Une chronique de Frédéric Lemaire : à la recherche des soldats perdus de Cabrera

Auteur(s) : LEMAIRE Frédéric
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Longtemps, je me suis couché de bonne heure et je m’endormais en pensant à Cabrera…

Marcel Proust, on vient de le découvrir, a finalement supprimé de l’incipit du livre « Du côté de chez Swann », le passage suivant, figurant dans les épreuves de 1913 : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher, je lisais quelques pages d’un Traité d’Archéologie monumentale qui était à côté de mon lit […] »[1].

Si Proust, fouilleur dans l’âme, pratiqua une archéologie de la mémoire, à la « recherche du temps perdu », la quête obsédante d’un archéologue « 2.0 » est celle plus terre à terre du précieux « jour-homme », unité de mesure du temps de travail utile aux comptables, la discipline devenue préventive et concurrentielle. Dans l’urgence et la sauvegarde, il y a un temps pour le Passé à ne pas dépasser, sous peine de pénalités, mais au prix de l‘angoisse de double contrainte.

Une chronique de Frédéric Lemaire : à la recherche des soldats perdus de Cabrera
Frédéric Lemaire, archéologue, ingénieur à l'INRAP © Fr. Lemaire

Longtemps, je me suis couché de bonne heure… Le projet d’une exploration archéologique de l’île de Cabrera, l’île-prison des soldats de Napoléon, en particulier ceux faits prisonniers à la suite de la scandaleuse capitulation de Bailén, m’a occupé l’esprit, avec une certaine prégnance, des années durant, pour ne pas dire depuis toujours, et pas seulement « le matin en me rasant ». Dans le registre de mes fascinations historiques, des lieux mythiques de mon imaginaire, Cabrera occupait une place primordiale, au même titre que le site de la Bérézina, exploré en 2012 après quatre années de tractations avec l’administration du démocrate biélorusse Loukachenko. Cabrera me fascinait littéralement. Cabrera ! Une île au trésor pour un archéologue des conflits récents, de la captivité militaire, des guerres napoléoniennes, pour un anthropologue du soldat ; une île au trésor, avec sa carte, celle dressée par un déporté du nom de Gille, et les récits plus ou moins fabuleux des quelques survivants qui témoignèrent. Ainsi, « pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher », je lisais des pages sidérantes des mémoires de Quantin, Duroc, Dubuc, Picard, Frossard, Masson, Convert, Boulerot, Delrœux… Ces hommes avaient connu l’enfer sur terre, un bagne d’une intensité horrifique jusqu’alors inédite, ce dont leurs libérateurs témoignèrent avec difficulté faute de mots pour traduire l’indicible. Une nouvelle fois, je devais répondre à cette impérieuse nécessité : aller et voir ; je devais y aller et témoigner à mon tour par l’expérience archéologique, par le relevé et l’étude des traces tangibles laissées par les « vrais témoins », les « témoins intégraux », ceux qui ont vu la Gorgone et ne sont pas revenus pour raconter, comme l’a si justement écrit Primo Levi. Il me fallait répondre à ce besoin singulier d’une nouvelle exploration des lieux des grandes tragédies humaines. Il me fallait mobiliser une nouvelle fois l’équipe de l’Aascar pour ramener à la mémoire le destin funeste des « Cabrériens ». Nous devions les tirer du « sombre abîme du temps » vers l’actualité, en développant une archéologie basée sur le principe de consilience, une archéologie globale incluant précisément les Mémoires des « faux témoins », les réchappés.

Mais l’île semblait inaccessible, le projet trop complexe à monter, les autorisations impossibles à obtenir. Et de fait, elles l’étaient, des militaires l’occupaient, exclusivement. À la suite de leur départ, le Parc national de l’Archipel de Cabrera est créé en 1991. Devenue réserve naturelle, l’accès à l’île n’est pas rendu plus aisé, les contraintes ont simplement changé de « nature ». Je tente une première approche au début de la décennie 2010, infructueuse. D’autres suivront, sans réel succès, mais des fouilles à grande échelle sur le camp de Boulogne, creuset de la Grande Armée, m’occupent pleinement. En 2019, de retour d’une mission en Russie, à Smolensk, mission assez peu satisfaisante d’une manière « générale », les planètes s’alignent enfin et le projet d’étude archéologique de l’île des « rafalés » aboutit. L’accueil et la collaboration active des Majorquins font vite oublier les apories russo-biélorusses. Les « lascars » obtiennent les clés du sanctuaire. J’obtiens une autorisation nominative de recherches sur la base de protocoles scientifiques rigoureux établis dans la collégialité et le respect des contraintes de préservation propres aux réserves naturelles et archéologiques. Le gisement est précieux, il ne s’agit en aucun cas de l’épuiser. À Cabrera, il faut doser les moyens et prélever les données avec parcimonie. Nulle profanation n’est permise. L’île est à la fois la « Sainte-Hélène » et le « Pompéi »de cette Grande Armée suivie à la trace depuis Boulogne et la Russie. Ce patrimoine unique à révéler est à révérer tel un tombeau sacré resté inviolé ou mille tombes de soldats inconnus jamais célébrés.

Début 2020, l’équipe est prête à entrer en campagne. La pandémie de Covid-19 nous astreint à résidence. La mission inaugurale est reportée deux fois. Le projet est stoppé net, l’équipe ronge son frein. Je ronge le mien doublement, trouvant de la consolation dans la relecture des témoignages et l’étude de rares archives. Le feu sacré est alimenté par une correspondance studieuse avec l’écrivaine franco-majorquine Isabelle Bes Hogton, auteure d’un roman sur les femmes captives de Cabrera ; il y en avait vingt-et-une. Et puis, deux découvertes remarquables surviennent qu’il faut attribuer sans conteste à la muse Clio, tant la concordance avec le projet est exceptionnelle. C’est d’abord la découverte à… Minsk !, dans les fonds de la Bibliothèque nationale du Bélarus, du manuscrit original du mémorialiste Joseph Quantin, auteur de Trois ans de séjour en Espagne, dans l’intérieur du Pays, sur les pontons de Cadix et dans l’île de Cabrera… paru en 1823. Le document se trouvait dans la bibliothèque du duc de Guise spoliée par les Nazis en 1940, envoyée à Berlin, puis dans la ville de Racibόrz en Pologne, et finalement récupérée par l’Armée Rouge[1]. C’est ensuite l’acquisition par la Bibliothèque nationale de France du manuscrit des mémoires du chirurgien Thillaye, écrits pour partie à Cabrera en 1808 et intitulés Voyage en Espagne : mes confessions ou mes folies de dix-huit ans : ouvrage contenant des notices sur ma vie privée, ma campagne d’Espagne et ma captivité dans les iles Baléares et les pontons anglais[2]. L’émerveillement est absolu, les manuscrits contiennent des illustrations inédites de la captivité à Cabrera.

En août 2021, je retourne à Majorque avec l’objectif d’une première mission au début de l’hiver. Les délais sont courts, les collaborateurs dispersés, les promesses de financement envolées. Qu’importe, le 2 novembre au soir, nous sommes à Majorque, à la Colonia Sant Jordi, le port d’embarquement pour l’archipel de Cabrera. Nous sommes douze et une montagne de bagages, de matériels et de vivres. Nous sommes douze pour une mission écourtée à douze jours. Il s’agit d’effectuer un repérage, de procéder à quelques sondages et d’identifier formellement plusieurs lieux emblématiques décrits par les mémorialistes. Mais la tempête sévit et compromet momentanément notre transport sur l’île. Un premier groupe réussit à débarquer après une traversée dantesque. Le second groupe nous rejoint le lendemain. La tempête ne faiblira pas et douze jours durant, nous restons seuls au monde, entourés des fantômes des milliers de « rafalés ». L’île-enfer des soldats de Napoléon ne fut pas une sinécure pour l’escouade de chercheurs-pionniers.

Nous trouvons refuge dans les cavernes et les grottes, et les centaines de petites cavités qui furent occupées par les captifs. Nous les étudions et procédons à leur relevé 3D. Nous identifions le légendaire théâtre et ses gradins naturels issus de phénomènes complexes d’érosion. Ce théâtre avait été fondé par le médecin Thillaye, celui du manuscrit retrouvé. Avant son transfert dans une caverne dominant le port naturel, le théâtre avait été aménagé dans une citerne maçonnée située en contrebas d’un petit fort du XIIIe siècle. Les ruines de cette construction ont est également découvertes. Cette citerne existait bien ! Il y avait tant de confusions dans les récits des survivants. Sur le mur du fond, caché par la végétation, des restes d’enduit peint sont observés qui sont immédiatement identifiés au décor imaginé par Thillaye et retrouvé… dans le manuscrit de la BNF.

La découverte et l’étude du théâtre figuraient parmi les principaux objectifs du projet d’intervention 2021. Les prisonniers « confinés » avaient trouvé un salut dans la culture, il fallait témoigner à notre manière de sa nécessité en situation de crise, mutatis mutandis. Pour ma part, les confinements me permirent de redécouvrir l’œuvre magistrale évoquée en introduction, jusqu’alors imparfaitement comprise, précisément dans sa dimension archéologique.

Du reste, les captifs de Cabrera pratiquèrent une autre activité éminemment salutaire, sans la contrainte des jours-hommes. Laissons François-Frédéric Billon, vélite de la Garde, décrire cette noble « distraction » en guise de conclusion :

Distractions.– Un jour, dans un des rares coins de l’île où la terre végétale avait quelque épaisseur, nous crûmes apercevoir quelques parcelles de verre et de métal. Aussitôt, par désœuvrement autant que par curiosité, nous fîmes entreprendre quelques fouilles ; mais l’on nous signifia immédiatement l’ordre de cesser notre ouvrage. Nous avions eu cependant le temps de mettre à découvert plusieurs tombes romaines avec médailles, dont quelques-unes à l’effigie de Julia Augusta, fille de Titus et petite-fille de Vespasien ; d’autres qu’on supposa d’origine punique. Comme nous n’avions point d’érudits parmi nous, nous fîmes hommage de nos trouvailles au capitaine Palmer, qui parut fort priser notre cadeau.

Frédéric Lemaire

Janvier 2022

Frédéric Lemaire est archéologue, ingénieur à l’INRAP, docteur en histoire et en archéologie.

Notes

[1] Nathalie Mauriac Dyer (CNRS) dans Carbone 14, le magazine de l’archéologie de Vincent Charpentier, France Culture, 14 décembre 2021.

[2] D’après la publication du manuscrit par Anatole Stébouraka et Philippe Florentin dans la collection « Vitrines d’Archives » (Paris : Association des Amis des Archives, 2020).

[3] BNF, cote NAF 12882. Auguste-Jean Thillaye, chirurgien militaire, fut prisonnier quatorze mois à Cabrera, après avoir également séjourné à bord des pontons espagnols, en rade de Cadix. Transféré en Angleterre en 1810 (puis en Écosse), il regagna la France en 1813. En 1814, chirurgien des Garde-du-corps du roi (compagnie de Noailles), il soutint le 29 août, sous la présidence de son père, une thèse de doctorat sur les conditions de captivité et les maladies à Cabrera. Cette thèse constitue de fait le premier récit publié sur l’île-prison des soldats de Napoléon, avant la relation du soldat Dubuc parue en 1815.

 

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