Bonaparte dans la Mazurka : mémoire d’un espoir polonais

Auteur(s) : BONNAFOUX Claudia
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Après huit années de gouvernement conservateur, les élections législatives de 2023 ont permis l’émergence d’une nouvelle coalition pro-européenne, emmenée par Donald Tusk. Bien que sa position ait été récemment fragilisée par l’élection, le 1er juin 2025, du nationaliste Karol Nawrocki à la présidence de la République, le Premier ministre a confirmé sa légitimité en remportant un vote de confiance au Parlement, le 11 juin.

Dans cette recomposition du paysage politique, le mot « liberté » revient avec force dans les discours publics. Qu’il s’agisse de l’élargissement des libertés individuelles, de la défense de la liberté d’expression face aux menaces de censure, ou encore d’une souveraineté nationale farouchement revendiquée, la notion se décline désormais en une pluralité de voix. Elle réactive ainsi une mémoire historique profondément ancrée, depuis les strophes du Mazurek Dabrowskiego, l’hymne national polonais, et sa lutte pour la liberté nationale :

« La Pologne n’a pas encore disparu / Tant que nous vivons / Nous reprendrons par le sabre / Ce que la violence étrangère nous a pris » jusqu’à évoquer l’héritage napoléonien : « Bonaparte nous donna l’exemple / comment nous devons vaincre ».

Mais derrière les symboles et les références patriotiques, se cache une histoire complexe, faite d’espoirs déçus et de calculs politiques. Comment expliquer cette persistance du mythe napoléonien dans la mémoire collective polonaise ?

Bonaparte dans la Mazurka : mémoire d’un espoir polonais
Juliusz Kossak, "Le général Jan Henryk Dąbrowski devant les Légions
polonaises en Italie", 1882, Institut national Ossoliński © Musée Lubomirski

Annexée entre 1772 et 1795 par la Russie, la Prusse et l’Autriche, la Pologne vit ses patriotes, exilés ou insurgés, placer leurs espoirs dans la Révolution française. En 1797, les Légions polonaises formées en Italie sous la République cisalpine adoptèrent comme chant de ralliement une mazurka composée par Józef Wybicki (1747-1822) : un appel à revenir combattre sous la bannière du général Dabrowski, en hommage aux volontaires polonais ayant servi sous son commandement lors de la campagne d’Italie de 1796-1797, et faisant de Bonaparte le modèle à suivre pour la victoire.

Juriste de formation, écrivain et homme politique, Wybicki avait participé à l’insurrection de Kosciuszko en 1794 avant de s ’exiler à Paris. Il y devint le principal journaliste de l’Agence, l’un des gouvernements polonais en exil, et contribua activement à la formation des Légions polonaises aux côtés de Dabrowski. C’est à Reggio nell’Emilia, en Italie, entre le 16 et le 19 juillet 1797, qu’il composa la Mazurek Dabrowskiego, devenue hymne national polonais en 1927.

Sous l’Empire, Napoléon considéra la question polonaise avec pragmatisme. S’il parut être en faveur de l’indépendance du pays, c’était avant tout pour son avantage stratégique face à ses adversaires, notamment la Prusse et la Russie. En 1807, la victoire de Friedland sur les Russes permit à Napoléon d’imposer au tsar Alexandre Ier le traité de Tilsit. Il créa ainsi le duché de Varsovie sur des terres arrachées à la Prusse, dotant ce nouvel État d’une constitution inspirée du modèle français et du Code civil. L’armée polonaise, renforcée par la conscription, joua un rôle décisif dans les campagnes napoléoniennes menées après cette date, de la charge héroïque de Somosierra à la terrible retraite de Russie. Jusqu’aux Cent-Jours, les soldats polonais suivirent fidèlement Napoléon, dans l’espoir, souvent exprimé, d’une restauration complète de l’indépendance polonaise. Mais l’Empereur n’envisagea jamais sérieusement de reconstituer le Royaume de Pologne, comme en témoigne sa correspondance dès 1807. Reste que la création du duché et l’engagement sans faille des Polonais dans la Grande Armée ont ouvert la voie à une conscience nationale renouvelée, et préparé, malgré l’échec final, les fondements d’un État autonome, fût-il sous tutelle.

C’est dans cet entre-deux que s’inscrit durablement la figure de Napoléon dans la mémoire polonaise : ni tout à fait libérateur, ni simple opportuniste, mais catalyseur d’une modernité nationale. En fredonnant encore aujourd’hui le nom de Bonaparte, les Polonais ne rendent pas hommage à l’homme d’Empire, mais au rêve d’émancipation qu’il cristallisa. Dans l’Europe actuelle, où les mémoires nationales font office de boussoles politiques, ce lien lyrique et militaire avec la France révolutionnaire garde une portée étonnamment vive.

Claudia Bonnafoux, web-éditrice (juin 2025)

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