1855. La première Exposition internationale française

Auteur(s) : POISSON Georges
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Dès le Moyen Âge, les foires locales avaient donné l'occasion aux marchands et artisans français de vendre ou échanger leurs produits. C'est François de Neufchâteau, ministre de l'Intérieur, qui sous le Directoire eut l'idée de convier en septembre 1798 artistes et manufacturiers à un « spectacle d'un genre nouveau, une exposition publique des produits de l'industrie française, afin de porter le coup le plus funeste à l'industrie anglaise ». Des arcades élevées aux Champs-Élysées présentèrent – gratuitement – produits manufacturés et moyens de production, avec ce maître-mot : « Le premier caractère des mérites d'un ouvrage est l'invention, le premier titre à la reconnaissance publique est le degré d'utilité ».
Par dix fois, de 1801 à 1849, et quel que fût le régime, se produisit le même rassemblement, en progression constante : 110 exposants en 1798, 4 452 en 1849. Le principe était d'accepter tout ce qui était utile et ingénieux, vêtement sans couture ou machine à préserver les navires de naufrage : conception saint-simonienne qui célébrait les merveilles de l'industrie et les hommes qui les concevaient. Pour chaque manifestation, un bâtiment provisoire était édifié. Depuis plusieurs années, certains songeaient à ouvrir ces expositions aux participations étrangères, idée reprise par le gouvernement de la IIe République : l'Exposition de 1849 serait internationale. Mais l'idée fut combattue par les industriels français, opposés à la concurrence, et ce fut l'Angleterre qui la réalisa : la « Great exhibition of the works of industry of all nations » ouvrit à Londres en 1851 et, autre nouveauté, dans un bâtiment spécialement élevé et révolutionnaire, le Crystal Palace de Paxton, qui fera date dans l'histoire de l'architecture.

Une décision de Napoléon III

La manifestation londonienne eut un succès éclatant : un million de visiteurs et cinq millions de bénéfice. La France fut un des vainqueurs de la compétition. Ce triomphe et les Expositions qui suivirent à Dublin, New York, la Nouvelle Orléans, Munich, vinrent à bout des oppositions malthusiennes et Napoléon III, qui en l'occurrence est vraiment l'initiateur, décida l'organisation à Paris de la première Exposition internationale française, par plusieurs décisions. Une série de décrets, de 1852 à 1855, décida successivement la construction d'un Palais des Expositions, la transformation de l'exposition nationale de l'industrie française prévue pour 1854 en une Exposition universelle fixée au 1er mai 1855 et à laquelle toutes les nations seraient invitées, l'ouverture simultanée d'une exposition des Beaux-Arts, sous la présidence du prince Jérôme Napoléon, dont les idées avancées correspondaient en partie à celles de l'Empereur. La majorité des États européens, à l'exception de la Russie avec laquelle France et Angleterre étaient en guerre en Crimée, accepta l'invitation.
On avait du même coup, mettant fin au paradoxe qui avait consisté, sous Louis-Philippe, à bâtir tous les cinq ans un édifice provisoire, décidé la construction d'un bâtiment « pouvant servir aux cérémonies publiques… d'après le système du Palais de Crystal ». Son édification fut ordonnée par décret du 27 mars 1852, dès le lendemain de l'Exposition de Londres. Les Champs-Élysées furent désignés pour recevoir ce « Palais des Arts et de l'Industrie », liaison sémantique nouvelle, et l'on demanda des projets. Hector Horeau, qui a laissé le souvenir d'un architecte à la fois visionnaire et maudit, étudiait la question depuis longtemps, faisant appel à la construction métallique, mais il fut écarté une fois de plus.
Hittorff, architecte des Champs-Élysées et à qui la commande aurait donc dû revenir, présenta un projet d'architecture métallique affirmée, traduisant une composition en volumes et annonçant les futures Halles de Baltard, mais la commission le jugea trop petit (faut-il voir là l'intervention d'Haussmann, adversaire permanent d'Hittorff ?) et Napoléon III se prononça pour un plan d'Alexis Barrault, ingénieur lié au saint-simonisme, et la construction aux architectes Viel et Desjardin, qui édifièrent en 1853, au « carré Marigny », sur l'emplacement actuel des Grand et Petit Palais, parallèlement aux Champs-Élysées, un lourd bâtiment de 250 mètres de long (plus que la façade des Invalides) et 180 mètres de large, qui offrait intérieurement une nef centrale encadrée de deux autres nefs un peu moins hautes. Rien de tel n'avait jusqu'ici été créé en fer et verre, jamais une voûte n'avait couvert une aussi vaste enceinte. Du sol à la clé (trente-cinq mètres), rien n'arrêtait le regard. Les fermes de métal en plein cintre mesuraient vingt-quatre mètres de rayon.

Malheureusement, l'extérieur contrastait avec la beauté de l'intérieur, et l'on rencontre ici un sentiment qui prévaudra  longtemps : l'architecture métallique, propre à couvrir de grands espaces, était jugée indigne d'exposition aux regards et il  fallait, au moins à l'extérieur, la camoufler. La charpente de fer et de fonte fut donc emprisonnée, parti que l'on suivra longtemps, dans une enveloppe de maçonnerie, lourde malgré ses quatre cent huit fenêtres, et à laquelle on tenta en vain de donner un aspect monumental : entrée (face aux jardins de l'Élysée) en arc de triomphe, décoré de colonnes, bas-reliefs, marbres de couleur et surmonté d'un groupe sculpté d'Elias Robert, la France couronnant l'Art et l'Industrie, pavillons en saillie, décor de statues et médaillons. Le bâtiment était pratique et apportait des innovations (agrafes métalliques, verre enchâssé), mais laid : on ne le lui pardonna pas.
Comparé par Mirabeau à « un boeuf foulant un parterre de roses », le palais se révéla, dès l'origine, avec ses cinq hectares et demi d'espace intérieur, trop petit pour les 24 000 exposants annoncés, et il fallut pour l'Exposition lui adjoindre le long du quai une Galerie des Machines, la première du genre et, entre les deux édifices, utiliser la rotonde construite en 1839 par Hittorff pour le panorama de la bataille d'Eylau, attraction en vogue. Les trois édifices étaient reliés par des galeries et un second palais, avenue Montaigne, était affecté aux arts. En tout, l'Exposition occupait 99 000 mètres carrés au sol.
Jérôme Napoléon, « Plon-Plon », prit sa tâche à coeur : il présida la commission avec compétence et surveilla l'installation par de nombreuses visites, qui firent impression. « Il y a, écrivit le Moniteur, dans les visites incessantes et laborieuses de S.A.I., un enseignement : c'est le gouvernement se personnifiant dans la grande armée industrielle » : du despotisme éclairé.

L’apothéose du saint-simonisme

La manifestation était censée apparaître comme la consécration des quarante années de paix écoulées en Europe depuis Waterloo. Mais l'Empereur voulait aussi rendre aux armes de la France tout leur prestige et, lorsque s'ouvrit la manifestation, la guerre de Crimée battait son plein, sans résultats décisifs : les discours d'ouverture en gardèrent l'écho. Mener à bien, en pleine guerre européenne, une entreprise d'une telle envergure était un tour de force, et illustrait un paradoxe de première grandeur : le canon tonnait en mer Noire, tandis que des émeutes se succédaient à Saragosse et à Barcelone, mais on se battait, affirmaient les officiels, pour le droit, la justice, la civilisation : l'Exposition avait pour but de rapprocher hommes et peuples et l'Empereur n'hésita pas, lots de l'inauguration, « à convier avec bonheur les peuples de la terre à la concorde » : chauvinisme allié à un internationalisme candide.
 
L'Exposition de 1855 allait marquer l'apothéose du saint-simonisme. Les disciples de l'aristocratie socialiste et du Père Enfantin vont inspirer et souvent conduire l'illustration de certaines idées qui leur étaient chères : développer la production
et accroître la consommation, les mettre à la portée du plus grand nombre, multiplier les relations entre continent et peuples, « faire rouler, à travers les nations et les classes, l'intarissable flot du bien-être » (Raymond Isay), montrer les découvertes et prouesses techniques nouvelles, célébrer les merveilles de l'art et de l'industrie, mais aussi l'homme qui les conçut : utopies certes, mais aussi théories suivies de manifestations et qui auront leur résonance.
Nombre de dirigeants de la manifestation seront imprégnés de cette doctrine. Michel Chevalier, président de la classe d'Économie domestique, professait que les progrès de l'industrie, du commerce, des transports, entraîneraient un accroissement du bien-être général, « à condition que ces progrès correspondent à ceux de la moralité publique et de l'esprit religieux » : tendance d'inspiration chrétienne bien caractéristique et que l'on retrouve chez Augustin Cochin, qui apportera dans les jurys l'esprit du catholicisme social. Idées rejoignant celles de Napoléon III lui-même qui, durant l'exil, avait médité les questions sociales et pensé à « l'extinction du paupérisme », idéal toujours rêvé et toujours reculé. Aussi avait-il nommé commissaire général de l'Exposition un personnage pour lequel il manifestait une haute estime, l'économiste Frédéric Le Play, qui avait durant des années étudié le monde du travail dans tous les pays du globe et qui, cette même année 1855, publiait Les ouvriers européens, modèle de statistique sociale. On le qualifiait volontiers de fondateur de l'« école de la paix sociale ».
 Une idée générale, combien nouvelle : mettre le travail à l'honneur. Jusque-là, les expositions précédentes avaient couronné des fabricants, des patrons. Ici, on voulut honorer les créateurs de modèles, les dessinateurs, les artisans et ouvriers, et on demanda aux patrons de proposer pour des récompenses leurs meilleurs « coopérateurs », initiative qui eut d'ailleurs peu de succès, les patrons français ne se souciant pas de se voir enlever des ouvriers de choix par leurs concurrents.
Parallèlement était exaltée la mystique de l'Industrie, support d'une évolution économique qui allait s'accentuant. La France vivait jusque-là sous un régime, en quelque sorte napoléonien, d'étroite protection. Mais le second empereur avait gardé de son séjour en Angleterre intérêt pour le libre-échange. Esprit social, appuyé sur le suffrage universel, il voulait que l'Empire appotât aux classes populaires le bien-être et le bon marché, expression nouvelle fortement implantée dans les désirs. Le grand magasin portant ce nom datait de 1852 : c'était le maître-mot du régime. Il s'agissait de réaliser enfin les généreuses utopies, les rêveries économiques et sociales des hommes de 1830 et 1848. Sur le plan de la construction et du commerce, l'Exposition provoqua un coup de feu. À l'approche de l'ouverture, le travail s'accrut, les chantiers se multiplièrent. « Les locations des boutiques des quartiers élégants atteignirent des prix insensés. Les Parisiens se plaignaient d'être encombrés par les provinciaux et les étrangers qui faisaient tout augmenter » (Louis Girard).
Le montage de l'Exposition prit du retard, début d'une tradition : l'ouverture dut être reculée au 15 mai, et coïncida ainsi fâcheusement avec l'exécution capitale de Pianori, qui avait tenté d'assassiner l'Empereur. D'autres sections furent inaugurées plus tard. Du coup, la clôture fut repoussée au 15 novembre.

Le Palais de l’Industrie

Le Palais de l'Industrie, gigantesque catalogue, présentait au coude-à-coude les réalisations manufacturées de tous les pays participant, l'Angleterre tenant la seconde place en importance, comme la France à Londres en 1851 : compétition pacifique parallèle à leur collaboration militaire en Crimée.
À côté de grandes réalisations spectaculaires comme le pendule de Foucault, c'était le royaume du petit inventeur, offrant des innovations d'avenir, même si elles ne furent pas toujours comprises sur le moment. C'est là que l'ingénieur Vicat exposa ses chaux hydrauliques marquant un progrès décisif dans l'industrie du ciment, là que Lambot présenta un bateau en ciment armé, capable de flotter : peu de visiteurs comprirent l'intérêt de l'invention, aucun ne soupçonna son avenir. Mais le public fut plus sensible au percolateur hydrostatique de M. Loysel, capable de produire quotidiennement cinquante mille tasses de café, aux chapeaux en fil d'aloès de Mme Plé-Marin, au procédé de développement photographique au collodion humide permettant de multiplier les photos-portraits ou encore à un nouveau modèle de biberon, soutenu par le Guide Wiesner, expert en publi¬cité relationnelle :
« Quelle mère attentive n'a pas tremblé devant le plus léger malaise de la nourrice de son enfant adoré : la nourrice est-elle bonne ? A-t-elle du lait ? Est-il bon ?
– Ah, chère madame, ne vous mettez pas en peine, il y a un moyen d'avoir une bonne nourrice, pas chère, peu exigeante, d'un caractère toujours égal, toujours poli, toujours doux, d'un tempérament toujours commode et surtout facile à nourrir, une nourrice qu'on peut porter sur soi et qui ne prend pas de place…, une nourrice modèle, idéale, et pourtant réelle ; allez madame, séchez vos beaux yeux, riez à votre enfant qui crie, et envoyez chez M. Darbo, il vous donnera un biberon avec ou sans tétine, biberon illustré, biberon chamarré, voire biberon à musique si vous voulez » (cité par Pascal Ory). 
Gastronomie également : c'est à l'Exposition que furent officiellement classés les soixante-deux crus du Bordelais.

Arts décoratifs et machines

Dans le Palais de l'Industrie figuraient aussi les arts décoratifs, séparés des arts majeurs exposés ailleurs, ce qui est caractéristique. Ils témoignaient d'une technique impeccable et souvent virtuose, mise au service d'un décor surchargé, redondant, foncièrement éclectique, puisant son inspiration dans le pseudo-gothique, la Renaissance italienne, l'« historicisme », utilisés dans l'amour de l'ornement et de la surcharge, avec une prégnante horreur du vide.
Art décoratif s'exprimant aussi par des procédés s'apparentant au faux : à l'ébène authentique se substitue le poirier noirci, le bronze de fonte est remplacé par le « bronze d'art » issu, grâce à Barbedienne, de la galvanoplastie. « Les éventaires surchargés de “superbes objets d'art” de l'Exposition ne sont dès lors que la version kaleidoscopique d'un intérieur cossu de l'époque » (Pascal Ory). Et l'on fit un triomphe au procédé de Ruolz, exploité par la maison Christofle : l'Empereur lui commanda, pour huit cent mille francs, un service de cent couverts.
Ainsi, les pays participants exposaient-ils leurs productions côte à côte, et sous le même toit, source de comparaisons, mais sans mise en valeur, ce qui entraînera à partir de 1867 la création de pavillons nationaux séparés disséminés sur toute la surface de l'Exposition : 1937 verra l'apogée de cette formule.
La rotonde avait été construite, à l'époque, par Hittorff sur des principes novateurs : diamètre de quarante mètres, charpente à structure suspendue. Elle fut modifiée pour l'Exposition et on y présenta les créations destinées à l'Empereur et l'Impératrice. Tout ce qui touchait à leur « Maison », à l'art décoratif officiel, tapisseries, porcelaine, était groupé autour des diamants de la Couronne. La rotonde apparaissait comme le résumé, la « tribune » de l'exposition, mais on y trouvait aussi le revolver du colonel Colt, les pianos Erard et Pleyel et un nouvel instrument de musique inventé par le Belge Sax, le saxophone.
Le long de la Seine s'élevait la Galerie des Machines, longue d'un kilomètre deux cents sur seulement vingt-huit mètres de large, aux entrées d'extrémités de style résolument classique, ouvrant sur une nef à fermes métalliques endemi-cercle. Elle abritait une section purement technique, temple de l'Industrie où la France affichait sa compétition avec l'Angleterre. D'innombrables machines y fonctionnaient toute la journée, alimentées par la vapeur, dans un bruit assourdissant. On y voyait la locomotive à vapeur Cockerill, apte à tirer des convois de quatre cent cinquante tonnes de houille, ou la Crampton, des usines Cail, qui pouvait atteindre cent kilomètres/heure de moyenne, la rotative de Marinoni, grâce à laquelle la Presse va se développer et se diversifier, les machines à coudre de Grover et Baker ou de Singer, début d'une étonnante saga industrielle.

Un super-Salon de l’Art

La partie artistique affichait sa nouveauté. Dans toutes les Expositions organisées depuis 1798, l'art avait été ignoré ou négligé. À celle de Londres de 1851, il n'avait tenu qu'une place réduite. À Paris, on lui avait fait large part, en proportion de l'importance qu'on reconnaissait en Europe à l'art français.
Pour servir cette innovation, on avait demandé à l'architecte Lefuel, qui avait succédé à Visconti à la tête des travaux du Louvre, de bâtir en bordure de l'avenue Montaigne, hier encore champêtre et souvent mal fréquentée, un palais néo-Renaissance à grand porche d'entrée concave. À cette exposition universelle de l'art, peintres et sculpteurs de toutes nations avaient été conviés, invités à présenter à un jury de soixante membres des oeuvres appartenant à toutes les époques de leur carrière : c'était un super-Salon, sans limites historiques ou géographiques, présentant pour la France une vue générale de tout le grand art de l'époque. 
 
En peinture, les deux triomphateurs étaient Ingres et Delacroix, traités presque à égalité et disposant chacun d'une salle entière. Monsieur Ingres s'y affirmait comme l'héritier des grands siècles, avec une rétrospective de cinquante ans de peinture : Œdipe, Le voeu de Louis XIII, Odalisque, Saint Symphorien. Il fut unanimement loué, même de Théophile Gautier, l'ancien Romantique de la bataille d'Hernani, qui le représenta comme une sorte de Zeus, « assis au sommet de l'Art sur ce trône d'or à marchepied d'ivoire où siègent les gloires accomplies ». Comme son Homère, aussi présent, Ingres apparaissait déifié. Il fut promu grand-officier de la Légion d'honneur, grade jamais atteint par aucun artiste. Delacroix présentait une éblouissante série de toiles déjà célèbres : la Barque de Dante, Les femmes d'Alger, ou cette irruption dramatique de l'Occident guerrier que sont Les croisés à Constantinople. Auxquelles se joignaient d'autres superbes peintures récentes : La chasse aux lions, Les deux Foscari. Il se vit conférer la cravate de commandeur de la Légion d'honneur, mais devra attendre deux ans encore pour voir s'ouvrir les portes de l'Institut. Par-delà la rivalité des deux grands peintres, le régime consacrait leur gloire.
Avoir placé les deux artistes côte à côte n'avait pas apaisé leur hostilité mutuelle, traduite par Ingres en agressivité, par Delacroix en mépris. Maxime du Camp raconte qu'un banquier peu au courant de ce conflit réussit au cours de l'Exposition à inviter les deux peintres à dîner. Découvrant un peu tard l'insulte qu'on lui faisait, Ingres, après le repas, une tasse de café à la main, s'avança vers Delacroix, debout près de la cheminée, et lui lança :
– Monsieur! le dessin, c'est la probité, monsieur, c'est l'honneur !
« En parlant, il s'agitait. Il s'agita si bien qu'il renversa la tasse de café sur sa chemise et son gilet. Il s'écria : « C'est trop fort ! ». Puis, saisissant son chapeau, il dit :
– Je m'en vais; je ne me laisserai pas insulter un instant de plus !
« On l'entoura, on voulut le calmer, le retenir : ce fut en vain. Arrivé près de la porte, il se retourna :
– Oui, monsieur, c'est l'honneur ! Oui, monsieur, c'est la probité ! 
 
À côté de ces deux phrases, des artistes que nous jugeons aujourd'hui mineurs, mais qui bénéficiaient davantage de la faveur du public : Decamps, qui avait reçu lui aussi une salle entière, Meissonier, Horace Vernet, tenants d'une peinture plus académique, plus anecdotique et plus directement compréhensible. Sommet de cet art de Salon : L'impératrice Eugénie et ses dames d'honneur de Winterhalter, présenté pour la première fois et qui donnait une image éclatante du règne. En tout, plus de cinq mille toiles, présentées selon un rythme que nous avons du mal à imaginer : à touche-touche, au coude-à-coude, évoquant sur les cimaises un gigantesque puzzle.
 
Mais Gustave Courbet, qui depuis plusieurs années proposait une autre vision du monde, plus réaliste et plus plébienne ? Son oeuvre semblait incarner le leitmotiv de l'Exposition, rattacher hommes et choses à leur temps et leur milieu, illustrer les tendances sociales du règne. Il envoya à l'Exposition treize toiles, dont onze furent acceptées, aujourd'hui célèbres : Les casseurs de pierres, La rencontre, Les cribleuses de blé. Mais le jury écarta les deux peintures auxquelles l'artiste tenait le plus, celles qui font aujourd'hui sa gloire, L'Enterrement à Ornans (pourtant admis au Salon deux ans plus tôt) et L'Atelier. Le peintre fut ulcéré et mijota sa vengeance. Avenue Montaigne, en face du palais des Beaux-Arts, il fit monter une baraque indépendante où il présenta quarante tableaux, dont les deux réprouvés. L'entrée était à un franc et les visiteurs ne s'y bousculèrent pas, si l'on en croit Delacroix, venu du bâtiment officiel, et bon juge : « J'y reste seul près d'une heure et je découvre un chef-d'oeuvre dans son tableau refusé (l'Atelier) ; je ne pouvais m'arracher de cette vue. On a refusé là un des ouvrages les plus singuliers de ce temps ». 
 
Côté sculpteurs, la vedette était le grand Rude, dont la statue du maréchal Ney avait été érigée carrefour de l'Observatoire deux ans plus tôt. Le public admira la variété et la force de son oeuvre, avec le Jeune pêcheur, le Mercure, un Buste de femme. Mais l'Exposition lui fut fatale : les fatigues qu'il s'imposa comme membre du jury l'emportèrent la veille de la distribution des récompenses. Un seul sculpteur du temps était digne de figurer à ses côtés, Barye. Mais il se contenta de n'envoyer qu'un Jaguar dévorant un lièvre, pour prendre dans le Palais de l'Industrie une place de « fabricant de bronze d'art », activité qui lui apportait de la célébrité et beaucoup d'argent. Et d'autres praticiens honorables : Etex, qui comme Rude avait décoré l'Arc de Triomphe, Dumont, l'auteur du Génie de la Bastille, Duret, dont le Chateaubriand assis se trouve aujourd'hui à la Vallée aux Loups (par le soin de l'auteur de ces
lignes).
 
Cette première Exposition universelle française, qui rassembla vingt-quatre mille exposants, dont douze mille étrangers, n'attira que cinq millions de visiteurs, pour la première fois payants, et comptabilisés par une invention d'avenir, le tourniquet : 0,20 F le dimanche, jour des « classes laborieuses », 3 F le vendredi, jour chic et 1 F les autres jours. Mais le gouvernement impérial, toujours tourné vers le social, avait fait distribuer dix mille entrées gratuites aux ouvriers. On organisa des visites ouvrières, des trains ouvriers.

D’illustres visiteurs

Et l'on accueillit des visiteurs illustres. Un des premiers fut Abd el-Kader, libéré par Louis-Napoléon en 1852, et qui se montra enthousiaste. « Ce lieu, s'écria-t-il devant le médiocre bâtiment de Viel, est le palais de l'intelligence, animé par le souffle de Dieu ! ».
Il fut suivi par le jeune roi du Portugal, dix-huit ans, allure d'étudiant, puis par la reine Victoria, à Paris du 18 au 26 août. Aucun souverain anglais n'était venu dans la capitale depuis la Guerre de Cent ans. Après la visite de l'Exposition, l'Empereur et la souveraine gagnèrent l'Élysée. Tandis que Napoléon III promenait dans le parc le prince de Galles, futur Edouard VII, âgé de treize ans, en lui racontant des histoires qui le faisaient rire « très fort », la souveraine, dans le salon de l'Hémicycle, reçut le corps diplomatique, vêtue d'une robe blanche à volants et tenant en main un imposant cabas de satin blanc brodé d'une silhouette de caniche en or : cette reine avait l'air d'une petite bourgeoise. Au gala de l'Opéra, l'orchestre joua le God save the Queen.
Napoléon III emmena aussi Victoria et son époux visiter les ruines du château de Louis-Philippe à Neuilly, curieuse idée, et s'incliner, aux Invalides, à la lueur des torches, devant le cercueil de Napoléon non encore placé dans son monumental tombeau. La reine séduisit le public parisien par sa simplicité et sa bonne grâce, et l'Empereur offrit à son époux La Rixe de Meissonier, acheté vingt-cinq mille francs dans la section des Beaux-arts.
 
En revanche, se manifestèrent des détracteurs. Renan s'affligea de ce que l'Europe se fut « déplacée pour voir des marchandises », qu'aux fêtes religieuses du Moyen Âge « aient succédé des comices industriels », et Baudelaire forgea un verbe à succès, américaniser.
 
L'Exposition était un spectacle, où la musique jouait aussi sa partie. Jacques Offenbach, jusque-là chef d'orchestre de la Comédie française, loua, à l'emplacement de l'actuel Théâtre Marigny, une baraque de foire, la salle du Château d'eau, réputée pour ses fantasmagories et ses expériences de « physique amusante », et y monta des concerts qui bénéficiaient du flot des visiteurs du Palais de l'Industrie : ce furent les Bouffes d'été.
Mais elle était aussi un moteur, dans le domaine financier en particulier. La spéculation, l'agiotage atteignaient des proportions nouvelles et l'année 1855, marquée par deux emprunts d'État, se révéla particulièrement active. Une aristocratie de l'argent, avec les Rothschild et les Pereire, se constituait, autour de laquelle tourbillonnait la danse de la galanterie : Le Demi-monde de Dumas fils fut créé cette même année.
Influence également sur la transformation de Paris, où 1855 vit la fusion des lignes d'omnibus. Dans l'axe de l'avenue Bosquet fut lancé un nouveau pont, auquel on donna le nom devenu célèbre de l'Alma : il nous en reste le zouave de Diebolt. En vue d'accueillir les visiteurs fut construit, aux frais des frères Pereire, par Alfred Armant, Rohault de Fleury et Hittorff l'Hôtel du Louvre, premier hôtel parisien pourvu d'un ascenseur : c'est aujourd'hui le Louvre des antiquaires. Et la manifestation se termina en apothéose : en Crimée, la prise de Malakoff, la chute de Sébastopol annonçaient la victoire militaire se doublant, sur les bords de la Seine, d'un triomphe pacifique. Dans son rapport, Jérôme Napoléon qualifia l'Exposition de « créatrice de liens sérieux pour amener l'Europe à ne faire qu'une seule grande famille » : voeu pieux…
 
C'est donc dans une atmosphère glorieuse que se déroula la distribution des récompenses. Dans le palais de l'Industrie, débarrassé des objets exposés et tendu de tapisseries, Berlioz fit jouer par mille musiciens et choristes son Te Deum et sa Cantate impériale. Puis Napoléon III, sur une tribune encadrée d'aigles, distribua 11 033 diplômes savamment hiérarchisés.
 
La recette de l'Exposition ne montait qu'à 3 300 000 francs, pour 11 500 000 francs de dépenses, mais, fait capital pour l'évolution du bâtiment, on faisait connaître les nouveaux produits métalliques et les premiers essais de ciment armé : idée saint-simonienne encore que de donner comme but à l'Exposition de montrer les découvertes techniques nouvelles. Les bâtiments construits pour la circonstance eurent des sorts divers : le palais des Beaux-arts de Lefuel, la galerie des Machines et la rotonde furent rapidement démolis, cette dernière en 1856 (Les diverses rotondes à panorama de Paris ont été souvent confondues. C'est pour remplacer celle d'Hittorff que fut élevée non loin de là, à l'angle de l'avenue d'Antin, une nouvelle rotonde, oeuvre de Davioud qui, après avoir été Palais de glace, abrite aujourd'hui le Théâtre du Rond-Point. Celle construite en 1881 par Charles Garnier est devenue le Théâtre Marigny.). Quant à l'énorme Palais des arts et de l'industrie, il fut à nouveau utilisé pour les Expositions de 1878 et de 1889, mais démoli en vue de celle de 1900, pour être remplacé par les Grand et Petit Palais. Les sculptures d'Elias Robert, Diebolt et Desboeufs qui le couronnaient furent remontées dans le parc de Saint-Cloud, où peu de promeneurs connaissent leur origine. Autre vestige moins connu : l'horloge monumentale du Palais de l'Industrie fut réinstallée du Grand Palais, d'où elle a été démontée en 2001 en vue de la restauration de l'édifice. On parle de la restaurer et de la remettre en place.

Curieuse manifestation, qui annonçait la considérable réussite économique et industrielle du Second Empire et, en même temps, présentait à quelques mètres l'une de l'autre deux peintures antinomiques, L'impératrice Eugénie et ses dames d'honneur et l'Atelier. Certains visiteurs surent-ils apprécier leur différence, et en tirer leçon ?


Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
457
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2005
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