Avant-propos de la biographie Joséphine. le paradoxe du cygne, Perrin, 2016

Auteur(s) : BRANDA Pierre
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Cette introduction est à découvrir dans la biographie de Pierre Branda Joséphine. le paradoxe du cygne, parue en janvier 2016 aux éditions Perrin. L'auteur y explique la démarche de son enquête sur la vie de la première épouse de Napoléon.

Avant-propos

Cette histoire commence, ou plutôt s'achève par une fiction. Cette fiction porte un nom : Joséphine de Beauharnais. Oui, une fiction, presque une mystification. Avant d'entreprendre ce travail, je n'y avais à vrai dire jamais vraiment prêté attention tant ce nom nous est désormais familier. En l'entendant, on pense aussitôt à la femme légère, indolente, sournoise, infidèle, dépensière bien sûr, frivole et évanescente que beaucoup ont dépeinte livre après livre. Comme d'autres, j'ai aimé ce roman d'une vie. Parfois, je me suis bien demandé comment Napoléon avait pu tomber amoureux d'elle. Lui si rationnel et ordonné. Probablement l'avait-elle envoûté, cette « diablesse », on ne sait trop comment. Tout à la fois cygne blanc pour la majesté de son allure, mais aussi vrai cygne noir lunaire et féminin, Joséphine est un modèle d'intrigante à qui cependant on pardonne tout. Alors, comme nom d'héroïne, Joséphine de Beauharnais, c'est plutôt joli, charmant même. Il n'a pourtant jamais été prononcé du vivant de la première impératrice des Français et sonne aussi faux que tout ce qui précède. Il fut imaginé sous un régime, celui de la Restauration, pour des raisons politiques. Ce prénom, Joséphine, est une pure invention. Il vit le jour sous la plume enflammée d'un général plein d'avenir. Ce nom, Beauharnais, n'était pas non plus le sien. Elle en hérita après un mariage improbable, et pour finir calamiteux. Sa véritable identité, Marie-Joseph-Rose de Tascher de La Pagerie, s'est ainsi entièrement effacée de sa pierre tombale. D'autres noms ont cependant traversé les âges et peuplent parfois notre mémoire. Dans sa jeunesse, elle répondait au doux nom de Yeyette. Adolescente, elle préféra le prénom de Rose, celui que portait aussi sa mère, ou de Marie-Rose, pour éviter toute confusion avec sa génitrice. Puis elle devint la vicomtesse de Beauharnais. Elle fut aussi un temps la citoyenne Beauharnais, avant que la tragédie ne crêpe de noir la veuve Beauharnais. Après son second mariage, la citoyenne Bonaparte fit son apparition. Au bas de ses lettres, elle signait cependant le plus souvent Lapagerie Bonaparte ou même parfois Lapagerie Buonaparte, sans doute pour se différencier d'une belle-famille qui par ailleurs la détestait. Et Joséphine ? Napoléon fut le premier à l'appeler ainsi, et longtemps même il fut le seul. Elle-même n'adopta ce nouveau prénom qu'une fois son époux devenu maître de la France. Sous l'Empire, on célébrait l'impératrice Joséphine ou tout simplement l'impératrice. Après le temps des défaites, les bureaux royalistes de la censure l'appelleront un temps la mère du prince Eugène, avant de lui préférer l'immortel Joséphine de Beauharnais. Alors proscrit, le nom Bonaparte lui fut retiré, et plus question de l'appeler par son seul prénom car il fallait oublier la souveraine déchue.
 
L'histoire de son nom se confond presque avec celle de son époque, un peu comme si à chaque lever de rideau sur la scène de la grande Histoire elle avait su changer de costume et de rôle pour mieux rester sur les planches. Partant, son historiographie aurait dû se concentrer sur la femme politique et de réseaux qui sut se construire une destinée hors du commun plutôt que de revenir sans cesse sur ses prétendus écarts amoureux. Il n'est en effet pas un article ou un livre la concernant qui ne mette l'accent sur son infidélité, mot souvent accordé au pluriel dans son cas. Dans la littérature qui lui est consacrée, quand elle ne ressemble pas à la redoutable marquise de Merteuil, l'héroïne des Liaisons dangereuses, elle nous apparaît comme une Emma Bovary avant l'heure pimentant son quotidien dans les bras de jeunes soupirants. On songe notamment aux livres de Joseph Turquan, La Générale Bonaparte, ou d'André Gavoty, Les Amoureux de l'impératrice Joséphine, qui lui attribue dix-huit amants en se fondant essentiellement sur la rumeur publique. Rester dans l'histoire comme celle qui trompa Napoléon Bonaparte fut ravageur pour sa mémoire. Pour les thuriféraires de l'empereur, elle commit à l'évidence un crime de lèse-majesté. Dès lors, on ne s'étonnera point de la sévérité de certains historiens à son sujet. Qu'il nous suffise de citer le propos introductif de Frédéric Masson à sa Joséphine de Beauharnais pour comprendre le préjugé sexiste qui rôde autour de sa mémoire : « C'est une femme avec des os, de la chair, peu de cerveau – et des sens; ce n'est plus un être de raison, c'est la femme de son pays, de son temps, de son milieu, et si elle a tous les goûts, tous les désirs, tous les caprices de la femme qu'elle est, s'en devra-t-on étonner (1) ? » Sa légende noire s'est en outre augmentée plus récemment d'un nouveau chapitre, plus grave et plus destructeur : celui de son rôle présumé dans le rétablissement de l'esclavage aux Antilles. A la Martinique, sa blanche statue est aujourd'hui décapitée et maculée de rouge sang (2). Comme si la naissance pouvait être un crime car, nul ne l'ignore, elle ne fut pour rien dans la décision de son mari. Longtemps considérée comme une femme sans tête, il est paradoxal de penser qu'elle doit dorénavant son bannissement à sa prétendue force de persuasion sur un homme réputé pourtant peu influençable. La tache sur sa mémoire est désormais si étendue que l'on croit aujourd'hui plus judicieux de décliner ses mille et une passions  intimes à travers livres et expositions plutôt que de s'intéresser à sa vie publique. Partant, la femme de pouvoir s'efface derrière sa féminité certes remarquable mais ô combien réductrice. Quand l'« historiquement correct » continue de se propager…
 
J'aime cette expression de Jean Tulard : « détective de l'histoire (3) ». Derrière sa loupe, le maître nous invite à reconsidérer la moindre source, le moindre témoignage ou la moindre correspondance. Comme dans une enquête d'Hercule Poirot, il faut se méfier des apparences. D'habiles procureurs sont toujours là pour instruire à charge tandis que d'autres, complices de l'accusée, tentent au contraire de l'innocenter par tous les moyens. En outre, n'ayant laissé ni Mémoires ni souvenirs, Joséphine est assurément une grande muette de l'histoire. Quelque fallacieux que soit ce genre de littérature par essence vaniteuse et portée à l'autojustification, il nous manquera toujours les ultimes coups de griffe, les regrets, les espoirs, les chagrins, les joies, les peines ou les bribes d'amour que l'on peut consigner au soir d'une existence. Napoléon, Fouché, Talleyrand, pour ne citer qu'eux, ont fait de leur plume un habile avocat de leur postérité. En plaidant sans relâche devant l'histoire, ils l'ont forcément changée, influencée et souvent trompée. Joséphine est au contraire nue devant l'historien. Le vide laisse parfois place à l'interprétation. Les propos apocryphes n'ont pas manqué, et pas uniquement dans les nombreux romans qui la mettent en scène. Certes, on peut parfois se perdre en conjectures tant certaines pièces manquent à son dossier, mais de là à romancer son propos, il existe un pas que l'historien ne doit pas franchir.
 
Toutefois, si approximations et erreurs ont colonisé sa mémoire, comment séparer le bon grain de l'ivraie dans le cas de Joséphine ? Dans cette enquête, car c'en est une, une évidence s'est vite imposée. Écarter les nombreux Mémoires fabriqués par les habiles « teinturiers » de leur temps pour ne retenir que les correspondances fiables et les témoignages sûrs. On connaît aujourd'hui près de six cents lettres authentiques de l'impératrice. La plupart ont été rassemblées grâce à Bernard Chevallier, Christophe Pincemaille et Maurice Catinat dans un précieux recueil paru en 1996 (4). D'autres sont chaque année exhumées grâce au travail réalisé par la Société des amis de Malmaison. Cette série épistolaire sert de cadre au présent ouvrage. La publication de la Correspondance générale de Napoléon depuis 2005 par la Fondation Napoléon est venue heureusement compléter ce premier corpus. Indispensable outil de travail, elle nous renseigne presque intimement sur le caractère de Napoléon et par là sur les relations d'un couple très tôt installé sous les feux de la rampe. Vient ensuite la kyrielle de Mémoires s'étant intéressés à l'impératrice des Français. Parmi les plus populaires, on négligera volontiers ceux de la duchesse d'Abrantès, du valet de chambre Constant ou de la cartomancienne Marie-Anne Lenormand en raison de leur caractère éminemment refait ou recuit, pour ne s'intéresser qu'à ceux des témoins qui ont vraiment pris la plume pour raconter leur existence. Pour autant, tous les Mémoires authentiques ne sont pas fiables. Ceux de Bourrienne, Fouché, Barras et même du financier Hamelin sont parfois sujets à caution. N'oublions jamais que leurs confessions visent avant tout à les disculper devant l'histoire et dans le même temps à incriminer leurs contemporains. À ce jeu de massacre, Joséphine ne fut guère épargnée. Aussi avons-nous essayé d'être le plus critique possible avec les autres romans d'une vie.
 
Dans les pages qui suivent, nous avons voulu retracer exactement le cours de la destinée exceptionnelle de Joséphine et lui restituer sa véritable personnalité. Mon expérience d'historien m'a aidé dans cette tâche à la fois exaltante et difficile. D'une certaine manière, j'ai eu le sentiment parfois troublant d'avoir été comme préparé à cette rencontre. En consultant des centaines d'archives traitant de la Martinique ou des palais impériaux, j'avais déjà croisé de nombreuses fois l'incomparable au détour d'une note ou d'une lettre tombée dans l'oubli. D'année en année, elle m'est devenue ainsi presque familière. Cette sorte d'initiation commença par la publication en 2005 d'un ouvrage intitulé Napoléon, l'esclavage et les colonies, dans lequel nous entendions combattre l'anachronisme ambiant autour du colonialisme consulaire. Elle s'est continuée grâce à l'étude des mécanismes financiers d'une époque considérablement inventive en la matière (5). Je dois avouer que sans cet effort préalable il m'aurait été plus difficile de comprendre les astuces d'une Joséphine particulièrement douée pour l'agiotage ou la corruption. Enfin, mes précédentes études concernant la cour impériale et la Maison de l'empereur m'ont été également fort utiles pour décrire la Joséphine en majesté (6).
 
À Paris, sur les murs de l'ancien hôtel d'Eugène de Beauharnais décoré par Joséphine, devenu depuis l'ambassade d'Allemagne, il est permis de contempler de superbes cygnes à la majesté évidente. Le même animal se retrouve aussi sculpté sur un superbe fauteuil ayant appartenu à l'impératrice. Partant, on associa volontiers ce volatile à la souveraine. À tort néanmoins, car il fut plutôt choisi pour représenter symboliquement le dieu Apollon que la première épouse de Napoléon (7). Que les spécialistes de la symbolique me pardonnent, mais je ne peux résister à l'envie de marier une nouvelle fois le fier animal à celle dont la vie remplira les prochaines pages. J'aime cette citation d'Henri Frédéric Amiel qui figure d'ailleurs en épigraphe de ce livre : « La grâce protège : en lissant son aile, le cygne s'en fait une cuirasse. » La grâce fut l'atout majeur de Joséphine. Elle s'en servit de bouclier mais en fit aussi l'étendard de son succès, sa marque dans l'univers napoléonien. On sait aussi qu'elle se passionna pour le superbe oiseau. Dans son parc de Malmaison, elle accueillit d'ailleurs pour la première fois en Europe une variété rare de cette espèce venue d'Australie, le cygne noir, dont personne auparavant ne soupçonnait l'existence. À force de n'admirer que des cygnes au plumage blanc, les Européens furent naturellement portés à croire qu'une seule variété de cet oiseau peuplait la terre. Là est ce paradoxe, celui que l'on appelle parfois le paradoxe du cygne (8). Ce paradoxe sied au cas de Joséphine. À force de répéter la même légende sur son compte, on croit bien la connaître. Oublions l'icône incomparable pour nous intéresser à une certaine Marie-Joseph-Rose de Tascher de La Pagerie, née à la toute fin du printemps 1763 dans une lointaine terre du roi de France.

Notes

1. Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, Paris, Albin Michel, 1925, p. XXXIX.
2. En 1852, Napoléon  III fit ériger une statue à la plus illustre des Martiniquaises. Œuvre du sculpteur Vital-Dubray et inaugurée le 29 août 1859, elle trôna longtemps au centre du jardin de la Savane à Fort-de-France. En 1974, la municipalité d'Aimé Césaire la relégua pour des raisons politiques dans une partie plus discrète du jardin. Dix-sept ans plus tard, dans la nuit du 27 septembre 1991, elle fut outragée et, malgré son inscription le 31  décembre 1992 à l'Inventaire supplémentaire des monuments nationaux, aucune restauration n'a été entreprise depuis. Une réplique de cette statue commandée par la ville de Paris et terminée en 1865 fut installée à l'angle actuel de l'avenue Marceau et de la rue Galilée. En 1870, elle fut remisée, avant d'être exposée au Petit Palais. A la demande du mécène Edward Tuck, la ville de Paris accepta de la laisser en dépôt en 1930 dans le parc de Bois-Préau, autrefois dépendance du domaine de Malmaison, dont Tuck avait fait don à l'Etat. Cette copie se trouve toujours à l'entrée du parc.
3. Jean Tulard, Détective de l'histoire, Paris, Ecriture, 2012.
4. Joséphine, Correspondance, Paris, Payot, 1996.
5. Voir par exemple notre ouvrage, Le Prix de la gloire. Napoléon et l'argent, Paris, Fayard, 2007.
6. Voir notre ouvrage Napoléon et ses hommes. La Maison de l'empereur, Paris, Fayard, 2011.
7. Voir à ce sujet l'excellente étude sur le « Cygne ambigu », dans le catalogue L'Aigle et le Papillon, symboles des pouvoirs sous Napoléon, 1800-1815, Les Arts décoratifs, 2008, pp. 82 et 83. 8. Il est parfois question aussi de la « théorie du cygne noir » popularisée par Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage, Le Cygne noir, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
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