Brienne 1814

Auteur(s) : BERNARD Gildas
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1814, année combien triste et glorieuse. Invaincue par l'épée pendant vingt ans, de 1782 à 1812, l'armée française a été engloutie dans les neiges de Russie, où 400.000 fusils sont restés enfouis. L'année suivante, en 1813, à Leipzig, au troisième jour de la bataille, l'arrivée de Bernadotte, venu jeter dans la balance le poids de ses 30.000 Suédois, fait pencher le plateau en faveur des alliés. Pour la première fois de son existence, Napoléon est vaincu personnellement et les débris de l'armée française refluent sur le Rhin.
1er janvier 1814, deux armées alliées, avec 220.000 hommes, vont déferler sur la France. En face de cela, Napoléon n'a que 60.000 hommes, composés de vieux cadres certes, sauvés des deux Campagnes précédentes, mais sous leurs ordres, des Marie-Louise, des gardes nationaux, des Chouans. Avec ces troupes improvisées, l'Empereur résistera désespérément, essayant en vain d'arrêter les envahisseurs, remportant douze de ses plus belles victoires.

Janvier 1814. Le Rhin est franchi. La ligne des Vosges tombe. La Meuse est traversée. Sans rencontrer de résistance de la part des maréchaux français presque démunis de troupes et découragés, Schwarzenberg et Blücher pénètrent en Champagne, atteignant la Marne, l'Aube et la Seine.
Le 24 janvier, Mortier et la Vieille Garde se battent en avant de Bar-sur-Aube. Premier combat de la Campagne au pont de Bondelin sur l'Aube, puis au vallon de Dardenne, enfin au village de Fontaine. 13.000 hommes contre 30.000 alliés. Le maréchal se retire lentement jusqu'à Troyes.
Blücher s'installe à Brienne avec 60.000 hommes russes et prussiens. Le Généralissime Schwarzenberg est à Bar-sur-Aube avec 160.000 austro-russes.
Le 27 janvier, 1.500 fantassins et 1.800 cavaliers sont à Villeneuve-au-Chemin, comme le montrent les notes prises par le maire de l'époque, J.-B. Lorne. Ce sont les cosaques de Platov qui galopent vers Sens et la division légère Hardegg qui éclaire.

Le 24 au soir, Napoléon a rassemblé aux Tuileries des Sénateurs qu'il envoie en mission extraordinaire, dans les départements, pour organiser la levée en masse. Il leur tient ce langage :
« Je ne crains pas de l'avouer, j'ai trop fait la guerre, j'avais formé d'immenses projets, je voulais assurer à la France l'Empire du Monde ! Ces projets n'étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population… Je dois expier le tort d'avoir trop compté sur ma fortune et je l'expierai. Je ferai la paix et je la ferai telle que le commandent les circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C'est à moi de souffrir, ce n'est point à la France. Elle n'a pas commis d'erreurs, elle m'a prodigué son sang, elle ne m'a refusé aucun sacrifice. Qu'elle ait donc la gloire de mes entreprises, qu'elle l'ait toute entière, je la lui laisse… Partez donc, Messieurs, annoncez à vos départements que je vais conclure la paix, que je ne réclame plus le sang des Français pour mes projets, pour moi, comme on se plaît à le dire, mais pour la France et l'intégralité de ses frontières… que j'appelle les Français au secours des Français… ».
Le lendemain 25 janvier, à l'aube, il se penche une dernière fois sur le berceau du petit Roi de Rome. Il ne le reverra plus. Il embrasse celle que, dans ses lettres, il appelle « sa bonne Louise », et monte dans l'une des cinq voitures préparées dans la cour des Tuileries. Il déjeune à Château-Thierry, couche à Châlons-sur-Marne, dans l'actuelle préfecture. Le lendemain, malgré la pluie, il reprend Saint-Dizier d'où il rejette les Russes surpris. Il est sur les arrières du Blücher.

Le 29 janvier

29 janvier 1814 : Blücher croit Napoléon à Nogent ou à Arcis-sur-Aube et s'avance sur la route de Troyes en franchissant l'Aube à Lesmont. Mais Napoléon est à Saint-Dizier avec 30.000 hommes, sur les arrières de Blücher. Napoléon décide aussitôt de prendre le Prussien à revers et de l'anéantir. Ce plan devrait réussir. Malheureusement, le colonel Bénard, officier d'État-Major parti de Saint-Dizier pour avertir le maréchal Mortier à Troyes, tombe entre les mains de cosaques qui éclairaient. Il n'a pas le temps de détruire son message et Blücher fait aussitôt repasser l'Aube à ses troupes. Et, au moment où les Français débouchent des fondrières du Der et du bois d'Ajou, devant Brienne, le grand parc d'artillerie de Blücher défile à toute allure dans la petite ville pour aller se mettre à l'abri à Trannes, à l'autre bout de la plaine de La Rothière. Blücher, averti par la capture du messager, n'a pas de mal à battre les Français. À cinq heures du soir, il se retire au château de Brienne pour y dîner et y coucher. C'est précisément le moment où Napoléon, ayant enfin rassemblé toute sa petite armée, va prendre l'offensive.
En passant à Maizières-lès-Brienne, Napoléon a vu un prêtre se jeter à ses bottes. C'était le père Henrion, ancien préfet des études de l'École militaire de Brienne. À la Révolution, le collège avait été supprimé et le père Henrion était devenu curé de Maizières. Il offre à l'Empereur de lui servir de guide, monte en croupe derrière le mameluk et sera atteint d'une balle au talon, quelques heures plus tard. En arrivant devant Brienne, Napoléon voit venir à lui un camarade d'enfance, Royer. Napoléon racontera cet épisode à Sainte-Hélène. Tous deux se rappellent qu'étant enfants ils faisaient le tour du château par un chemin détourné. Royer prend avec lui le général Château, fait le tour de la propriété mal gardée, franchit le mur et pénètre dans les caves sous la salle à manger où dîne Blücher. Sur les deux petits côtés du château, ce sont en effet les caves qui sont de plain-pied. Et les troupes de Château grimpent le petit escalier qui existe encore.

Si Blücher est pris ou tué au cours de la Campagne de France, celle-ci gardera la frontière du Rhin. Seul, Blücher est capable de tenir tête à l'Empereur. À 71 ans, ses troupes le surnomment le vieux « vorwarts » (en avant). Prisonnier après Iéna, il a gardé un désir profond de vengeance. Schwarzenberg, avec ses Autrichiens, ne saura que reculer chaque fois que Napoléon va s'avancer. Seul, Blücher est capable de tenir tête à l'Empereur.
Le général de Ségur nous dit, dans ses Mémoires, que la première salve de boulets venue recommencer la bataille, à 5 heures du soir, serait venue prendre d'enfilade le château et briser le lustre de la salle à manger où dînait Blücher. Toujours est-il que celui-ci dévale à toute allure l'escalier d'honneur et s'enfuit vers la grille d'entrée. Il s'y heurte à la brigade du contre-amiral Baste ; les amiraux étaient à pied depuis Trafalgar. Baste sera tué dans la bataille et on peut voir sa tombe au cimetière de Brienne. Mais voilà Blücher et son État-Major pris entre deux feux. Il sera sauvé par le plus grand des hasards et ce hasard a nom Dietschin. Il y avait à Brienne, un Allemand originaire du Brisgau, Joseph Dietschin. Établi dans la petite ville depuis 24 ans, marié à Brienne (1), cet homme est tombé dans les bras de ses compatriotes et Blücher l'a invité à dîner. C'est lui qui signale à Blücher l'existence d'une porte qui va le sauver. Il l'entraîne à travers le bois vers la porte de la ferme, qui existe encore aujourd'hui près de la halle. Blücher rameute ses troupes dans Brienne. Il met le feu à la ville pour retarder l'attaque française et se retire à 11 kilomètres de là, à Trannes où se trouve déjà son parc d'artillerie. Dans la lueur de l'incendie Napoléon voit des cosaques ivres sortir d'une cave. L'un d'eux veut le tuer, mais le général Gourgaud, plus prompt que lui, a tiré. Napoléon, pour éviter l'erreur de Blücher qui avait voulu coucher au château et faillit être pris, ira coucher chez le père Henrion, à la cure de Maizières.

Le lendemain, il se promène dans les ruines fumantes de Brienne pendant que la cavalerie nettoie la plaine du côté de La Rothière. Il visite l'École militaire où il avait été élève de l'âge de 10 ans à l'âge de 14 ans, et monte au château des Loménie, où il va établir son État-Major. Madame de Loménie, dont la dot avait servi à refaire le château, était morte en 1812. Du grand salon, il regarde longuement la plaine, racontant ses souvenirs d'enfance au général Daure et termine en disant : « Pouvais-je penser alors que j'aurais à y combattre les Russes ? ». Un cri « Au feu », venu de la bibliothèque voisine, le tire de son récit. Il donne quelques ordres. L'incendie est rapidement maîtrisé, mais, dès lors, il ne pense plus qu'à préparer la deuxième phase de la bataille, celle qui, dans l'histoire, est connue sous le nom de combat de La Rothière. La victoire de Brienne, victoire malgré tout puisque le Prussien a fui, a été loin d'être complète puisque, par suite de la capture de son messager, Napoléon n'a pas réussi à surprendre Blücher et à l'anéantir. Devant cet échec, l'Empereur aurait voulu se retirer aussitôt pour tenter sa chance ailleurs en d'autres occasions, mais Marmont et le 6e Corps, envoyés par Joinville, n'ont pas encore rejoint. C'est pourquoi Napoléon est obligé d'attendre.

Le 1er février

1er février 1814, 8 heures du matin. Marmont vient de rejoindre, en passant sur les avant-postes de Blücher, du côté de Soulaines. Napoléon donne aussitôt l'ordre de la retraite, à commencer par la jeune garde sous les ordres de Ney, lorsqu'un messager vient lui signaler que sur les collines de Trannes, Prussiens, Russes, Autrichiens et Bavarois commencent à descendre. L'Empereur rappelle aussitôt le maréchal Ney et la bataille va commencer, face aux armées alliées réunies.
À droite, Gérard, dont une des descendantes, Rosemonde Gérard, épousera Edmond Rostand, l'auteur bien connu de « L'Aiglon ». Parlant de Gérard, Napoléon dira à Sainte-Hélène qu'il aurait dû renvoyer dans leur foyer les maréchaux devenus trop âgés et faire une nouvelle promotion de jeunes maréchaux. Parmi eux, il citera Gérard. Celui-ci va tenir à Dienville sans reculer d'un pouce. Au centre, Victor tient La Rothière, Petit-Mesnil et La Giberie. À gauche, Marmont tient la route de Soulaines et La Chaise. Sous la pression du nombre, il doit évacuer La Chaise, puis Chaumesnil. Victor au centre doit se replier pour éviter qu'il n'y ait un trou entre Marmont et lui. L'armée française pivote autour de Dienville. Il neige. Napoléon est obligé de s'approcher si près de l'ennemi que Grouchy le supplie d'envoyer une partie de l'État-Major à l'arrière, par crainte de le voir emporté en une seule salve. Napoléon répond : « Ne savez-vous pas que nos heures sont comptées ».

Le général français Rottembourg est chargé de reprendre une dernière fois La Rothière. 1.200 gamins des 7e et 8e tirailleurs rejettent le Russe Olsuvief et parviennent jusqu'à l'église, mais soudain la peur leur fait décharger leurs fusils en l'air et ils se pelotonnent. Un général russe croyant qu'ils veulent se rendre fait reposer ses troupes et s'avance seul au milieu du champ de bataille. Rottembourg voyant le Russe seul pense à son tour qu'il veut se rendre et va au-devant de lui et pendant que les deux généraux s'expliquent à coups de sabre au milieu du champ de bataille, les vieux sergents, les vieux cadres, échappés aux Campagnes de Russie et d'Allemagne, passent rapidement sur le front des Marie-Louise pour leur remontrer comment on charge un fusil en 12 temps. Ce quart d'heure gagné permit aux jeunes soldats d'opérer une retraite en bon ordre. À Châtillon-sur-Seine où les alliés décidaient du sort de la France, avant même de connaître le résultat des batailles, le général anglais Wilson, détaché à l'État-Major du tsar, déclarait que dans la Nation française, seule au monde, il suffisait de trois mois pour faire un soldat. Les Marie-Louise n'avaient que deux mois de service militaire.

Il fait nuit. L'armée française pouvait être étranglée entre l'Aube et la Voire. Napoléon donne l'ordre de décrocher. Les Français se retirent sur la pointe des pieds. Pour donner le change, Napoléon ordonne de faire entretenir les feux de bivouacs par un rideau de cavalerie qui rejoindra à l'aube.

Le 2 février

Ségur raconte que vers quatre heures du matin, il vit l'Empereur quitter le château de Brienne. « Il marcha pendant environ un quart de lieue après quoi il monta à cheval et disparut à nos yeux vers Lesmont, dans les dernières ombres de cette nuit si longue à nos souffrances et à la sollicitude ». Au dernier moment, il avait vidé sa cassette, laissant ce qui lui restait aux religieuses de l'hôpital pour soigner les blessés. En pénétrant au château de Brienne, le tsar Alexandre y trouva une lampe qui brûlait encore. C'était le quinquet qui avait servi au maréchal Berthier, chef d'État-Major de l'Empereur, à écrire les ordres de celui-ci pendant une partie de la nuit. À Sainte-Hélène, Napoléon comparera Lesmont à Arcole. Il dira qu'un pont est toujours difficile à défendre. Les canons finissent par s'enrayer : c'est ce qui lui avait permis de passer à Arcole. Quant au pont de Lesmont qui se trouvait à l'époque dans le prolongement de la rue qui longe l'église, il dira qu'en passant à l'aube il se rendit compte de la difficulté qu'il y aurait à le défendre. Il fit percer des meurtrières dans deux maisons situées à ses extrémités et y mit 50 hommes. En outre, il fit préparer des fascines poissées. Le pont était en bois. À 10 heures du matin, les cosaques arrivèrent au galop, suivant la trace de l'armée française dans la neige. Ney dut faire le coup de feu pour les faire repasser de l'autre côté du pont et, grâce aux fascines préparées sur ordre de Napoléon, il parvint à embraser le pont. Meissonier, qui peignit Iéna et Friedland, peignit aussi la Campagne de France, il y a plus de cent ans, en 1864, sous le nom de « mil huit cent quatorze ». On voit Napoléon à cheval, suivi des maréchaux qui somnolent. Ils ont la tête basse. On les sent tristes, fatigués ; seul, Napoléon regarde droit devant lui. Il pense non seulement aux détails comme il a pensé, quelques heures plus tôt, aux fascines poissées qu'il fallait préparer pour faire brûler le pont de Lesmont, mais il pense surtout à la manière dont il va pouvoir diviser l'ennemi pour le battre séparément.
 
 
La France a perdu une bataille mais n'a pas perdu la guerre. Il y aura, dans quelques jours, Champaubert, Montmirail, Montereau. La France sera à deux doigts de garder la frontière du Rhin.

Notes

 (1) L'état civil de Brienne le donne comme originaire de Schlingen en Brisgau. Il épouse à Brienne à 24 ans le 10 mai 1780 Marie-Anne Lorry du même âge que lui. L'acte de mariage est aussitôt suivi de l'acte de légitimation d'une fille Marie-Jeanne née le 8 avril précédent. En 1814, J. Dietschin a donc 60 ans. Les Français le fusilleront quelques jours plus tard, comme espion, sur les routes de Champagne. Il ne l'était probablement pas, mais Blücher trop heureux de rencontrer sur place un homme qui puisse lui servir de guide l'avait invité à dîner.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
265
Numéro de page :
23-26
Mois de publication :
08
Année de publication :
1972
Année début :
1814
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