Depuis plusieurs années, quelques dossiers brûlants gâtaient les relations entre l’empereur et le pape. Le principal concernait les « articles organiques du Concordat », dispositions ajoutées au texte signé en 1801 plaçant l’Église de France sous tutelle du gouvernement. Lors de son long voyage en France, à l’occasion du Sacre, Pie VII avait espéré renégocier ces articles : après plusieurs mois de séjour, il était rentré bredouille à Rome.
Escarmouches entre Rome et Paris
Il n’y avait pas qu’en France que le différend entre Rome et Paris prenait de l’ampleur. En Italie aussi, le torchon brûlait. Le Saint-Siège fut outré par la publication de deux décrets signés à Milan, les 8 et 22 juin 1805. Ils réorganisaient l’Église du royaume d’Italie, réduisant le nombre des paroisses, limitant les effectifs des ordres religieux, supprimant des couvents en transférant leurs biens au Trésor. Dans le même temps, Napoléon annonça que le code civil français (avec notamment le divorce et la primauté du mariage civil sur le mariage religieux) entrerait en vigueur en Italie, le 1er janvier 1806. L’annonce de ces mesures prises sans concertation fit l’effet d’une bombe au sein de la Curie. Cette fois, les limites de ce que l’Église et son chef pouvaient concéder avaient été atteintes. Faute de troupes, le Souverain Pontife utilisa pour la première fois une arme qui allait beaucoup (et efficacement) lui servir : il n’accorda pas l’investiture canonique à quatre évêques nommés dans le royaume d’Italie.
Quelques mois plus tard, en octobre 1805, se retirant du royaume de Naples, le général Gouvion Saint-Cyr fit occuper le port d’Ancône, sur la face adriatique des territoires pontificaux. La raison officielle en était une menace de débarquement anglo-russe. Le pape ne s’en contenta pas et le fit fermement dire par le secrétaire d’État Consalvi au cardinal Fesch, ambassadeur de France à Rome, l’informant au passage que les fonctionnaires pontificaux ne se mettraient pas au service de l’occupant français. Un échange de lettres aigres entre Napoléon et Pie VII s’ensuivit, l’empereur finissant par écrire : « Votre Sainteté est souveraine à Rome, mais j’en suis l’Empereur ». Le 21 mars 1806, une nouvelle missive du pape fit audacieusement remarquer à Napoléon que « la possession pacifique de mille ans est le titre le plus lumineux qui puisse exister entre souverains ». La petite guerre se poursuivit avec les décrets organisant le système continental (qui rappelaient que l’empereur et roi entendait disposer de l’Italie comme il l’entendait, Légations comprises) et les décisions françaises d’appliquer le concordat italien en Vénétie, de fixer officiellement la Saint Napoléon au 15 août et l’invention d’un “catéchisme impérial” obligeant prêtres et fidèles à faire montre « d’amour, respect, obéissance et fidélité à Napoléon 1er ».
Au jeu des arguties, du temps perdu et des discussions canoniquement charpentées, la patience de Napoléon était soumise à rude épreuve. Il multiplia donc les coups de force : avènement de Joseph à Naples (en principe, le Saint-Siège devait reconnaître le roi le premier, ce dont on ne tint aucun compte), entrée en vigueur du Concordat italien à Lucques (avril 1806). Lorsque Rome protesta, la réponse française fut de placer des troupes sur plusieurs points des côtes méditerranéennes et adriatiques. En juin, le port “romain” de Civita-Vecchia fut même occupé. Peu de temps après, Talleyrand et Bernadotte furent faits princes de Bénévent et de Ponte-Corvo, deux villes appartenant aux États du pape qu’on allait occuper à titre de « mesure de police ».
L’escarmouche suivante pourrait paraître bénigne, s’il ne s’était agi, pour la France, d’une question dynastique importante et, pour Rome, de la question centrale du divorce. L’empereur réclamait en effet l’annulation du mariage de Jérôme Bonaparte et de son épouse américaine, Mme Bonaparte-Patterson, par Rome. L’affaire fut traitée avec le plus grand sérieux par le pape qui disposait en l’espèce d’une bonne occasion de montrer qu’il ne badinait pas avec le spirituel, domaine dans lequel on ne pouvait le contraindre par la force ou la menace. Une enquête fut diligentée : les Patterson furent écoutés, les archives pontificales interrogées, les mémoires envoyés par l’empereur des Français décortiqués. Pie VII conclut que le mariage ne pouvait être canoniquement dissout : même s’il n’était pas catholique, le pasteur protestant qui avait officié aux États-Unis avait recueilli les consentements devant Dieu. A Paris, Napoléon accueillit fort mal la mauvaise manière, mais, sur les conseils de Fesch, s’en tira en demandant à l’officialité diocésaine de Paris de suppléer le Saint-Siège. Le mariage de Jérôme fut finalement annulé, le 6 octobre 1806.
Vers l’épreuve de force
Les campagnes de Prusse et de Pologne ne furent qu’un répit. La colère impériale se déchaîna après Tilsit. Napoléon exigea que le Saint-Siège cède sur tous les points en litige, notamment la lenteur ou la « grève » des investitures d’évêques. Il écrivit à Eugène, vice-roi d’Italie, que si le pape « faisait quelque imprudence, ce serait une belle occasion de lui ôter les États de Rome ». De son côté, Pie VII, qui répétait que « l’Église, pour reprendre une nouvelle force, avait besoin d’une persécution », refusait tout accommodement. Dans l’ambiance du temps, on s’attendait à brève échéance à une intervention militaire française. L’été 1807 fut une sorte de veillée d’armes. Pour éviter cette extrémité, Pie VII proposa que le cardinal français, membre de la Curie, Lattier de Bayane se rende à Paris pour discuter. Il arriva à Fontainebleau le 31 octobre. Napoléon l’attendait, même si les dés étaient pratiquement jetés, tant le différend avec Rome paraissait irréductible. Le but de l’empereur s’étalait au grand jour : c’est toute la Péninsule qui devait passer sous son contrôle, après le royaume d’Italie, les départements annexés à la France et Naples. Le resserrement du dispositif impérial se poursuivait sur un rythme soutenu. Désormais solidement arrimés à l’Empire, les territoires confiés aux Bonaparte devaient se conformer aux principes d’organisation « à la française ». Le gallicanisme y était la règle ecclésiastique. Dès lors, les négociations échouèrent.
Le ministre des Relations extérieures Champagny présenta en effet un projet de traité en treize articles par lequel Rome renonçait à toutes ses demandes et se pliait aux exigences impériales. La lecture du projet plongea la Curie dans l’inquiétude : on ne pouvait pas menacer plus directement l’autorité de l’Église qu’en voulant la forcer à abandonner ses missions spirituelles. Les deux schéma de pensée qui s’affrontaient n’appartenaient pas à la même dimension politique et temporelle : d’un côté, la construction du « système européen » était au coeur du projet français, de l’autre, la certitude d’un bon droit hérité de traditions ou de faits millénaires soutenaient la résistance romaine.
Pie VII data sa réponse du 2 décembre 1807, jour qui n’avait sans doute pas été choisi par hasard : il retirait ses pouvoirs à Bayane, demandait à son légat Caprara de se préparer à quitter Paris et rompait la négociation. « Dieu et le monde nous feront justice contre les procédés de l’Empereur, quels qu’ils puissent être », concluait le Saint-Père.
Napoléon tenait un prétexte pour aller plus loin : le départ du négociateur romain était une rupture des relations diplomatiques qui entraînait une sorte de déclaration de guerre. Le 10 janvier 1808, un courrier apporta à Eugène l’ordre de se préparer à marcher sur les États pontificaux, Miollis sur Pérouse et Rome, Lemarrois sur Foligno, 3 000 Napolitains de Joseph sur Terracine. L’ambassadeur français Alquier ne fut prévenu que trois semaines plus tard afin de préserver l’effet de surprise. Les discussions de la dernière chance qu’il tenta étaient sans objet. Le 2 février 1808, l’armée française pénétra dans la Ville Éternelle.
L’occupation de Rome
Les soldats pontificaux rendirent les armes sans résistance, pendant que le pape et les cardinaux priaient dans une chapelle de leur palais (le 2 février était le jour de la fête de la Présentation au Temple). Le seul incident à déplorer fut la mise en batterie de huit pièces d’artillerie françaises en face du Quirinal. Elles furent rapidement retirées à la demande du cardinal Casoni, secrétaire d’État : les Français croyaient que Pie VII logeait au Vatican et avaient voulu empêcher toute résistance en ville. En quelques heures, les hommes de Miollis prirent le contrôle des points stratégiques et neutralisèrent les troupes pontificales. Seul l’affichage de proclamations signées par le pape ou son secrétaire d’État perturbèrent un moment les opérations. Pour le reste, l’occupation s’effectua « sans la plus légère difficulté », selon le rapport d’Alquier à Champagny. Malgré les protestations des ambassadeurs étrangers, la gestion de la poste aux lettres et la police furent transférées à des fonctionnaires et soldats français. Les ressortissants anglais et les Napolitains fidèles à Ferdinand IV furent arrêtés. Les prélats furent placés sous surveillance.
Le 3 février, Miollis fut reçu en audience par Pie VII qui déclara se considérer comme prisonnier. Le 14, une grande parade des 6 000 soldats impériaux présents dans Rome fut organisée sur la place Saint-Pierre, mais on ne pénétra pas dans la basilique ou le Vatican. Dans les jours qui suivirent, on annonça l’incorporation des troupes pontificales dans la Grande Armée. Dans une inélégante proclamation, Miollis déclara que ces soldats ne recevraient plus d’ordres à l’avenir « de prêtres ou de femmes » : « Des soldats doivent être commandés par des soldats ».
Le pape prisonnier, la Ville Éternelle occupée, Napoléon avait brûlé ses cartouches. Il était persuadé que « l’agneau » ne se transformerait pas en « lion » et qu’on parviendrait à un accord, après le coup de semonce du 2 février. A Paris, Bayane fut remis en jeu : on lui proposa que le Saint-Père annonce son adhésion à une “confédération” italienne regroupant l’Italie, Naples et les États pontificaux; on renonça à une ancienne revendication sur le nombre des cardinaux français du Sacré-Collège; on resta ferme en revanche sur la reconnaissance des souverains placés sur les trônes par la France. Tout indiquait que Napoléon ne savait que faire de sa facile victoire militaire. A Rome, Alquier revint lui aussi à la charge sur le fond des dossiers, avec trop de douceur aux yeux de l’empereur qui allait prononcer son rappel seulement deux jours après les ouvertures faites à Bayane.
La Ville éternelle sous contrôle français
Une fois encore, par impatience ou par désir de faire plier son adversaire sans la moindre concession, Napoléon optait pour la force et adressait à Pie VII un nouvel ultimatum. Comme les précédents, celui-ci fut rejeté. Miollis, nommé général commandant les troupes dans les États de Rome, conduisit sa part de l’intimidation d’une Curie désorganisée : Casoni, malade -et qui mourut quelques semaines plus tard-, avait été remplacé par un pro-secrétaire d’État, le cardinal Doria-Pamphili. Les membres du Sacré-Collège n’avaient qu’une résistance passive à opposer aux soldats. Même cette arme leur fut retirée. Le 28 février 1808, les six cardinaux napolitains convaincus d’avoir poursuivi une correspondance avec la reine Marie-Caroline, reçurent l’ordre de se rendre à Naples sous vingt-quatre heures. Deux jours plus tard, un courrier quitta Paris : Miollis devait s’emparer de tout le « gouvernement temporel » à Rome. Avant que cette lettre lui parvienne, le général expulsa quatorze cardinaux italiens (dont le pauvre Casoni), leur enjoignant de rejoindre leurs diocèses. Doria-Pamphili leur manda de ne pas s’y rendre de leur plein gré et de ne céder qu’à la force; il alerta -sans succès- les ministres étrangers. A Paris, Caprara protesta à son tour et en vain. Napoléon estima que, puisqu’il avait demandé ses passeports, le légat ne l’était plus. Il ordonna la fermeture de ses bureaux et donna trois jours à ses employés pour quitter la France. Dans le même temps, un décret impérial secret était préparé, prononçant, d’une part, l’annexion par le royaume d’Italie des provinces pontificales d’Urbin, Ancône, Macerata et Camerino et, d’autre part, que le code Napoléon y serait dorénavant applicable. Une dernière chance de traiter serait donnée aux Romains avant de rendre ce décret applicable et de tirer les conséquences de ce que l’empereur appelait « l’extravagance de ce pauvre pape ».
Le chargé d’affaires français, Pierre-Édouard Lefebvre, se présenta au Quirinal, le 7 avril au matin et fut reçu par le nouveau secrétaire d’État, le cardinal Gabrielli. Le 20 avril, le Saint-Siège fit savoir qu’il refusait l’idée de confédération italienne. Lefebvre quitta aussitôt la ville où Miollis se chargea sans états d’âme de la suite : arrestation du cardinal Calvachini, gouverneur pontifical de Rome, et publication du décret impérial (30 avril). Le 17 mai, le nouveau ministre français des Cultes, Bigot de Préameneu, confirma la fermeture de la légation de Paris et informa les évêques de France que désormais, il leur appartiendrait de gérer les affaires ecclésiastiques de l’Empire.
Il n’y avait plus d’États pontificaux, mais les affaires romaines étaient loin d’être réglées. L’occupation de Rome n’était qu’un premier pas vers une cassure plus profonde encore des relations entre l’Église et l’Empire. Dans cette opération brutale, Napoléon n’avait jamais agi en diplomate pesant le pour et le contre, tentant de comprendre les arguments de l’adversaire afin de tirer de lui les résultats les plus favorables sans prendre le risque aveugle de conséquences néfastes à ses actes. Le sort réservé à la Ville Éternelle n’était pas une nouveauté : les armées révolutionnaires y étaient déjà entrées dix ans plus tôt. En ordonnant l’occupation, l’empereur gommait les efforts du Consulat pour parvenir à la paix religieuse et s’exposait à la résistance de la hiérarchie ecclésiastique et, au-delà, à la grogne des fidèles, ses propres sujets.
Mais le vainqueur de Friedland ne se souciait plus guère de ces derniers, et encore moins de leur âme. Il s’était lui-même hissé au-dessus de ces contingences et vivait dans l’obsession de la consolidation de son système.
Napoléon théologien : une incroyable lettre au pape Juste après Tilsit, Napoléon demanda à Eugène d’écrire durement au pape en utilisant des arguments qu’il détaillait dans sa lettre. « [Sa Sainteté] croirait-elle donc que les droits au trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu’il y eût des papes. Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que je fais à la religion. Les insensés ! Ils ne savent pas qu’il n’y a pas un coin du monde (…) où je n’aie fait encore plus de bien à la religion que le pape n’y fait de mal, non par mauvaise intention, mais par les conseils irascibles de quelques hommes bornés qui l’entourent. Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ! Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes; il y a une erreur de mille ans de date. Le pape qui se porterait à une telle démarche cesserait d’être pape à mes yeux (…). Si cela était ainsi, je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome, et j’y établirais une police. Elle me répondrait que les scènes qui ont eu lieu ne se renouvelleront plus, telles que ces prières mystérieuses et ces réunions souterraines imaginées pour alarmer les âmes timorées (…). Je souffre depuis longtemps de tout le bien que j’ai fait; je le souffre du pape actuel, que je cesserai de reconnaître le jour où je serai persuadé que ces tracasseries viennent de lui. Je ne le souffrirai pas d’un autre pape (…).Que veut Pie VII (…) ? Mettre mes trônes en interdit, m’excommunier ? (…). Cette infâme doctrine, des papes furibonds et nés pour le malheur des hommes l’ont prêchée. Il ne resterait plus au Saint Père qu’à me faire couper les cheveux et m’enfermer dans un monastère. Croit-il notre siècle revenu à l’ignorance et à l’abrutissement du IXè siècle ? Me prend-il pour Louis le Débonnaire ? Il y a là-dedans tant d’extravagance, que je ne puis que gémir sur cet esprit de vertige qui s’est emparé de deux ou trois cardinaux qui gèrent les affaires de Rome (…). Jésus-Christ a dit que son royaume n’est pas de ce monde. Pourquoi le pape ne veut-il pas rendre à César ce qui appartient à César (…) ? Le pape me menace de faire appel aux peuples. Ainsi, il en appellera à mes sujets. Que diront-ils ? Ils diront comme moi qu’ils veulent la religion, mais qu’ils ne veulent rien souffrir d’une puissance étrangère; que nous nous soumettrons à la volonté divine (…) mais jamais aux décisions du vicaire de Dieu, souverain sur la terre, lorsque, sous le prétexte des choses religieuses, il ne sera animé que par les passions attachées aux grandeurs humaines (…). Comment est-on assez aveuglé à Rome pour ne pas voir que la religion n’a été établie en Italie que par moi (…). Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples, je n’en suis responsable qu’à Dieu et à mes peuples (…). Il serait absurde de vouloir qu’un obscur sous-diacre de Rome vînt me dicter des lois au sein de mes États (…). Que le pape cesse d’être souverain, et je consentirai à avoir des communications avec lui. Comme prince souverain, il a des limites avec moi ».Lettre à Eugène de Beauharnais, 22 juillet 1807, Correspondance de Napoléon Ier, n° 12942 |
Thierry Lentz
Mars 2006 – Mise en ligne sur napoleon.org : janvier 2023
Thierry Lentz est directeur général de la Fondation Napoléon.