20 août 1823 : Mort de Pie VII. L’apothéose du 251e successeur de saint Pierre et du « vainqueur de Napoléon »

Auteur(s) : TICCHI Jean-Marc
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Dans son numéro du 28 août 1823, le journal parisien La Quotidienne annonçait dans ces termes la disparition du pape Pie VII survenue huit jours plus tôt à Rome : « La mort vient de frapper le chef de l’Église, le successeur de saint Pierre ; le pape Pie VII a succombé le 20 de ce mois des suites d’une chute que son grand âge et ses informités rendaient malheureusement incurables. » ajoutant en évoquant son voyage à Paris de 1804-1805, que :

La France, entraînée par la vue d’un pareil apôtre, s’abandonna à l’expression de ses sentiments les plus chrétiens. La réception du pape fut partout comme une protestation contre les excès révolutionnaires ; protestation éclatante qui fut sentie sur le trône illégitime, et qui ne fut jamais pardonnée : de là les persécutions dont les vertus trop crédules de Pie VII ont été payées.[1]

La Quotidienne, n° 240, 28 août 1823, p. 1 : Annonce de la mort de Pie VII. Source : J.-M. Ticchi
La Quotidienne, n° 240, 28 août 1823, p. 1 – Annonce de la mort de Pie VII. Source : J.-M. Ticchi

Lire la notice nécrologique de La Quotidienne en entier (p. 1 à partir du surlignement en jaune et p. 2)

Sentiments chrétiens contre excès révolutionnaires, protestation éclatante et trône (il)légitime, persécutions contre vertus, ces antonymes et ces simplifications justifient que l’on rappelle aussi bien la popularité et le respect dont fut entouré que les rancœurs dont fut poursuivi le pape qui avait tenu tête à Napoléon[2].

Après les turbulences d’un pontificat de plus de 23 ans (il a été élu à Venise le 14 mars 1800 à l’unanimité des voix moins la sienne) Barnabé Chiaramonti, pape VII achève paisiblement à Rome, sa capitale, son existence au palais de Monte Cavallo, l’actuel Quirinal devenu résidence de la Présidence de la République italienne. L’ambassadeur de France l’y avait rencontré en 1818, quelque cinq ans avant sa disparition :

Il n’est pas très vieux, mais cassé, sa taille est courbée, sa maigreur extrême, la faiblesse et l’enflure de ses jambes annoncent le dépérissement. Il a néanmoins la voix forte et son oreille est bien conservée. Il a toutes ses dents et ses cheveux que ni l’âge ni le chagrin n’ont pu blanchir et qui contrastent par leur noirceur avec la pâleur excessive de son visage. Ils lui donnent plutôt l’aspect d’un malade que celui d’un vieillard. Une volonté énergique anime encore ce faible corps duquel se développa à l’époque de ses malheurs, une activité prodigieuse […][3].

Sa santé se dégradant, le pape avait progressivement renoncé à présider des cérémonies importantes. En 1822 il n’avait ni donné sa bénédiction solennelle Urbi et Orbi pour l’Ascension, ni assisté à la procession du Corpus Domini. L’ambassadeur de Louis XVIII, Pierre de Blacas, rapportait cependant, en janvier 1823 : « Le Saint-Père prend du plaisir à voir des Français pour les entretenir de ses voyages en France, il se plaît dans cette narration comme un vieux capitaine dans le récit de ses campagnes[4]. »

Au matin du 6 juillet 1823 survient un accident qui lui sera fatal. Selon le chroniqueur romain Fortunati :

Vers la première heure de la nuit, il se leva de son fauteuil pour prendre de la poudre et, tandis qu’il regagnait son siège, celui-ci se renversa et le pauvre pontife tomba par terre, se faisant grand mal en se cassant le fémur. Le 7 juillet, il reçut la communion à dix heures et fut examiné par son médecin pour voir s’il y avait une cassure et rupture du fémur et il affirma qu’il n’y en avait pas. […] Le roi de France ayant appris le malheur survenu au pape fit construire un lit mécanique pour le service de Sa Sainteté, afin qu’il ne souffre pas en étant retourné, et l’expédia à Rome. La nuit du 18 août, le pontife eut un nouvel accident et reçut le viatique à neuf heures. Le 20 août, à dix heures et vingt minutes, Pie VII rendit son âme bénie à son créateur.[5]

Tandis qu’une assistance immense participe à ses obsèques à Rome, des services religieux sont célébrés dans toute l’Europe à sa mémoire[6]. Le cardinal Hercule Consalvi son secrétaire d’État confie au sculpteur Bertel Thorvaldsen le soin de construire le monument funéraire de marbre blanc qui sera installé dans la basilique Saint-Pierre de Rome. Il y paraîtra assis, impassible, symbole de la résistance qu’il avait opposée à Napoléon qui semblait à certains « comme Néron, parce qu’il persécutait les prêtres et Moloch parce qu’il exigeait des fournées de conscrits »[7]. Dans sa faiblesse, le personnage angélique, risquons le mot, de Pie VII modifia radicalement et durablement l’image de la papauté romaine.

Au plan dévotionnel, l’intérêt pour la personne du pontife romain avait débuté à Paris où il passa cinq mois en 1804-1805 à l’occasion du sacre de Napoléon. Les Français l’y ont vu prier dans l’église Saint-Etienne-du-Mont –alors la plus élevée de la capitale –la première pierre du Sacré-Cœur ne sera posée que quelque soixante-dix ans plus tard– devant le tombeau de sainte Geneviève, la patronne de la ville. Le fait parut si remarquable que l’on en tira même une gravure à grand succès. Un pape pieux ! Voilà qui était inattendu pour toute une frange de l’opinion publique qui s’était éloignée, si tant est qu’elle en ait jamais été proche, du catholicisme romain au cours des quinze années précédentes. Face à un pape qui ne blâma jamais explicitement la Révolution, un mouvement de sympathie gagna jusqu’à Jacques Louis David, l’un des artistes quasi officiels du parti jacobin aux belles heures de la Révolution. L’artiste s’était étonné en peignant son portrait : « Comme il est simple … et quelle belle tête il a ! […] Celui-là est vraiment un pape, c’est un vrai prêtre… Il est pauvre comme saint Pierre ; les dorures de ses habits son fausses ! Mais ce n’en est que plus respectable… Enfin c’est évangélique à la lettre… »[8]. C’est alors que commencèrent à se multiplier les petits portraits destinés à une dévotion privée qui figuraient le pape Chiaramonti.

Portraits dévotionnels de Pie VII © Collection particulière
Portraits dévotionnels de Pie VII © Collection particulière

Au long de ses trois voyages en France comme souverain en 1804-1805 (à Paris, pour le sacre), puis comme prisonnier en 1809 (une incursion à Grenoble), 1812 (de Savone à Fontainebleau) et 1814 (de Fontainebleau à Rome) bien des hôtes conservèrent, après son passage, des objets qu’il avait touchés comme autant de reliques par contact. Ce pontife romain devint bel et bien « une vénérable relique, le pape saint[9] ». La dévotion au pape, cristallisée sous le pontificat de Chiaramonti s’épanouira pleinement jusqu’au XXIe siècle. Elle se nourrit d’une réputation thaumaturgique : À compter de 1808 – la période correspond au début de la crise avec les Français –, plusieurs miracles sont attribués au pape à Rome[10]. Une gravure se répandra, pendant sa détention à Savone, qui le figure en lévitation après une extase, le 15 août 1811[11]. Louis Madelin a justement souligné que, supposées ou réelles, ces manifestations réputées surnaturelles exaltèrent la figure de Pie VII qui devint, dans la Ville occupée par les Français, « l’esprit de lumière opposé à l’esprit des ténèbres […], un saint, un confesseur, un thaumaturge »[12], image que reprirent aussi bien Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe que Claudel dans L’Otage.

Au plan purement politique et diplomatique, son attitude durant la crise du sacerdoce et l’Empire de son enlèvement de Rome, au petit matin du 6 juillet 1809, à son séjour forcé à Savone dans une semi réclusion (août 1809 – juin 1812), jusqu’à son départ de Fontainebleau fin janvier 1814 suscita l’admiration de l’Europe coalisée dont une grande partie avait été troublée par la signature du concordat de 1801 avec la France. Le tableau de Francesco Manno, actuellement conservé dans une collection particulière italienne, illustre cette période des tribulations. On y voit le pape tenant le timon de la barque de Pierre sur la mer déchaînée soutenu par l’Église qui lui présente un calice et sous les auspices de la Vierge Marie…

Pie VII tenant le timon de la barque de Pierre, Francesco Manno, © collection particulière
Pie VII tenant le timon de la barque de Pierre, Francesco Manno, © collection particulière

Recevant le cardinal Consalvi à Londres après la première restauration française, le régent d’Angleterre confiait au cardinal Consalvi qu’ « Un pape saint, un héros plus grand, un homme plus courageux ne pouvait pas mieux illustrer notre époque et le siège romain que Pie VII […] dans toute cette guerre aucun général à la tête des armées de toutes les nations n’avait réglé les choses avec plus de sagesse et combattu avec plus de chaleur que Pie VII à la tête de l’Église catholique. »[13] Les Lettres de Rome de Friederike Brun publiées à Dresde en 1816 offraient un autre exemple des sentiments de respect que suscita dans toute l’Europe l’attitude du pape durant le Premier Empire. L’auteur, une protestante danoise, exaltait la « sublime résistance morale de cet homme seul », ce « noble martyr » devenu le « représentant général de l’affirmation de la liberté de conscience de toutes les nations d’Europe »[14], de sorte que, estimait-elle « le catholicisme [étai]t réhabilité par la conduite exemplaire du pontife »[15]. C’est à cette époque que Thomas Lawrence peignit le célèbre portrait de Pie VII sénescent assis sur la chaire de Pierre conservé au château de Windsor. La mansuétude de l’attitude du souverain rétabli par le congrès de Vienne vis-à-vis des Bonaparte ne manqua de toucher l’opinion publique. Si l’on ignore sa réaction à l’annonce de la mort de Napoléon, le 5 mai 1821, on sait que, prisonnier à Savone, le pape affirmait déjà lui avoir pardonné. Il manifesta sa sollicitude pour plusieurs membres de la famille impériale accueillis dans son État et conserva, malgré les tourments infligés, une forme d’affection pour l’empereur déchu qui avait rétabli le catholicisme en France.

Instigateur avisé du rétablissement du Saint-Siège en 1800, négociateur circonspect et courageux du concordat français de 1801, vivant reproche à Napoléon jusqu’en 1814 et humble triomphateur dans l’Europe de la Restauration, Pie VII clôturait un long XVIIIe siècle en anéantissant les velléités jansénisantes qui, autour et au-delà du synode de Pistoia de 1786 et de la Constitution civile du clergé de 1790 avaient agité la dernière partie du pontificat de Pie VI (1775-1799). Il refermait aussi la parenthèse ouverte par le bref Dominus ac redemptor en 1773, en rétablissant, dès le mois d’août 1814, la Compagnie de Jésus, qui devait retrouver, selon des modalités nouvelles, sa fonction de fer de lance du catholicisme romain.

Le pontificat de Chiaramonti ouvrait aussi un long XIXe siècle. L’accord passé avec Bonaparte en 1801 le plaçait, en France, dans une position qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait  jamais atteinte sous la monarchie capétienne : redessinant la carte des diocèses français et renouvelant l’ensemble de l’épiscopat il rétablit la suprématie du magistère romain qui ne sera plus contestée par une « Église de France » infiniment moins puissante que l’Église gallicane d’Ancien Régime.

En Italie, ses choix, s’agissant de la souveraineté territoriale, détermineront l’attitude de ses successeurs jusqu’à Pie XI (1922-1939). Tous considéreront après lui que l’indépendance du Siège apostolique, garantie de son impartialité et de son caractère international, nécessite la maîtrise d’un territoire, d’un espace propre qui lui évite d’encourir le grief de n’être que le patriarche d’Italie. Sans la résistance de Pie VII et l’affirmation de la singularité du pontificat romain, Joseph de Maistre aurait-il pu écrire Du pape, dont on sait l’importance sur l’ecclésiologie catholique du XIXe siècle[16] ? Tel n’est pas le moindre paradoxe de cette vie donnée à l’Église et à sa mission : Pie VII renforça l’autorité pontificale en s’appuyant sur sa faiblesse au point qu’on peut lui appliquer la formule de la seconde épître de Paul aux Corinthiens (12, 9) : « la puissance se déploie dans la faiblesse ». Il permit à l’Église intransigeante d’advenir en ayant mené, durant tout son pontificat, une politique de transaction face à ses adversaires, et d’accommodement face aux bouleversements de l’époque révolutionnaire et impériale dont il comprit le caractère inéluctable.

Jean-Marc Ticchi
Juillet 2023

Jean-Marc Ticchi est spécialiste de Pie VII dont il a écrit une biographie saluée unanimement aux éditions Perrin en 2022. Il est membre associé du Centre d’études en sciences sociales du religieux (Césor /EHESS)

Notes

[1] La Quotidienne,  n° 240, 28 août 1823, p. 1 et 2.

[2] Ce texte est la version remaniée et complétée des dernières pages de la biographie publiée par Jean-Marc Ticchi, Pie VII, le pape vainqueur de Napoléon ?, Paris, Perrin 2022 qui a reçu le prix Thiers de l’Académie Française pour 2023. Nous remercions les éditions Perrin d’en avoir autorisé la publication.

[3] Antoine Roquette, Le Concordat de 1817. Louis XVIII face à Pie VII, Paris, Le Félin, 2010, p. 151, citant ministère des Affaires étrangères français (MAEF), 951/185.

[4] MAEF, Correspondance politique, Rome, vol. 956, fol. 52v, 24 janvier 1823, Blacas d’Aulps à Chateaubriand, 24 janvier 1823.

[5] Bibliothèque apostolique vaticane, Cité du Vatican : Vat. lat. 10731, diaire de Fortunati, f. 727r.

[6] Voir par exemple Massimo Petrocchi, La Restaurazione romana (1815-1823), Florence, Le Monnier, 1943, p. 130 et, pour le Royaume des Deux Siciles, Antonio Salvatore Romano, « Le commemorazioni di papa Chiaramonti nella Napoli della Restaurazione (agosto-settembre 1823) » dans Campania Sacra, 51 (2019), p. 65-96.

[7] Jean Tulard, Le Grand Empire, 1804-1805, Paris 1982, 295.

[8] E. J. Delécluze, Louis David, son école et son temps. Souvenirs, Paris 1860, p. 248-249.

[9] Adolfo Omodeo, Aspetti del cattolicesimo della Restaurazione, Turin 1974, p. 83.

[10] Diario degli Anni, Diario degli Anni funesti di Roma dall’anno MDCCXCIII al MDCCCXIV, éd. critique Teresa Bonadonna Russo, présentation Luciano Merigliano, Rome 1995, p. 168-169.

[11] Rosalina Collu, « Pio VII al Santuario di Savona e l’incoronazione di Nostra Signora di Misericordia », dans Diocesi di Savona-Noli, Il Prigioniero itinerante. Da Venezia a Savona : Pio VII nel bicentenario dell’elezione (1800-2000). Savona, 2-4 marzo 2000, a cura di Ferdinando Molteni, s. l., Centro italiano di studi storici sulle devozioni, [Savone] 2002, p. 431-472 ; Louis Madelin, La Rome de Napoléon. La domination française de Rome de 1809 à 1814, Paris 1906, p. 444, citant Raffin, 17 août 1811, ANF, F7, 6531.

[12] Id., p. 444.

[13] Alessandro Roveri, La Missione Consalvi e il Congresso di Vienna, I, 7 maggio 1814-29 settembre 1814, Rome 1970, p. 164, Consalvi à Pacca, 5 juillet 1814.

[14] Friederike Brun, Lettres de Rome (1808-1810), traduction des Briefe aus Rom über die Verfolgung, Gefangnehmung und Entführung des Papstes Pius VII, Dresde 1816, à partir de sa réédition chez The Edwin Mellen Press, New York/Lewinson, 2000, traduction d’Hélène Risch, introduction d’Hélène Risch et Nicolas Bourguinat, commentaire de Nicolas Bourguinat, Strasbourg 2014, p. 28 et 45, première lettre sans date et 65, lettre du 10 décembre 1808.

[15] Id., commentaire de N. Bourguinat à ces lettres, p. 135.

[16] Danilo Veneruso, « Pio VII nella storiografia francese e italiana », dans Il prigioniero itinerante, cit., p. 89-117  90 citant Du pape, éd. critique par J. Lovie et J. Chetail, Genève 1966, p. 11-13.

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