacs de café, 230 litres de vinaigre, 36 kilos de chocolat, 227 kilos de gros lard ou encore 50 kilos de moutarde. Parmi les milliers de bouteilles de vins figuraient 422 bouteilles de Chambertin et 257 bouteilles d'eau de vie. Le reste du temps, Napoléon bivouaquait. Les fourgons de la Maison contenaient tout ce qu'il fallait pour meubler élégamment le logis impérial : tapis en moquette forte avec un dessin peaux de tigres, écritoires roulants, tables pliantes en chêne fabriquées par Jacob Desmalter, bidets en noyer estampillés Biennais, lits de camp en peau d'ours, paires de flambeaux à gros balustres et deux chaises percées en bois de noyer dont les sièges étaient garnis de maroquin rouge. Le tout devait meubler la série de quatre tentes fabriquées spécialement pour le grand quartier général de l'Empereur.
Cette démesure dans les moyens se retrouve-t-elle dans les budgets impériaux de cette année-là ? Les dépenses militaires furent prévues à hauteur de 722 millions de francs contre 506 millions trois ans plus tôt, année de la guerre avec l'Autriche : l'augmentation frisait les 45 %. Le budget total de l'Etat impérial doubla en dix ans passant de moins de 500 millions de francs à plus d'un milliard. Entre temps, l'Empire s'était agrandi. De nombreuses annexions (Italie et Hollande notamment) apportèrent des ressources nouvelles. Mais au final, leurs apports nets furent très limités. Les besoins militaires de la campagne de Russie furent en grande partie financés par les nouvelles taxes sur l'alcool, le tabac et le sel (les droits réunis) introduites à partir de 1806. Leur rendement ne cessa d'augmenter et ces nouveaux impôts rapportèrent plus de 200 millions de francs en 1812.
Mais c'était loin de suffire. On utilisa aussi les profits du blocus continental. Le blocus avait fait fondre à partir de 1806 les droits de douane. Napoléon décida alors de retrouver des ressources douanières en contournant son propre blocus. Il autorisa ainsi l'entrée de marchandises interdites moyennant d'importantes taxes (tarif de Trianon) ou l'attribution de licences d'importation et d'exportations payables en napoléon d'or. Ces mesures permirent donc à l'Etat de limiter les effets négatifs du système continental sur le montant des droits de douane. Il fit même mieux que cela : les recettes totales de la douane (ordinaires et extraordinaires) qui, sous le Consulat, avaient triplé, doublèrent encore sous l'Empire pour se fixer aux alentours des 100 millions de francs entre 1811 et 1813. Comme l'écrit si justement Odette Viennet : « Au moment où l'Empereur allait demander à la France un grand effort pour mater la Russie, il ne pouvait rester indifférent à cette source de revenus ». (2)
Malgré les nouvelles taxes, le compte n'y était pas. En réalité 722 millions (avec la marine) ne suffisaient pas pour payer plus d'un million de soldats et assurer leur logistique. Quelle fut la recette miracle de Napoléon ? Elle était toute simple : quand un soldat français se trouvait en dehors de l'Empire, il était pris en charge par le pays « hôte ». D'une manière ou d'une autre, Napoléon devait donc « exporter » ses soldats. Heureusement, pourrait-on dire, à partir de 1805, un nombre important d'hommes fut engagé sur des théâtres d'opérations extérieures. Napoléon affirma ainsi sans détours à l'ambassadeur russe, Kourakine, en 1811 : « Toutes les troupes dont l'entretien est trop pesant, il faut les envoyer sur le territoire ennemi ; c'est ainsi que j'en use et mes finances se trouvent bien ». En 1812, Napoléon pouvait compter sur de nombreux pays amis pour accueillir ses troupes. C'est ainsi que de nombreux régiments stationnèrent en Italie, en Westphalie, au Hanovre ou à Naples, pays administrés par des membres de la famille impériale (Murat, Eugène ou Jérôme). La « solidarité familiale » vint ainsi au secours des finances de l'Empire. Grâce à ses « exportations » de troupes, près de 300 000 soldats furent cantonnés hors de France. Avec cette méthode, la solde coûtait moins de 11 millions par mois.
Autre source d'économies pour les finances de l'Empereur : les contingents étrangers au sein de la Grande Armée. Au fur et à mesure de la montée en puissance de son influence en Europe, pratiquement tous les alliés de Napoléon (volontaires ou non) se devaient de fournir un contingent. Comme toutes ces unités militaires étaient entièrement à la charge de leur pays d'origine (solde, équipement, nourriture), cela représentait autant de dépenses en moins pour l'Etat impérial. Nous estimons qu'en 1812, les contingents étrangers permirent une économie de 60 millions de francs. Il y avait dans les rangs de la Grande Armée en juin 1812 près de 300 000 soldats.
Napoléon finança donc assez facilement sa nouvelle et immense mobilisation. Il mit fortement à contribution les pays alliés, disons plutôt les satellites de l'Empire français, tous ou presque dirigés par des « napoléonides ». Les exceptions qu'il créa dans son propre blocus continental furent aussi d'un précieux rapport. Quelques taxes utiles aux finances publiques, essentiellement alcool et tabac, complétèrent le tout. L'Empereur eut incontestablement les moyens de sa politique, à la veille d'envahir la Russie. Il y eut cependant un prix à payer, plus politique celui-là. Sa politique financière compliqua une situation économique déjà passablement dégradée.

D’une crise à l’autre

Au moment où Napoléon préparait son armée, l'Empire se remettait à peine d'une séquence de crises assez sévère. La première crise commença au cours du second semestre 1810. Elle fut avant tout de nature financière. La bulle spéculative qui avait dopé les prix des denrées coloniales venait d'éclater. Incités par la fermeture du marché européen aux produits anglais en raison du Blocus continental décrété par Napoléon en 1806, les négociants et industriels français sollicitèrent crédits sur crédits. On en profita pour spéculer et spéculer encore. Quand tout s'effondra, les banquiers parisiens perdirent dans l'affaire plus d'un million et demi de francs. Subitement les prix des denrées coloniales s'effondrèrent. Pour les négociants, les industriels et les banquiers, le coup était rude. Ce qui se vendait autrefois à prix d'or se dépréciait chaque jour. Effrayé par l'effondrement des cours, le secteur bancaire cessa de prêter au moment même où l'activité économique en avait le plus besoin pour faire face à la crise.
La crise commerciale et financière se mua en crise industrielle à la fin 1810. La plupart des industriels se retrouvèrent privés de secours bancaires, avec des ventes en chute libre et possédant des stocks de matières premières surévalués de 25 à 30 %. Les fonds propres et les apports de capitaux permirent de tenir quelques temps, au plus quelques semaines, mais tôt ou tard, il fallut se résoudre à diminuer les charges. Les ouvriers furent alors renvoyés par milliers : l'industrie mulhousienne perdit plus de 5 000 ouvriers, les manufactures de coton du Haut-Rhin près de 6 000, à Paris 1 400 entreprises textiles sur 1 700 cessèrent le travail et près de 40 % des ouvriers furent au chômage. La mendicité monta en flèche aussi en province où les filatures de coton, les entreprises de soieries ou encore les forges furent durement touchées. En janvier et février 1811, on compta 122 faillites rien que dans la capitale.
Malgré l'ampleur de la crise, la France impériale fut assez peu troublée. L'Empire était avant tout rural et les récoltes abondantes depuis une dizaine d'années. Cette « douceur impériale » n'allait pas durer bien longtemps. Une canicule étouffa l'Europe pendant l'été 1811. La faute au fameux anticyclone des Açores bien installé en Europe occidentale et centrale. Son effet sur les cultures fut dramatique. Un texte préfectoral en témoigne : « Un soleil de feu sécha sur pied les céréales : le grain, menu et rare, manquait même presque complètement dans certaines régions ». 76 départements français enregistrèrent des récoltes déficitaires. Au total, il manqua 10 millions d'hectolitres de grains (sur une consommation française annuelle de 93 millions). La crise s'amplifia dans les premières semaines de 1812.
Les prix connurent une envolée formidable. Le prix national du blé passa de 20 francs en 1810 à plus de 33 francs en 1812. Cette moyenne masquait des disparités régionales très importantes : on observa ainsi des hausses de 336 % en Seine-inférieure et de 196 % pour les Bouches-du-Rhône par exemple. Cette hyper-inflation toucha aussi d'autres produits de subsistance comme les légumes. Le froment, l'orge, le seigle et l'avoine connurent respectivement des hausses de 72 %, 115 %, 121 % et 41 % (3). 
Les prix du riz s'apprécièrent de 67 %. L'indice du sucre fit un bond à 407 (pour une base 100 en 1820), record absolu. En 1807, le même indice s'élevait à peine de 136,3, les prix avaient donc triplé. Ceux du café avaient presque doublé, même chose pour le coton. Quelques prix restèrent toutefois stables, notamment la viande ou les fourrages. Le vin fut par contre beaucoup moins cher, de l'ordre de 50 %. La raison en était simple : le grand soleil de l'été 1811 permit des vendanges exceptionnelles à la fois en quantité et en qualité. Ce vin appelé vin de la comète resta d'ailleurs dans toutes les mémoires. En revanche, l'alcool fut un peu plus onéreux, de l'ordre de 15 %.
Les salaires notamment des ouvriers ne suivirent pas ce mouvement de hausse, loin de là. Ils furent très peu ou pas augmentés du tout. Partant, beaucoup n'avaient plus les moyens de nourrir leurs familles. « La rareté et surtout l'excessive cherté des grains avaient forcé la plupart des ouvriers à cesser les travaux pour aller mendier » note un rapport administratif en Seine-inférieure. Les villes furent particulièrement touchées. Les dépôts dans les Monts-de-piété doublèrent partout en France : 59 187 articles furent déposés contre un montant de versements de 700 452 francs alors que deux ans plus tôt, on n'excédait pas 25 000 articles (4). Le gouvernement impérial fut obligé de réquisitionner des subsistances pour certaines grandes villes comme Paris, Hambourg ou Nantes ce qui empêcha les émeutes. Mais dans le reste du pays, la situation devint dramatique. Dans le bulletin de police du 13 mai 1812, on peut lire pour le département des Alpes-Maritimes : « La misère est presque générale. Dans quelques communes, plusieurs indigents sont morts de faim ; cette classe ne vit que d'herbes sauvages, de racines et craint encore qu'elles en manquent avant la récolte. Dans la ville de Nice, la classe un peu aisée a fait les plus grands efforts pour secourir les pauvres ; elle fait distribuer chaque jour 5 à 600 soupes » (5). A l'autre bout de la France, en Normandie, la situation n'était guère meilleure : « Dans l'arrondissement de Pont-l'Evêque, le peuple se nourrit de son, d'herbes trempées dans le lait et de sang de boeuf » note un commissaire spécial (6).
Dans les communes de Versailles, Rambouillet, Saint-Cloud et Saint-Germain, les maires recensèrent pas moins de 16 651 « bouches » à nourrir, enfants compris (7). La seule ville de Fontainebleau par exemple en comptait 1 940 alors que la population totale était de 7 421 personnes (almanach de 1812). A Versailles, on en comptait 4 819 sur 27 754 habitants. Environ un quart des sujets de l'Empereur résidant à proximité du Domaine de la couronne était donc des indigents. La sous-alimentation et des pénuries d'eau favorisèrent les épidémies, comme à la Rochelle. La mortalité fit partout un bond. Dans le département du Var, on compta 26 % de décès en plus entre 1810 et 1811. Au total, les douze mois de mauvaises récoltes firent de 60 à 70 000 morts, essentiellement à cause des épidémies liées à la misère. La crise agricole entraîna aussi une crise … conjugale. Les mariages baissèrent de 16 % entre 1810 et 1811 (une bru étant pour une famille une bouche à nourrir de plus …). L'illégitimité et prostitution occasionnelle furent au contraire en hausse. Et les hospices connurent aussi un véritable afflux d'enfants abandonnés. Même quand les besoins étaient satisfaits, des rumeurs de disette enflammaient les esprits. Il suffisait que des grains soient exportés ou réquisitonnés par l'armée pour que l'on craigne le manque.
L'esprit public se déteriorait. Dans les premiers mois de 1812, les remontées des bulletins de police étaient très inquiétants. On signalait partout des problèmes de subsistance mais aussi des ferments de rebellion, ce qui était encore plus grave pour le pouvoir impérial. Les placards ou les écrits jugés « séditieux » se multiplièrent. Dans les bulletins de police, les préfets remarquent de « légers mouvements » ou recensent quelques « perturbateurs ». L'épisode le plus marquant concerna la ville de Caen. Le 2 mars, une simple bousculade à la halle aux grains dégénéra en incident majeur. On jeta des pierres sur la Préfecture et un grand moulin fut pillé. L'affaire fut prise très au sérieux. A la veille de la campagne de Russie, il n'était pas question de laisser impuni le moindre débordement. Le ministre de la Police envoya sur place 4 000 hommes dont un détachement de gendarmes d'élite. Près de soixante personnes furent arrêtées et un procès public des coupables organisé. Napoléon voulait un exemple : « Ecrivez au général Durosnel qu'après la sentence de mort aura été prononcée et exécutée contre trois ou quatre moteurs de l'émeute, qu'une quarantaine d'autres seront exilés à 20 lieues de la ville sous la surveillance de la gendarmerie des communes où ils résideront ». (8) Ce fut une commission militaire qui jugea les émeutiers. Elle prononça huit peines de mort, neuf peines de prison et vingt-cinq mesures d'éloignement. Le décret du 10 avril 1812 créa ensuite trois cours spéciales dans les villes de Rouen, Douai et Amiens chargées de réprimer les pillages de grains et les enlèvements de denrées. Le pouvoir ne pouvait pas se contenter de réprimer. Napoléon décida d'agir contre cette crise en mobilisant les ressources de son administration. 

Un dirigisme inefficace

Pour répondre à la crise économique, l'Empereur décida la création d'un ministère des Manufactures et du Commerce par un décret du 22 juin 1811 qui fut doté d'un ministre le 16 janvier 1812. Une division spéciale de ce ministère était en charge des subsistances. Elle comprenait deux bureaux : l'un recensait les moyens et les besoins en subsistances, l'autre surveillait les exportations et importations des denrées. Le régime avait ainsi une vue d'ensemble sur les différents stocks du pays et pouvait décider de leur répartition. L'action du ministère était complété au niveau local par les préfets et les maires. Un Conseil des subsistances fut créé à Paris par les décrets des 15 et 28 août 1811. Il était composé du secrétaire d'État impérial Maret et de trois hommes ayant par ailleurs des fonctions de police : Pasquier, Dubois et Réal. Cette composition « policière » démontre que la question des subsistances était avant tout une affaire de maintien de l'ordre. A partir du 12 mai 1812, un chapitre spécial concernant les subsistances fut d'ailleurs ajouté dans les bulletins de police.
Dans les premiers mois de la crise frumentaire, le principe de libre circulation des grains fut maintenu. Le gouvernement se renseigna dans un premier temps sur l'importance des déficits et les stocks disponibles. En réalisant des achats (notamment dans la capitale) et en favorisant des exportations, il essaya de mieux faire correspondre l'offre et la demande pour éviter la pénurie. Napoléon demanda aussi aux préfets (décret du 24 mars 1812) d'offrir aux plus démunis des soupes « à la Rumford » faites de légumes, épaissie au pain et agrémentée d'un peu de beurre et de saindoux. Près de 20 % de la population dans certains endroits en bénéficia et 60 millions de portions furent distribuées. On estime qu'environ 1,2 à 1,3 million de personnes furent secourus. Napoléon mit lui-même la main à la poche en accordant dépensant sur ses propres fonds la somme de 307 000 francs. Cela permit de distribuer dans les communes voisines de ses palais plus de 115 tonnes de pains et plus de 218 000 litres de soupes pendant les mois de février à avril. Cette charité publique fut évidemment utile mais elle eut pour corollaire de décourager les iniatives privées. Les soupes « à la Rumford » et les efforts de l'administration étaient insuffisants pour endiguer la crise.
Napoléon décida alors de durcir sa politique et de revenir partiellement sur la libre circulation des grains. Devant l'ampleur de la crise, il céda à la tentation du dirigisme économique. Le temps pressait. Son départ pour la Russie approchait. Il n'était pas question de laisser son Empire dans un si triste état. Estimant que « les grains formaient une masse non seulement égale mais supérieure à tous les besoins », il ordonna par décret le 4 mai 1812 un recensement général de tous les stocks existants et l'obligation pour ceux qui les détenaient d'assurer l'approvisionnement des marchés locaux. Les boulangers pouvaient de manière prioritaire acheter une heure avant tout le monde. La vente de gré à gré fut interdite, toutes les transactions devant se faire dans un marché public. Pour décourager toute spéculation, un autre décret, celui du 5 mai, fixa un prix maximum de l'hectolitre de blé à 33 francs. Il concernait les départements de la région parisienne et tous les départements où la récolte suffisait aux besoins. Pour les départements déficitaires où il fallait importer des grains, un prix serait fixé par le préfet « en prenant en considération les prix du transport et les légitimes bénéfices du commerce ».
Les deux décrets furent très mal accueillis. Les recensements de grains se firent d'abord très mal. En Alsace, de gros villages opposèrent un « refus absolu » de se soumettre au décret du 4 mai (9). En Bretagne, les déclarations furent « rares, tardives et incomplètes » (10). Le préfet d'Ille et Vilaine constate que « la voie de la persuasion et de l'invitation est sans effet » (11). A Caen, malgré la répression, la situation reste compliquée : « Le préfet et les sous-préfets ont arrêté un recensement des grains de toute espèce serait fait le 13 de ce mois, on craint des déclarations inexactes car presque tous les maires sont des propriétaires et des cultivateurs. Le peuple tient des propos séditieux et émet des menaces, mais l'ordre n'est pas troublé » (12). Ce retour à un prix maximum rappellait les sombres jours de la Terreur même si on avait essayé de présever les formes. Le monde paysan avait trop en mémoire les mesures de la Convention qui avait déjà imposé un maximum, dix neuf ans plus tôt. Comment ne pas craindre ensuite une réquisition générale comme en 1793 ? De peur d'être spolié et d'être obligé de vendre à vil prix, les propriétaires minimisèrent leurs déclarations et pire encore, approvisionnèrent de moins en moins les marchés. « A peine le décret avait-il paru que chacun, comme à l'annonce d'une grande disette, ressera ses grains » écrit le préfet du Bas-Rhin (13).
Aussi, les décrets impériaux accentuèrent la pénurie. En l'absence de déclarations, les sous-préfets furent dans l'impossibilité de conduire sur les marchés les grains disponibles et les ventes spontanées diminuèrent. « Les marchés de l'arrondissement de Provins sont approvisionnés par les réquisitions du sous-préfet ; les cultivateurs n'y portent que peu de grains ; le 11 [mai] à Donnemarie, les quantités ont été insuffisantes pour tous les acheteurs, le peuple était mécontent ; le maire a appelé les gendarmes et la garde départementale, l'ordre n'a point été troublé » lit-on dans le bulletin de police du 16 mai (14). A Rennes, la situation n'était pas meilleure : « Embarras et inquiétudes, augmentation constante du prix des grains ; défense faite par le préfet de cuire du pain blanc, sauf pour les malades, mesure qui fait gagner ¼ dans la consommation ; propos dangereux et placards séditieux ; misère à son comble, beaucoup de riz apporté sur ordre du préfet de Nantes et Lyon par la Loire » (15).
En Alsace, toute l'administration du Selestat poussa un cri d'alarme : « jamais marché n'avait été aussi pauvre que celui du 2 juin, avec une exposition de 400 hectolitres contre au moins 1 000 dans les semaines précédentes » (16). Le maire de Dourdan écrit aussi le 12 mai : « Les mesures sur la taxe à 33 francs ont été publiées, les cultivateurs ne se pressent pas de s'y soumettre, la taxe a poussé les marchands à porter les grains dans les départements voisins où elle n'existe pas » (17). Plus inquiétant à Paris, le 23 juin, le préfet de police remarque que « 350 boulangers sans approvisionnement particuliers et ne cuisant que des farines de la réserve ont été obligés de diminuer le nombre de leurs fournées, la pénurie s'est faite sentir dans tous les quartiers ; le peuple s'est porté en foule chez tous les boulangers, surtout dans la journée du 23 et, si l'ordre n'a pas été décidément troublé, il y a eu de l'agitation en plusieurs points » (18).
Pourtant, la situation s'améliora progressivement. Les rapports concernant les subsistances notent au fil des semaines une embellie générale. L'explication était simple : la crise s'estompa devant une belle récolte. Les prix redescendirent généralement en dessous des 22 francs l'hectolitre. Cette reprise ne devait donc rien aux mesures gouvernementales. C'était même tout le contraire puisque la mesure du maximum avait retardé le retour à la normale.
La meilleure récolte de l'année 1812 se combina à une reprise économique générale. Le commerce extérieur français connut un mieux notable : les exportations augmentèrent ainsi sensiblement, passant de 328 millions de francs en 1811 à 418 millions. Dans le même temps, les importations restèrent stables aux alentours de 300 millions. L'excédent commercial français dépassa pour la première fois les 100 millions de francs et les carnets de commandes se remplirent. Les exportations sous licences autorisées par Napoléon en étaient la cause. L'Angleterre et les Etats-Unis achetèrent en effet pour plus de 100 millions de francs de marchandises françaises contre moins de 45 millions un an plus tôt. Il y eut donc du mieux malgré la cherté des denrées coloniales qui persistait. Malheureusement, l'Empereur n'en profita guère. D'autres difficultés plus sérieuses l'attendaient, sur le plan militaire cette fois…

Notes

(1) Lettre du 19 décembre 1811 à Barbier, Correspondance générale, n° 18348.
(2) Odette Viennet, Napoléon et l'industrie française. La crise de 1810-1811, Paris, Plon, 1947, p. 179.
(3) Sur une base 100 en 1820 considérée comme une année de référence. Voir A. Chabert, Essai sur les mouvements des prix et des revenus en France de 1789 à 1820, Paris, 1945, pp. 236-237.
(4) A. Chabert, Essai sur les mouvements de revenus et de l'activité économique en France, Paris, 1949, p. 292.
(5) Nicole Gotteri, La police secrète du Premier Empire – Bulletins quotidiens adressés par Savary à l'empereur de janvier à juin 1812, Paris, 2000, p. 342.
(6)  Ibid., p. 493.
(7) A.N. O2 213, folios 228 à 368.
(8) Lettre du 12 mars 1812 à Clarke, Léonce de Brotonne, Lettres inédites de Napoléon Ier, 1898, p. 400.
(9) Voir Fernand Lhuillier, Recherches sur l'Alsace napoléonienne, 1947, p. 498.
(10) Viard Paul, « Les subsistances en Ille-et-Vilaine sous le Consulat et le premier Empire (suite et fin) » in : Annales de Bretagne. Tome 33, numéro 1, 1918, p. 132.
(11) Ibid.
(12) Nicole Gotteri, La police secrète du Premier Empire – Bulletins quotidiens adressés par Savary à l'empereur de janvier à juin 1812, p. 337.
(13)  Fernand Lhuillier, Recherches sur l'Alsace napoléonienne, p. 500.
(14) Nicole Gotteri, La police secrète du Premier Empire – Bulletins quotidiens adressés par Savary à l'empereur de janvier à juin 1812, p. 337.
(15)  Ibid.
(16) Fernand Lhuillier, Recherches sur l'Alsace napoléonienne, p. 498.
(17) Nicole Gotteri, La police secrète du Premier Empire – Bulletins quotidiens adressés par Savary à l'empereur de janvier à juin 1812, p. 355.
(18) Ibid., p. 513.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
492
Numéro de page :
26-33
Mois de publication :
juillet-août-septembre
Année de publication :
2012
Partager