Aux origines des conseils et des élections des Prud’hommes : un aspect des relations entre l’Empire et les intérêts économiques

Auteur(s) : ANDOLFATTO Dominique
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Introduction

Napoléon Ier est l'architecte en 1806 des conseils  de prud'hommes et, de fait, l'instigateur des élections prud'homales qui, dès cette époque, ont pour objet d'en désigner les membres. Il s'agit à l'époque d'une réforme qui ne concerne – dans un premier temps – que la seule ville de Lyon. La juridiction prud'homale n'est donc pas l'héritière d'institutions médiévales. De ce point de vue, le mot « prud'homme » constitue un faux ami. L'institution lyonnaise n'est toutefois pas dépourvue de liens avec l'Ancien Régime. Mais, telle qu'elle fonctionne à partir de 1806 – avant d'être étendue à d'autres centres industriels –, elle est une création du Premier Empire. (1)

En 1806, l'institution prud'homale se veut d'abord une réponse circonstanciée et pragmatique à la situation économique et sociale de Lyon : une situation de dépression consécutive aux événements révolutionnaires qui ont laissé la ville exsangue et précipité la désorganisation de l'industrie de la soie, activité majeure de la ville (2). En ce sens instituer un conseil de prud'hommes apparaît comme un moyen de réorganiser l'économie locale, à tout le moins certains de ses modes de régulation, et cela en s'inspirant des structures de la « grande Fabrique d'étoffes d'or, d'argent et de soie », institution qui, sur le modèle d'une vaste communauté de métier, coiffait l'industrie lyonnaise de la soie sous l'Ancien Régime.

Dans cette perspective, l'organisation d'un conseil de prud'hommes à Lyon peut même s'analyser comme une nouvelle étape ou époque des tensions et des luttes parfois sanglantes qui ont ponctué l'histoire de la « grande Fabrique ». L'institution prud'homale apparaît en d'autres termes comme le produit de clivages sociaux remontant à l'Ancien Régime et qui perdurent jusqu'au milieu du XIXe siècle. Au centre de ces clivages : la question du contrôle de la « grande Fabrique » et, plus concrètement, de la fixation du prix des étoffes et de la réglementation professionnelle. Dans cet objectif, les modalités de représentation des différentes catégories ou classes sociales qui composent la Fabrique, et notamment l'accès aux fonctions de « maîtres gardes », représentent un enjeu important. La raison d'être de ces derniers est en effet de concilier et de juger les différends professionnels, raison d'être que l'on retrouve en 1806 au fondement de la juridiction prud'homale, et, ce faisant, de gouverner – en quelque sorte – la Fabrique.

Nous évoquerons tour à tour le contexte dans lequel va s'épanouir le premier conseil de prud'hommes, à Lyon, en 1806, l'organisation et les résultats des premières élections prud'homales, enfin l'élargissement dans les années 1806-1810 de cette juridiction nouvelle à d'autres villes.

I. Une juridiction lyonnaise, héritière de l’Ancien Régime et de la Révolution

Au début du XIXe siècle, pour les marchands-fabricants de Lyon – entrepreneurs de soieries –, le retour à la prospérité de leur activité passe par le retour à l'ordre ancien. Ces entrepreneurs dénoncent alors l'anarchie qui règne au sein de la Fabrique depuis l'abolition des anciens règlements et le développement de ce qui est donc, selon eux, le travail en fraude et une concurrence illimitée. Comme leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle, qui avaient coutume de saisir le consulat – les institutions municipales – ou le roi, la chambre de Commerce de Lyon adresse de nombreuses requêtes en ce sens au maire, au ministre de l'Intérieur, au Premier Consul, puis à l'Empereur. La chambre de Commerce exprime en toute occasion son regret de l'ancien régime économique : « Jadis tout allait bien, aujourd'hui tout va mal » ; « il faut rétablir le corps de la Fabrique » ; « il faut revenir à ce qui existait autrefois, source de prospérité » ; « toute la prospérité de Lyon vient du règlement perfectionné en 1744 [qu'il faudrait donc rétablir] » (3). Cette mentalité économique – et sociale – tournée vers le passé s'exprime et s'illustre également dans le refus d'adopter le franc – les négociants continuent à utiliser l'écu de six livres – ou le système métrique : « les tisseurs – soutiennent les marchands-fabricants – sont trop vieux pour changer de système de mesure, la clientèle étrangère est accoutumée à l'aune, toutes les règles de fabrication reposent sur les anciennes mesures » (4). Selon cette logique, la chambre de Commerce soumet aux instances parisiennes une série de projets qui visent à restaurer purement et simplement les statuts de la « grande Fabrique ».

En 1801, Terret, marchand-fabricant, membre de la chambre de Commerce, publie en particulier un projet de règlement qui institue sur la Fabrique une autorité au nom éloquent de « jury conservateur ». Celui-ci serait partialement composé de quatre marchands-fabricants et de quatre chefs d'atelier désignés par le préfet du Rhône d'après une liste que lui présenteraient les membres du « jury » en place (5). Cependant, Chaptal – le ministre de l'Intérieur – auquel est soumis ce projet qui, à bien des égards, rappelle le règlement de 1744, s'y oppose vigoureusement, non pas que ce projet nuise à la liberté – notamment de l'industrie et du commerce – mais parce qu'il contredirait le principe de séparation des pouvoirs :
« Ce jury – écrit Chaptal en avril 1801 – qui remplace, à peu de choses près, les anciens maîtres-gardes de la Fabrique de Lyon, a des attributs immenses. D'après la législation actuelle, les pouvoirs administratifs et judiciaires ont des fonctions entièrement distinctes et séparées. Ici, on ne fait pas seulement du jury une autorité chargée de la police : il est juge et administrateur en même temps ; il y a plus : il est des cas où on lui donne de monstrueux pouvoirs de condamner à des amendes arbitraires. Une pareille disposition ne saurait être tolérée […]. Je ne parlerai pas de droit donné au jury de faire des visites et des perquisitions […], les citoyens verraient-ils sans inquiétude le rétablissement d'une mesure qui formait l'une des parties les plus odieuses des anciennes institutions et qui rappellerait l'une des époques les plus malheureuses de la Révolution ? » (6).

Conscients qu'ils ne pourraient obtenir la restauration pure et simple des structures de la « grande Fabrique », les marchands-fabricants lyonnais vont modifier leurs requêtes et les réorienter vers la police des différends professionnels. Mais il s'agit là seulement d'un changement de formulation puisque cette question constituait déjà le nerf des anciens règlements. La chambre de Commerce s'attache alors à dénoncer le fait que les marchands-fabricants (les donneurs d'ordre) et les chefs d'atelier (les producteurs) doivent désormais régler leurs éventuels litiges professionnels devant le juge de paix ou les autorités de police. Or, les entrepreneurs locaux dénient toute compétence à ces autorités pour la conciliation et le jugement de ces différends parce qu'elles n'en ont aucune connaissance, ni expérience professionnelles.

En 1802, 1803, 1804, la chambre de Commerce demande donc à plusieurs reprises la mise en place d'une procédure d'arbitrage spécial. Une entrevue est même organisée avec l'Empereur lors de sa visite à Lyon en avril 1805, la cité lui réservant un véritable triomphe (7). Sensible au retour à la prospérité d'une industrie et d'un commerce « dont s'enorgueillit l'Europe entière », Napoléon promet l'adoption rapide de mesures spéciales.

Dès 1805, il rétablit les marques de fabrique – ce qui traduit une certaine reconnaissance de pratiques professionnelles d'Ancien Régime –, puis il fait préparer par le conseil d'État un projet qui va doter Lyon d'un conseil de prud'hommes. Cependant, malgré l'implication de la chambre de Commerce, et donc du négoce lyonnais, ce dernier va se montrer déçu.

Ce projet de conseil de prud'hommes est rédigé sous la houlette – notamment – de Camille Pernon, riche négociant de Lyon, membre de la chambre de Commerce, adjoint au maire de Lyon et membre du Tribunat – l'une des chambres de l'Empire – depuis 1801. Dans le rapport qu'il présente le 18 mars 1806 au Corps législatif, il explique à la fois les attentes des négociants lyonnais et en quoi le conseil de prud'hommes constitue une réponse à celles-ci :
« La ville de Lyon, pendant le siècle qui vient de s'écouler, renferma dans son sein une population nombreuse, composée d'hommes industrieux, dont beaucoup ont péri en défendant avec courage des coutumes et des lois protectrices des moeurs et de la prospérité publique. Leur industrieuse activité, leur probité sincère, avaient donné au commerce dont ils s'occupaient une telle étendue, les produits de leurs manufactures jouissaient à l'étranger d'une telle confiance, qu'on vit, pendant cette période de temps, les travaux de cette ville florissante ajouter chaque année à la richesse nationale soixante millions de numéraire […]. Lorsque les lois et les coutumes qui avaient fait sa splendeur furent abolies, des hommes pervers ont voulu introduire jusque dans la fabrication des étoffes la licencieuse liberté du temps, et leur donner des qualités trompeuses qui devaient éloigner la confiance de l'acheteur. Le souverain [Napoléon] qui nous gouverne sait que, si l'ordre ne règne pas dans les ateliers, aucune entreprise de l'industrie ne saurait avoir de succès permanent. Il s'est hâté d'y rétablir des institutions tutélaires […].
La loi que j'ai l'honneur de vous présenter […] est une suite de ces dispositions qui tendent à régénérer les manufactures françaises. Les premiers et seconds titres établissent un conseil de prud'hommes dans la ville de Lyon et règlent ses attributions. Ce conseil doit remplacer l'ancien corps des maîtres-gardes, débarrassé dans ses formes de tout ce que l'expérience a montré être nuisible au progrès de l'industrie et à la liberté du commerce. » (8)

La présentation de la réforme faite, au nom du conseil d'État, par Regnault de Saint-Jean-d'Angély – ancien révolutionnaire proche de Napoléon depuis la campagne d'Italie – cherche davantage à couper toute référence au passé : cette loi « crée une institution nouvelle, mieux conçue que celle des juges-gardes et des syndics, aussi avantageuse que celle-ci et n'offrant aucun de ses inconvénients » (9).

Cependant, le nouveau texte ne va pas donner réellement satisfaction aux marchands-fabricants. Malgré des craintes, ils espéraient que le règlement de 1744 serait finalement rétabli. Or, non seulement il ne l'est pas mais certains points de la loi nouvelle s'en démarquent nettement. Par exemple, ces négociants souhaitaient la mise en place d'une institution qui serait gouvernée par deux tiers d'entre eux et un tiers de chefs d'ateliers et maîtres-ouvriers (producteurs et artisans). Or, le conseil de prud'hommes – tel qu'il va être établi – sera régi par un principe d'imparité de seulement cinq négociants contre quatre chefs d'ateliers et maîtres-ouvriers.

De même, le système électoral qui est instauré – à savoir des élections directes dans des assemblées professionnelles distinctes – ne donne pas non plus satisfaction aux négociants. Ils n'auront pas la maîtrise de tout le processus électoral.

Enfin, la dénomination « conseil de prud'hommes » n'est probablement pas sans les intriguer. L'Empire ne les aurait-il pas trompés en créant cette juridiction ? Cet intitulé ne permet-il pas de fait de couper court à toute référence directe avec la « grande Fabrique », tout en maintenant tout de même le souvenir – sinon une mythologie – lié à l'ancien ordre économique et social ? Comme le constate un auteur, « on ne rencontre en aucun document local, pas plus dans les archives municipales [de Lyon] que dans le fonds de l'ancienne fabrique de soieries » le terme de « prud'homme » (10). Par contre, ce dernier appartenait au vocabulaire  des métiers parisiens auquel les conseillers d'État qui ont rédigé la loi de 1806 l'ont probablement emprunté (11). Mais, désormais, le « prud'homme » – cet homme preux, sage ou vaillant du Moyen Âge – sera aussi un  « expert »… et, précisément, un expert juridique.

Malgré ces réserves, la chambre de Commerce de Lyon se félicite finalement de la réforme. Il est vrai que Camille Pernon – qui a assuré le relais avec la capitale – est un des siens. Pour autant, les premières élections prud'homales témoignent d'une certaine déception à l'égard de l'institution nouvelle, déception qu'explique au demeurant la persistance de l'état de guerre et la proclamation du blocus continental, qui prive la soierie lyonnaise de ses débouchés et ne permet pas le retour à la prospérité. Sans compter les effets de la conscription sur la main d'oeuvre…

II. Les premières élections prud’homales : une affaire d’élites

L'assemblée électorale des marchands-fabricants se tient le lundi 13 octobre 1806 à 11 heures. Les marchands-fabricants de la ville ont été personnellement convoqués par courrier du maire de Lyon. Ils ont dû préalablement se faire inscrire sur un registre ouvert à la municipalité.

Les élections se déroulent « au scrutin individuel à la majorité absolue » – ainsi que le formule la réforme – et, compte tenu de la nécessité d'élire plusieurs conseillers prud'hommes, on peut parler d'un « vote plurinominal » : il ne s'agit pas de choisir entre différentes listes mais de désigner différentes individualités (12). Cela conduit à l'organisation successive de plusieurs tours de scrutin. Lors de ces premières élections, seuls 34 marchands-fabricants participent aux premiers tours de scrutin, puis on en compte 40, ce qui témoigne de tout l'élitisme de cette institution nouvelle (13). Pour désigner les cinq conseillers prud'hommes représentant les marchands-fabricants – ainsi que l'a fixé la loi – sept tours de scrutin s'avèrent nécessaires. Dans trois cas, l'élection est acquise dès le premier tour.

Ces modalités de vote, caractéristiques de l'Ancien Régime, mais aussi de l'Empire, imposent aux électeurs de rester assemblés relativement longtemps. Cela explique que ces élections s'apparentent davantage à une assemblée délibérante qu'à l'organisation d'un scrutin telle qu'on la connaît aujourd'hui.

En outre, en 1806, aucune procédure de déclaration de candidature n'est formulée. Tous les électeurs répondant aux conditions d'éligibilité – hommes de 30 ans ou plus (14), exerçant leur métier depuis six ans, sachant lire et écrire – sont potentiellement candidats (pour voter tous les hommes de 25 ans ou plus sont admis). De même, l'élection n'est pas précédée d'une campagne électorale. La « brigue » ou la « sollicitation » – comme on dit alors – ne sont d'ailleurs pas tolérées, en tout cas lorsqu'elles s'affirment ouvertement. Il fait peu de doute toutefois que, comme lors des élections politiques de l'époque, des candidatures circulent de façon confidentielle et que des visites privées tiennent lieu de campagne, d'autant plus que le collège électoral est ici très réduit (15). Enfin, les élections se déroulent au scrutin secret. Matériellement, les électeurs écrivent leur choix sur des « billets » puis ils les déposent dans une urne. Dans ces conditions, le caractère « secret » du vote est parfois bien théorique.

L'assemblée électorale des chefs d'atelier se déroule de façon similaire, une semaine plus tard, le 20 octobre 1806. Elle réunit de 72 à 92 votants selon les tours de scrutin. Huit tours sont nécessaires pour élire quatre conseillers prud'hommes.
Ces premières élections semblent révéler une certaine insatisfaction à l'égard de la juridiction nouvelle. Une très faible participation électorale – lors des votes en octobre 1806 – le traduit. Puis, quelques jours seulement après leur désignation, deux des cinq marchands-fabricants qui viennent d'être élus donnent leur démission. Dans un courrier qu'il leur adresse fin octobre, le maire de Lyon leur exprime « sa plus vive peine » à cette annonce : « Cette institution, si regrettée, si justement réclamée, lorsqu'elle vous est rendue devient un objet d'insouciance et même de défaveur, chacun semble redouter d'en remplir la fonction, a la crainte de figer l'attention sur soi-même […] au point de  ne pas se montrer à l'assemblée » (16).

Une réponse adressée au maire de Lyon par le vice-président de la chambre de Commerce traduit les mêmes sentiments : « La chambre de Commerce partage bien sincèrement la peine que vous fait éprouver le peu d'empressement que montrent messieurs les marchands-fabricants à concourir à la formation de l'utile institution des Prud'hommes. Une fâcheuse expérience a peut-être prouvé que l'administration est souvent réduite à faire le bien aux hommes pour eux, mais sans eux ». Et d'ajouter toutefois : « Sous ce rapport, il eût été à désirer que le gouvernement eût adopté un autre mode d'organisation » (17). Manifestement, l'institution mise en place a déçu les attentes.

Du côté des chefs d'atelier, la participation électorale apparaît également bien faible. On dispose en effet de l'« état nominatif » de ces professionnels inscrits pour participer aux élections de 1806. Celui-ci recense 214 entrepreneurs, mais seulement 92 d'entre eux ont voté (soit 43 % d'entre eux). Beaucoup de chefs d'atelier ont négligé de s'inscrire ce qui aboutit à un taux d'abstention réel plus important. Il semblerait que cette réserve traduise moins une déception à l'égard de la juridiction nouvelle – comme dans le cas des marchands-fabricants – que de l'indifférence, d'autant plus que leur représentation au sein de celle-ci est inférieure à celle des marchands-fabricants.

D'après les listes de professionnels de l'époque dont on dispose, seules 132 personnes – marchands-fabricants ou chefs d'ateliers – ont pris part aux élections de 1806 sur 600 à 700 électeurs potentiels, soit un niveau de participation qui serait au mieux de 22 %.

Plus encore, l'immense majorité des ouvriers lyonnais – les soyeux lyonnais – sont restés à l'écart de cette histoire. Or, on peut estimer leur population à près de 20 000 personnes et, probablement, plus si l'on comptabilise les femmes qui accomplissent une part importante du travail. Mais s'ils ne participent pas aux élections – à l'exception de ceux d'entre eux qui sont établis à leur propre compte et ont donc un statut proche de celui des chefs d'atelier – ces ouvriers relèvent bien de la juridiction des prud'hommes. Ils ne tarderont pas à dénoncer une institution qui – socialement – les tient à l'écart et – juridiquement – les « enchaîne ».

À partir de 1830, trois questions relancent les enjeux et les intérêts économiques et sociaux qui caractérisent l'institution prud'homale : celle de la parité entre catégories professionnelles représentées, celle de sa démocratisation, ce qui signifie un élargissement aux ouvriers de base, celle de l'établissement d'un « tarif », soit d'une convention qui fixerait les prix des travaux commandés et baserait le règlement des litiges devant le conseil des prud'hommes. C'est une autre histoire – celle du « mouvement ouvrier » – qui commence…

Auparavant, la juridiction prud'homale a été mise en place dans d'autres villes que Lyon. Elle se voit même exportée en divers points de l'Europe annexée par l'Empire.

III. L’extension de la prud’homie : un miroir économique et politique

La loi de 1806 permet d'implanter le tribunal « professionnel » créé pour Lyon dans toute ville où la chambre de Commerce en fera la demande motivée. Dès 1807, un conseil de prud'hommes est créé à Rouen puis, sous le Premier Empire, la juridiction est implantée progressivement dans une trentaine de villes, principalement dans la région lyonnaise (Tarare, Saint-Étienne, Saint-Chamond, Amplepuis), le Languedoc (Nîmes, Carcassonne, Limoux, Lodève, Alès), le Nord (Saint-Quentin, Lille, Roubaix, Cambrai) et la Normandie (Louviers, Mamers, Alençon, Bolbec). Dès 1808, des conseils de prud'hommes sont également créés dans une douzaine de villes européennes, notamment à Aix-la-Chapelle (1808), Gand (1810), Cologne (1811), Rome (1812), Bruges (1813) et Leyde (1813)…

La distribution des conseils de prud'hommes institués sous le Premier Empire reflète celle de l'économie traditionnelle du textile. La juridiction touche diverses cités spécialisées dans les industries de la laine, de la soie, du lin, du chanvre. L'industrie – moins ancienne – du coton se trouve également concernée dans les villes du Nord.
Les conseils de prud'hommes sont alors structurés en catégories professionnelles – ce qui restera le cas jusqu'en 1979 – et celles d'entre elles qui ne sont pas de nature textile sont exceptionnelles. La tannerie est parfois représentée (à Louviers), comme le savon (à Marseille). Enfin, quelques conseils de prud'hommes permettent de localiser les foyers d'une proto-industrialisation liée à la métallurgie sur le pourtour du Massif Central et en Rhénanie. Ainsi à Saint-Étienne et à Saint-Chamond sont représentées les catégories des fabricants de clous, d'armes, de quincaillerie et de coutellerie. Mais au côté des activités textiles telles la rubanerie et le moulinage de la soie, ces catégories sont encore bien minoritaires. En revanche, au sein du conseil de prud'hommes de Thiers, les représentants des papeteries et de la métallurgie dominent. De même en Allemagne – sur la rive gauche du Rhin rattachée à l'Empire – où les juridictions qui sont implantées couvrent des forges, des clouteries, des fonderies, des laminoirs et la verrerie.

L'essor de l'institution se ralentit après 1814. Mais cela paraît moins tenir à des raisons politiques – chute de l'Empire et Restauration – qu'au changement de contexte économique et social. La juridiction prud'homale paraît plus tournée vers une économie ancienne – autour des métiers et des petits ateliers – qu'annoncer la révolution industrielle. Si des négociants, notamment dans des contextes de « putting out » (diffusion de matières premières pour leur transformation dans des ateliers familiaux en zone rurale) ou dans de petits ateliers urbains, ont favorisé le développement originel de la prud'homie, le monde de l'usine – qui émerge dans les années 1830-1840 – paraît peu intéressé par les modes de régulation qui la caractérisent. Beaucoup d'industriels voient en effet dans ce tribunal « une sorte de menace quant aux prérogatives importantes que leur confère le libéralisme issu de la révolution » (18). Et, finalement, la plupart des chambres de Commerce se montrent réticentes face à l'idée d'implanter un conseil de prud'hommes dans leur ressort territorial. La crainte de concurrences corporatives joue sans doute tout autant que celle d'entrave au libéralisme.

Quant aux ouvriers, ils ne voient guère d'un bon oeil une juridiction répressive à leur égard… particulièrement après la répression des insurrections de Lyon, en 1831-1834, qui ont fait échec à l'idée d'un « tarif » et au projet de réforme de l'institution prud'homale, basé sur une extension modérée du droit de suffrage et la publicité de ses débats. Cela aurait donné une plus forte légitimité sociale au conseil. Les ouvriers dénoncent donc la partialité de la juridiction, un « conseil occulte », un « bureau favorable aux [seuls] marchands-fabricants » (19). Par rapport au texte de 1806, leur maîtrise de l'institution s'est d'ailleurs renforcée dès l'année suivante. Selon une revendication déjà formulée, ils obtenaient alors que les deux collèges électoraux se réunissent en une seule assemblée lors du vote. Ils pouvaient alors composer la juridiction à leur guise.

Comme les canuts lyonnais, après un passage à Lyon en 1844, Flora Tristan écrit que le conseil de prud'hommes est « une véritable duperie pour l'ouvrier » (20). Une démocratisation interviendra finalement en 1848, après l'adoption du suffrage universel masculin… mais elle ne sera que provisoire. Elle s'impose progressivement à compter des années 1860.

Contrairement à une mythologie tenace – découlant de leur dénomination –, les conseils de prud'hommes ne sont donc pas un héritage du Moyen Âge. L'institution est une création du Premier Empire, après une intervention personnelle de Napoléon, dont on connaît l'intérêt pour les questions industrielles. Pour autant, il ne s'agit pas d'une création ex-nihilo. La juridiction répondit d'abord aux revendications du négoce lyonnais, qui souhaitait la restauration des règlements économiques du siècle antérieur. Mais le gouvernement impérial s'y refusa. La juridiction nouvelle fut finalement une sorte de compromis entre ces revendications et le libéralisme hérité de la Révolution. Mais le compromis était ambigu. Tous les entrepreneurs – pour des motifs parfois opposés – ne s'y retrouvaient pas et les ouvriers en furent exclus (tout ne relevant que d'elle juridiquement). L'institution fut toutefois suffisamment plastique et son implantation laissée au bon vouloir des intérêts économiques. Elle connut un relatif essor au début du XIXe siècle. Elle apparaissait alors comme une sorte d'appendice juridictionnel aux chambres de Commerce.
 
La révolution industrielle, la naissance du « mouvement ouvrier » poussèrent à une refondation qui intervint dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'introduction de la parité entre patrons et ouvriers, et avec l'instauration du suffrage universel. Un demi-siècle après sa fondation, l'institution prud'homale prit alors le visage du tribunal professionnel qu'on lui connaît encore aujourd'hui.

Sélection bibliographique :

– Bergeron (Louis), L'Épisode napoléonien, Paris, Seuil, 1972.
– Bezucha (Robert J.), « Aspects du conflit de classe à Lyon, 1831-1834 », Le mouvement social, n° 76, 1971, pp. 5-26, 1971.
– Bloch (René), Chaumel (Henry), Traité théorique et pratique des conseils de prud'hommes, Paris, Alcan, 1912.
– Cam (Pierre), Les prud'hommes, juges ou arbitres, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1981.
– Coppolani (Jean-Yves), Les élections en France à l'époque napoléonienne, Paris, Albatros, 1980.
– Cleiftie (E.), Les conseils de prud'hommes, Université de Paris, thèse pour le doctorat en droit, 1898.
– David (Marcel), « L'évolution historique des conseils de prud'hommes en France », Droit social, n° 2, 1974, pp. 3-21.
– Delsalle (Paul), Tisserands et fabricants devant les Prud'hommes. Essai sur les relations professionnelles et les conflits du travail dans la région de Roubaix-Tourcoing, 1810-1848, thèse pour le doctorat en histoire, Université de Lille III, 1984.
– Dewerpe (Alain), Le monde du travail en France 1800-1950, Paris, Armand Colin, 1989.
– Garden (Maurice), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1995.
– Latreille (André, dir.), Histoire de Lyon et du Lyonnais, Toulouse, Privat, 1975.
– Le Goff (Jacques), Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
– Mollot (François), De la justice industrielle des prud'hommes, Paris, Chaix, 1846.
Le mouvement social, n° 141, 1987 [livraison sur les prud'hommes].
– Regnault (Emmanuel), Les conseils de prud'hommes, thèse pour le doctorat en droit, Faculté de droit de Paris, 1903.
– Rude (Fernand), L'insurrection lyonnaise de novembre 1931 ; le mouvement ouvrier à Lyon de 1824-1832, Paris, Anthropos, 1969.
– Sewell (William H.), Gens de métier et révolution. Le langage du travail de l'Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier-Montaigne, 1983.
– Tartanson (A.), De la réforme des conseils de prud'hommes, thèse pour le doctorat en droit, Université d'Aix-Marseille, 1904.
– Tocqueville (Alexis de), L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1979.
– Zins (Ronald, dir.), Lyon et Napoléon, Dijon, Faton, 2005.

Notes

(1) Cette étude s'inspire dans une large mesure d'une thèse de science politique : D. Andolfatto, Aux urnes salariés ! les élections professionnelles, prud'homales et sociales. Histoire et sociologie, Institut d'études politiques de Grenoble, 1989.
(2) Sur l'histoire – les histoires – de la prud'homie, voir notamment le numéro consacré à ce thème par Le mouvement social, n° 141, 1987.
(3) Cité par Pierre Cayez, « La chambre de Commerce de Lyon et le régime impérial », Cahiers d'histoire, 1971, p. 408.
(4) Mêmes sources, p. 407.
(5) Terret, Projet de règlement pour la fabrique des étoffes d'or, d'argent et soie de la ville de Lyon, Lyon, Amable-Leroy, an IX, pp. 4-8 [Archives municipales de Lyon].
(6) Cité par Georges Guigue, Un faux décret de Napoléon Ier – 3 juillet 1806-5 mars 1861, Lyon, Rey, 1914, p. 13.
(7) Voir Terret, Précis historique sur la manufacture d'étoffes de soie de la ville de Lyon, Lyon, Bruyset et Bynand, 1806, p. 19 [Archives municipales de Lyon].
(8) Cité par Poidebaud (Alexandre), Chatel (Jacques), Camille Pernon, fabricant de soieries à Lyon sous Louis XVI et Napoléon Ier, Lyon, Brun, 1912, pp. 21-22 et Dalloz, « Prud'hommes », in Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, Paris, Au bureau de la jurisprudence générale, 1857, p. 528.
(9) Cité par Bouvier-Ajam (Maurice), Histoire du travail en France depuis la Révolution, Paris, LGDJ, 1969, p. 85.
(10) Selon Bleton (A.), in Le conseil de prud'hommes de Lyon, Lyon, Rey, 1906, p. 3.
(11) Ce n'est là qu'une hypothèse. Pariset (E.), Histoire de la fabrique lyonnaise, Lyon, A. Roy, 1901, pp. 268-269, estime que l'appellation nouvelle a été proposée par la chambre de Commerce de Lyon.
(12) Sur la question des modalités de vote (et leur histoire), voir notamment Bon (Frédéric), Les élections en France, Paris, Seuil, 1978 et Ihl (Olivier), Le vote, Paris, LGDJ/Montchrestien, 2000.
(13) Les données sont extraites des archives municipales de Lyon. Pour leur dépouillement, voir notre thèse, pp. 669-670.
(14) Le vote féminin aux élections prud'homales sera introduit au début du XXe siècle (une quarantaine d'années avant son introduction au plan politique, mais un siècle après la fondation de l'institution prud'homale).
(15) Voir Coppolani (Jean-Yves), Les élections en France à l'époque napoléonienne, Paris, Albatros, 1980, p. 259.
(16) Archives municipales de Lyon (conseils de prud'hommes, élections 1806-1871).
(17) Id.
(18) Pierre Cam, Les prud'hommes, juges ou arbitres, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1981, pp. 23-26.
(19) Cité par Fernand Rude, L'insurrection lyonnaise de novembre 1931 ; le mouvement ouvrier à Lyon de 1824-1832, Paris, Éditions Anthropos, 1969, p. 234.
(20) Flora Tristan, Le tour de France, La découverte, 1980, tome 1, p. 123.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
468
Numéro de page :
29-36
Mois de publication :
déc.2006 - janv-fev. 2007
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