Campo Formio : un traité nécessaire mais imparfait

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Dans le numéro 412 de la Revue du Souvenir Napoléonien, le séjour à Mombello, les négociations de Leoben et de Campo-Formio étaient considérés sous l'angle de  » l'apprentissage d'un chef d'État  » (1). Ce qui suit est un peu le prolongement de ce travail puisqu'avec le traité de paix signé entre lui et les représentants de  » l'Empereur des Romains, roi de Hongrie et de Bohême  » (2), Bonaparte commença la mise en pratique de cet apprentissage dans le concert européen, au-delà de l'Italie.
C'est en prenant cependant du recul avec la personnalité de Bonaparte que nous évaluerons ici l'accord signé en le replaçant dans son contexte, dans les buts de guerre de la France à cette époque et dans ses résultats concrets. On verra que  » l'apprenti  » chef d'État ne respecta pas le mandat qui lui avait été accordé par son gouvernement et n'en fit largement qu'à sa tête. Le Directoire laissa faire, en dépit des imperfections du texte de Campo-Formio, car si Bonaparte n'était pas encore le maître de la République, il commençait à avoir bien plus qu'une position  » militaire  » : une force politique. Le gouvernement accepta donc, contraint et forcé, de ratifier ce que Talleyrand appela  » une paix à la Bonaparte « .

Le traité dit  » de Campo-Formio « , conclu dans la nuit du 17 au 18 octobre 1797, a fait couler beaucoup d'encre, en son temps comme depuis, puisqu'il est, nous dit-on, un des mythes fondateurs de la légende de Napoléon, jeune général qui n'hésita pas à passer outre la politique menée par le gouvernement du Directoire pour assouvir le désir de paix du peuple de France. Au-delà de la Légende et des arrières-pensées politiques du temps, ce traité fut-il une bonne paix ? Participa-t-il ou fut-il conçu comme un élément des stratégies personnelles – à court ou plus long termes – de Bonaparte ? Comme souvent, la réponse à ces questions se situe à mi-chemin. Pour le vérifier, nous rappellerons quels étaient les buts de guerre de la France à cette époque, quels étaient le contenu et la forme du traité, en quoi il était nécessaire à Bonaparte et en quoi il fut seulement un accord sur une trêve, donc un échec diplomatique sur la durée, puisqu'il n'empêcha pas la guerre de reprendre. Mais Campo-Formio fut plus que tout cela aussi. Il affirma en France et aux armées l'image du général Bonaparte, réalisateur des aspirations des populations fatiguées de la guerre et des troupes épuisées par d'incessantes campagnes. Le « négociateur habile, intransigeant et rebelle « , décrit par Jacques Jourquin, réussit à Campo-Formio une formidable opération personnelle, à défaut d'avoir conclu une grande paix.

Réaffirmation des buts de guerre du Directoire

A l'époque de la campagne d'Italie, un débat s'était développé en France sur les buts de guerre. En 1792, les Girondins avaient voulu que la Révolution s'en aille délivrer les peuples opprimés et renverser les vieilles monarchies.  » Le moment est venu pour une autre croisade, ce sera une croisade de liberté universelle « , s'était enthousiasmé Brissot aux Jacobins. Robespierre l'avait mis en garde: la guerre serait la perte de la Révolution et s'achèverait par l'avènement d'un pouvoir militaire, ce en quoi l'Incorruptible avait vu presque juste (car, si Napoléon resta un militaire, même après Brumaire, il ne laissa jamais les généraux se mêler des affaires de l'État). Le gouvernement révolutionnaire n'en prolongea pas moins les luttes commencées auxquelles on avait ajouté un objectif plus mesurable qu'une vague croisade : étendre le territoire de la République jusqu'au Rhin, aux Alpes et aux Pyrénées.

Au début du Directoire, des voix s'étaient élevées pour remettre en cause les buts de guerre de la France qui, par la rigidité et le caractère presque  » quantifiable  » de l'objectif à atteindre (le Rhin, les Alpes, les Pyrénées), rendaient tout compromis impossible. Trois ans après celle des  » frontières naturelles « , la notion d' » anciennes limites  » avait fait son apparition, notamment dans les milieux royalistes et modérés. Elle consistait à concéder, en échange de la paix, un retour de la France dans ses frontières de l'Ancien Régime, plus quelques extensions territoriales significatives en Savoie, en Belgique et au sud des Pays-Bas. A l'intérieur du champ politique national, un accord sur la politique étrangère nécessitait un compromis entre deux solutions extrêmes. Entre tout conserver et tout abandonner des rêves de la Révolution, il fallait oser imposer un axe moyen, concilier les ambitions territoriales et la soif de paix des populations. Le Directoire en fut incapable : après le coup d'État de Fructidor, la position officielle du gouvernement fut réaffirmée avec force en faveur des  » frontières naturelles « . Dans la démarche de Bonaparte, au moment de Campo-Formio, l'apport à la France de la rive gauche du Rhin était un élément essentiel. Quant aux conquêtes en Italie, le gouvernement souhaitait les conserver à titre de garanties, mais n'envisageait aucune annexion de l'autre côté des Alpes. Ce qu'il souhaitait surtout, c'était éloigner la Maison d'Autriche de la Péninsule.

Campo-Formio, une paix séparée qui profite aussi au vaincu

Pour que la France puisse atteindre ses buts de guerre, il fallait un accord général en Europe afin que le continent puisse être remodelé. A cette époque, seules participaient encore à la coalition l'Autriche et l'Angleterre. Cette dernière était le véritable animateur des ligues anti-françaises. Elle y préparait d'ailleurs l'entrée (ou le retour) de nouveaux belligérants. Elle faisait tout pour faire échouer les tentatives de négociations. La première faiblesse de Campo-Formio fut donc de n'être qu'une paix séparée, puisque le principal ennemi de la France républicaine était hostile à l'accord, refuserait de le reconnaître et, mieux, ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le faire capoter.

Le traité signé le 18 octobre à une heure du matin se composait de trois textes (3) dont un seul était  » patent  » (25 articles), c'est-à-dire qu'il pouvait être rendu public, les deux autres étant secrets (17 articles en tout). Pour l'Empereur, Cobenzl, Gallo, Merveldt et Degelmann apposèrent leurs signatures. Bonaparte signa seul pour la France.
Au terme des articles patents, l'Autriche renonçait à la Belgique en faveur de la France, acceptait la souveraineté française sur les îles du Levant (Corfou, Zante, Sainte-Maure, etc.) ainsi que sur  » tous les établissements ci-devant vénitiens en Albanie, qui sont situés plus bas que le golfe de Drino « . En cela, Bonaparte avait gagné : la France pouvait commencer à entrevoir sa domination sur la Méditerranée. L'Empereur reconnaissait la République cisalpine puissance  » indépendante  » dont nul n'ignorait qu'elle était soumise aux volontés de la France. Enfin, il fermait ses ports aux nations belligérantes. De son côté, la France reconnaissait la souveraineté de l'Empereur sur l'Istrie, la Dalmatie, les îles vénitiennes de l'Adriatique et, surtout, sur Venise, plus quelques autres territoires périphériques de la république des Doges.

Les articles secrets engageaient l'Empereur à employer ses bons offices auprès du Saint-Empire (sur lequel il n'avait qu'une souveraineté nominale, ce dont jouèrent Cobenzl et ses collègues pour éviter une franche intervention autrichienne) pour que les frontières françaises puissent s'étendre à l'ensemble de la rive gauche du Rhin. Comme on le dit trivialement, un tel engagement ne  » mangeait pas de pain « . Si les états allemands ne donnaient pas leur accord, malgré les promesses françaises de dédommager ceux qu'on privait de tout ou partie de leur territoire, l'Autriche acceptait seulement de ne pas intervenir militairement pour les soutenir. De même, l'Empereur prenait l'engagement de garantir la liberté de navigation sur le Rhin (Mayence restant française) et la Meuse. En contrepartie, la France lui reconnaissait la souveraineté sur Salzbourg et le sud de la Bavière. Ainsi, si Venise devait être, selon le mot de Bonaparte, le  » prix du Rhin « , la France venait de la sonsentir à titre d'avance : pour le Rhin, tout dépendait de la bonne volonté autrichienne.
D'autres dispositions de moindre importance (don territorial mineur à la République helvétique, par exemple) clôturaient une première partie d'articles secrets. La seconde partie détaillait les mesures militaires réciproques et établissait un calendrier d'évacuation des différents territoires.

Ainsi, loin d'éloigner l'Empereur de l'Italie, Bonaparte lui permettait d'y conserver un pied solide. Il lui offrait, en outre, de nouveaux territoires en Allemagne. Les contreparties accordées à la France étaient claires pour ce qui concernait la Belgique mais floues pour le reste de la rive gauche du Rhin et les garanties accordées aux républiques-soeurs, même officiellement reconnues par Vienne.
On peut le dire, la paix de Campo-Formio était bâclée (l'accélération du calendrier dans les dernières semaines l'atteste), nullement fondée sur le retour à un équilibre de l'Europe. La solution adoptée n'était pas sans vision stratégique de Bonaparte ( » la rive gauche du Rhin, on l'aura quand même « , lui faisait dire Jacques Jourquin dans sa récente étude). Mais à court terme, Campo-Formio négligeait la situation générale de l'Europe. L'Angleterre était oubliée. Les états d'Allemagne étaient maltraités. La Prusse à peine ménagée. On ne pouvait espérer garantir une paix durable avec autant de puissances de premier plan mécontentes. L'Autriche, vaincue sur le terrain, gagnait pourtant des territoires sur le tapis vert. La république de Venise était rayée de la carte politique et passait entre les mains de Vienne (et n'en sortirait qu'en 1866). Des républiques italiennes et rhénanes, sans fondements historique ou sociologique, voyaient leur existence confirmée (même si le Directoire abandonna très vite le projet de république cisrhénane échaffaudé par Hoche). En renforçant la Cisalpine, Bonaparte avait fait prévaloir les vues – on est tenté d'écrire  » les goût s » – du conquérant, sans tenir compte de l'attachement viscéral de Vienne à ses positions péninsulaires traditionnelles. Le désir de revanche autrichienne apparaissait inéluctable avec, en plus, des bases de départ plus solides que par le passé, depuis Venise.
Les articles  » patents  » avouaient même l'imperfection du texte de Campo-Formio : ils cédaient à une des demandes les plus anciennes de Vienne en renvoyant la résolution définitive du conflit à un congrès international qui devait se tenir à Rastadt, preuve qu'on avait négocié vite, signe aussi que l'Autriche voulait gagner du temps avant d'avoir à exécuter les clauses de son accord avec Bonaparte. Les articles secrets semblaient ménager la revendication des  » frontières naturelles  » sur le Rhin. Il n'empêche que ni les tiers au traité (Prusse, Angleterre, Suède, Naples, etc.), ni l'Autriche ne pouvaient être pleinement satisfaits des accords passés, en dehors du fait qu'ils leur permettaient de gagner du temps.

Bonaparte : " Il était impossible d’arriver à un meilleur traité "

Bonaparte lui-même sentait bien que son travail était imparfait. Il l'écrivit à Talleyrand le jour même de la signature, dans une lettre d'explication :  » Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux, cependant, qui connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires, seront bien convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité, sans commencer par se battre et sans conquérir encore deux ou trois provinces de la Maison d'Autriche « .
A Paris, certains députés critiquèrent ouvertement les méthodes du général qui avait forcé le pas des négociations, sans tenir compte des instructions qui lui avaient été portées par Bottot, le secrétaire de Barras, le 5 octobre et sans respecter les instructions formelles du Directoire d'anéantir la présence de la Maison d'Autriche en Italie. De son côté, bien que furieux de l'invasion de Venise décidée par Bonaparte sans en avoir référé au gouvernement, Talleyrand le félicita en des termes forts :  » Voilà donc la paix faite, et une paix à la Bonaparte ! (…) Amitié, admiration, respect, reconnaissance… On ne sait où s'arrêter dans cette énumération « . Il est vrai que le ministre des Relations Extérieures avait dans des courriers récents, encouragé le général en chef de l'armée d'Italie à mener ses négociations avec indépendance :  » Livrez-vous à vos combinaisons, elles porteront sûrement le caractère de grandeur et de stabilité que vous savez donner à tout  » (4). Ce faisant, il avait autorisé Bonaparte à ne pas se sentir lié par les instructions directoriales sur la conduite des négociations. Nul doute que Talleyrand avait compris que Bonaparte avait de l'avenir. Et l'ancien évêque n'insultait jamais l'avenir.
Affaibli par le coup d'État anti-royaliste de Fructidor qui venait d'avoir lieu et auquel Bonaparte avait prêté la main, le Directoire laissa pourtant faire (5). Il ratifia rapidement Campo-Formio, parce que l'opinion voulait la paix, même fragile. Paris pavoisa à l'annonce de la signature du traité. Mais Sieyès prophétisa :  » Ce n'est pas une paix que ce traité, c'est l'appel à une nouvelle guerre « . Il n'avait pas tort et l'avenir le prouva.

Campo-Formio était une paix fragile. Mais à qui la faute ? Les directoriaux s'étaient montrés particulièrement inconséquents. Ils avaient abdiqué devant le culot de ce jeune général devenu indispensable par ses succès militaires, ses contributions à l'équilibre des finances publiques et ses arbitrages dans les conflits de politique intérieure. Un gouvernement fort et stable n'aurait pas laissé Bonaparte, même couvert de gloire, s'arroger le droit de conclure la paix à sa place, surtout dans des conditions à maints égards contraires aux consignes reçues. Même la manoeuvre qui consista à envoyer Bonaparte représenter la France à Rastadt fit long feu : le général ne fit qu'un bref passage dans cette ville et laissa son collègue Bonnier y poursuivre les négociations. Lorsqu'il rejoignit Paris, nul n'eut le courage politique de lui en faire le reproche.
Le comportement de Bonaparte dans l'affaire de Campo-Formio est, c'est le moins que l'on puisse écrire, controversé par les historiens. Albert Sorel écrivit que le jeune général avait bien trompé ses interlocuteurs autrichiens : il avait obtenu un répit qui permettrait de laisser les troupes se reposer avant de reprendre la lutte. Ainsi, pour Sorel, le contenu du traité n'avait aucune importance. Bonaparte avait même espéré que son gouvernement refuserait de ratifier la paix (6), ce qui est loin d'être établi. Paul de Cassagnac, lui, s'enthousiasma pour le patriotisme et l'humanité du conquérant :  » Bonaparte donne en ces circonstances l'exemple d'un jeune général monté sur un piédestal incomparable de victoires (…), d'un général à qui son gouvernement enjoint de poursuivre la guerre et qui refuse  » (7). Thiers, de son côté, opine que c'est par démagogie que Bonaparte signa la paix, pour préparer son avenir, en quelque sorte :  » Une paix qu'il avait signée avec égoïsme était vantée comme un acte de désintéressement  » (8). Quant à Gugliemo Ferrero, replaçant Campo-Formio dans le contexte de l'unité et de la sécurité de l'Italie, il jugea que ce traité commença « le grand chaos de l'Occident au milieu duquel nous nous débattons encore (ndla : en 1936)  » (9).
A Campo-Formio Bonaparte pensait à son avenir, c'est peu contestable. Mais il avait d'autres bons motifs de se dégager des hostilités en Italie.

Les mobiles de Bonaparte

Dans la lettre à Talleyrand citée plus haut, Bonaparte expliqua les raisons qui l'avaient poussé à conclure cette paix séparée avec l'Autriche et à laisser au congrès de Rastadt le soin de peaufiner une oeuvre imparfaite.
Comme il l'écrivit, si la paix n'avait pas été signée, il aurait dû reprendre l'offensive, marcher vers Vienne. Or, l'état de ses forces, victorieuses mais après de rudes efforts, était loin de rendre une telle manoeuvre gagnée d'avance. Selon lui, il ne disposait pour l'offensive que d'environ 50 000 hommes, tandis que les Autrichiens pourraient lui en opposer trois fois plus, et de bonnes troupes. Pour réussir cette campagne, rendue difficile par l'hiver qui s'annonçait, il aurait fallu combiner ses forces avec celles des armées d'Allemagne, pour prendre Vienne en tenaille. Une telle opération nécessitait un accord préalable entre les deux commandements (10) : il lui faudrait au moins vingt-cinq jours pour l'obtenir, compte tenu de la lenteur des communications, de quoi laisser aux Autrichiens la possibilité de percer ses plans et de les devancer.

Ce que Bonaparte ne développa pas dans sa lettre à Talleyrand, c'est l'état de l'opinion dans les régions occupées par les Français. Le vainqueur de Rivoli craignait une grande agitation sur ses arrières. Partout, les populations s'agitaient et le général en chef avait dû dépêcher de forts contingents, sous forme de  » colonnes mobiles « , pour ramener le calme. Que se passerait-il derrière ses lignes si, pendant l'offensive, l'Italie se soulevait ? Il ne pouvait prendre un tel risque. Mieux valait gagner du temps. Et comme il fallait rebondir, Bonaparte vantait le nouveau  » système italien  » (A. Fugier) et faisait preuve d'un optimisme que l'avenir allait démentir :  » Nous avons la guerre avec l'Angleterre ; cet ennemi est assez redoutable. Si l'Empereur répare ses pertes dans quelques années de paix (sic), la République cisalpine s'organisera de son côté et l'occupation de Mayence, la destruction de l'Angleterre compenseront le reste. ».
Enfin, on ne peut, évidemment, éliminer l'opinion de Thiers : le vainqueur de l'Italie ménageait son avenir personnel. Bonaparte commençait à vouloir le pouvoir, il l'avait dit à plusieurs visiteurs. Un peu plus de gloire en Italie ne lui apporterait rien. Par contre, apporter la paix en ferait plus qu'un général glorieux : un général populaire. Il avait pu mesurer, à la crainte des directeurs chaque fois qu'il avait remis sa démission pour les faire plier, que ses cartes étaient bonnes : Paris préférait le laisser négocier la paix à sa guise  » plutôt que de le voir rentrer comme l'homme à qui on avait refusé de faire la paix après avoir gagné la guerre  » (J. Jourquin). Et il avait appris le pouvoir à Mombello.

Profiter de la trêve pour envahir l’Angleterre

La paix avec l'Autriche n'avait qu'un avantage, à court terme : seule l'Angleterre continuait la lutte. Le conflit strictement continental était éteint et on a pu parler, non sans exagération, de la  » victoire de l'an IV « . A ce moment, le bilan des guerres révolutionnaires pouvait être considéré comme positif. Certes, la France n'était pas venue à bout d'Albion, mais les succès continentaux et de nouvelles alliances étaient prometteurs, malgré la fragilité de la paix. Le Directoire commença à échafauder des plans d'un débarquement en Angleterre, pour  » aller dicter la paix à Londres « . Une armée d'Angleterre fut constituée et stationnée sur les côtes de la Manche. Bonaparte devait en prendre le commandement. N'avait-il pas écrit :  » Les Autrichiens sont lourds et avares; aucun peuple moins intrigant et moins dangereux pour nos affaires intérieures que le peuple autrichien. L'Anglais, au contraire, est généreux, intrigant et actif. Il faut que notre gouvernement détruise la monarchie anglicane, ou il doit s'attendre lui-même à être détruit par la corruption et les intrigues de ces actifs insulaires. Le moment actuel nous offre beau jeu. Concentrons toute notre activité du côté de la marine et détruisons l'Angleterre  » ? (11).

En dépit de l'échec d'une précédente tentative menée par Hoche, un corps expéditionnaire fut dirigé vers l'Irlande, le ventre mou du Royaume-Uni, la  » Vendée anglaise « , selon l'expression en vogue à Paris. Un millier d'hommes, sous les ordres du général Humbert, parviendra à débarquer sur l'île, durant l'été 1798. Il fut contraint à la reddition, face aux 20 000 soldats du général anglais Cornwallis. Ancêtre du Blocus continental, la loi du 18 janvier 1798 permettra aux Français de se saisir de tout bâtiment se livrant au commerce avec l'Angleterre. Cette politique eut peu d'effets immédiats sur l'économie britannique mais éloigna les pays neutres des positions françaises. Elle aboutit même, en raison des représailles organisées par les Anglais, à ralentir le commerce colonial de la République. La maîtrise des mers s'avérant impossible, l'invasion de l'Angleterre apparut irréalisable. Le Directoire accepta un projet de conquête de l'Égypte par Bonaparte, pour  » couper la route des Indes « . Cette décision eut pour effet de relancer les hostilités. La Turquie – pourtant alliée de la France – fut la première à prendre les armes, suivie, par le royaume de Naples et, ce qui n'était pas arrivé depuis le début de la Révolution, par la Russie. En novembre 1798, Vienne et Londres convinrent que leur lutte commune ne s'arrêterait qu'une fois la France rentrée dans ses anciennes limites. Les conseils du Directoire tirèrent les conséquences de cette nouvelle situation et, sous prétexte que les troupes russes avaient pu traverser des territoires autrichiens pour se rendre en Italie, déclarèrent la guerre à l'empereur, le 12 mars 1799.

Pendant que l'Europe s'enflammait à nouveau, et comme si de rien n'était, le congrès de Rastadt – petite ville située au sud de Karlsruhe – avait poursuivi ses travaux, dans la confusion et le double jeu, de part et d'autres. Cette longue conférence fut bien l'échec qu'avaient prévu Sieyès et les adversaires de Campo-Formio. Elle s'était ouverte le 9 décembre 1797 et ne s'acheva que le… 23 avril 1799, sans autre résultat que la constitution d'une nouvelle coalition contre la France (Angleterre, Autriche, Russie, Turquie, Naples). Cette coalition allait se maintenir jusqu'en 1801.
Pendant un an et demi, à Radstadt, les représentants des états allemands, de l'Empereur du Saint-Empire (emmenés par Metternich-père et Cobenzl) et de la France (Bonaparte (du 16 novembre au 2 décembre 1797) puis Treilhard et, enfin, Debry) s'épuisèrent en séances stériles, tandis que l'Angleterre faisait tout pour que le congrès échoue. Jamais les accords passé à Campo-Formio (notamment ceux concernant la souveraineté de la France sur la rive gauche du Rhin) ne purent être avalisés par le congrès. La réunion se poursuivit même – pour la forme – lorsque la reprise de la guerre parut inévitable.  » On s'ennuyait ferme « , écrivit plus tard le dernier chef de la délégation française, Jean Debry. A la mi-avril 1799, enfin, alors que les délégués autrichiens étaient déjà rentrés chez eux, les plénipotentiaires français furent fermement priés de se retirer.

Le 28 avril, au moment où ils quittaient Rastadt, les trois derniers représentants de la France furent assaillis par des  » hussards hongrois « . Bonnier et Roberjot furent tués. Jean Debry réussit à s'échapper, après avoir fait le mort. Les raisons de cette attaque sont mieux connues depuis la publication, en 1992, des travaux d'une historienne anglaise, Elisabeth Sparrow (12). On a longtemps pensé que les hussards avaient pour mission de récupérer, dans les papiers des Français, les preuves du double jeu du gouvernement autrichien. Ils se seraient laissés entraîner et auraient tué les diplomates français  » par erreur « . Sur la foi de rapports remis au gouvernement de Londres par un certain Talbot, organisateur d'un réseau d'espions anglais et contre-révolutionnaires opérant en Suisse et en Allemagne, Elisabeth Sparrow a établi qu'en réalité, l'organisation de l'assassinat fut le fait d'agents anglais ayant échappé au contrôle de leur gouvernement et qui parvinrent à  » manipuler  » des hussards autrichiens. Le coup de main, prévu de longue date, devait contribuer à envenimer un peu plus les relations entre Vienne et Paris. Or, au moment où les Français quittaient Rastadt, la guerre était certaine entre les deux puissances. Il n'y avait donc plus besoin de mener l'opération. Elle eut lieu tout de même, malgré les efforts du chef du réseau anglais pour l'empêcher.
Quoi qu'il en soit, la reprise générale des hostilités en Europe montre bien la précarité des accords passés par Bonaparte. Campo-Formio fut une paix séparée voulue par un grand pragmatique, non une grande oeuvre de diplomatie visionnaire. Mais, à cette époque, la France n'en demandait pas plus à Bonaparte. 

Quand Dumas raconte Napoléon

 » Aucun affront ne peut échapper à l'Autriche: les défaites de ses généraux vont remonter jusqu'au trône. Le 10 mars 1797, le prince Charles est battu au passage du Tagliamento: cette victoire nous ouvre les États de Venise et les gorges du Tyrol. Les Français s'avancent au pas de course par la voie qui leur est ouverte, triomphent à Lavis, à Trasmis et à Clausen, entrent dans Trieste, enlèvent Tarvis, Gradisca et Villach, s'acharnent à la poursuite de l'archiduc, qu'ils n'abandonnent que pour occuper les routes de la capitale de l'Autriche, et enfin pénètrent jusqu'à trente lieues de Vienne. Là, Bonaparte fait une halte pour attendre les parlementaires. Il y a un an qu'il a quitté Nice, et, dans cette année, il a détruit six armées, pris Alexandrie, Turin, Milan, Mantoue, et planté le drapeau tricolore sur les Alpes du Piémont, de l'Italie et du Tyrol. Autour de lui ont commencé de briller les noms de Masséna, d'Augereau, de Joubert, de Marmont, de Berthier. La pléiade se forme, les satellites tournent autour de leur astre, le ciel de l'Empire s'étoile!
Bonaparte ne s'était pas trompé : les parlementaires arrivent. Leoben est fixé pour le siège des négociations. Bonaparte n'a plus besoin des pleins pouvoirs du Directoire. C'est lui qui a fait la guerre, c'est lui qui fera la paix.
 » Vu la position des choses, écrit-il, les négociations, même avec l'Empereur, sont devenues une opération militaire. »
Néanmoins cette opération traîne en longueur; toutes les astuces de la diplomatie l'enveloppent et le fatiguent. Mais un jour arrive où le lion se lasse d'être dans un filet. Il se lève au milieu d'une discussion, saisit un magnifique cabaret de porcelaine, le brise en morceaux et le foule aux pieds; puis, se retournant vers les plénipotentiaires stupéfaits :
– C'est ainsi que je vous pulvériserai tous, leur dit-il, puisque vous le voulez.
Les diplomates reviennent à des sentiments plus pacifiques ; on donne lecture du traité, dans le premier article, l'empereur déclare qu'il reconnaît la République française:
– Rayez ce paragraphe, s'écrie Bonaparte ; la République française est comme le soleil sur l'horizon : aveugles sont ceux-là que son éclat n'a point frappés!
Ainsi, à l'âge de vingt-sept ans, Bonaparte tient d'une main l'épée qui divise les États, et de l'autre la balance qui pèse les rois. Le Directoire a beau lui tracer sa voie, il marche dans la sienne : s'il ne commande pas encore, il n'obéit déjà plus. Le Directoire lui écrit de se rappeler que Wurmser est un émigré : Wurmser tombe entre les mains de Bonaparte, qui a pour lui tous les égards dus au malheur et à la vieillesse; le Directoire emploie vis-à-vis du pape des formes outrageantes : Bonaparte lui écrit toujours avec respect et ne l'appelle que le très saint père ; le Directoire déporte les prêtres et les proscrit : Bonaparte ordonne à son armée de les regarder comme des frères et de les honorer comme des ministres de Dieu ; le Directoire essaye d'exterminer jusqu'aux vestiges de l'aristocratie : Bonaparte écrit à la démocratie de Gênes pour blâmer les excès auxquels elle s'est portée à l'égard des nobles, et lui fait savoir que, si elle veut conserver son estime, elle doit respecter la statue de Doria. »

Notes

(1) Jacques Jourquin " L'apprentissage d'un chef d'État ", Revue du Souvenir Napoléonien, n° 412, pp. 54-61.
(2) C'est le titre employé dans le traité de Campo-Formio pour désigner l'Empereur. " L'empire d'Autriche " n'exista pas avant la création de la Confédération du Rhin par Napoléon (1806) qui mit fin au Saint-Empire romain germanique, créé à la dislocation de l'empire de Charlemagne par Otton Ier (962) et sur lequel, d'ailleurs, depuis l'échec de Charles Quint et le traité de Westphalie, les Habsbourg n'exerçaient plus qu'une autorité nominale au sein d'une confédération d'innombrables petits états. " L'Empereur des Romains " dont parle le traité de Campo-Formio était officiellement " roi de Bohême et de Hongrie, archiduc d'Autriche " et empereur du Saint-Empire romain. Seuls les premiers termes de ce titre étaient porteurs d'une réalité politique.
(3) Ces trois textes figurent dans la Correspondance, sous les numéros 2303, 2304 et 2305.
(4) J. Orieux, Talleyrand, p. 287.
(5) Avec Fructidor, " Bonaparte était devenu le créancier du Directoire " écrivent F. Furet et D.Richet, La Révolution française, 1973, p. 402.
(6) A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, 1900.
(7) P. de Cassagnac, Napoléon pacifiste, 1933.
(8) Cité par R. Christophe, Napoléon controversé, 1967,p. 53.
(9) Aventure, Bonaparte en Italie, 1796-1797, 1936, p. 273.
(10) ...et peut-être la désignation d'un " généralissime " sous les ordres duquel, s'il n'était pas désigné, Bonaparte devrait se placer.
(11) Lettre à Talleyrand, op. cit.
(12) " The swiss and swabian agancies. 1795-1801 ", The Historical Journal, 1992, pp. 861-884.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
414
Numéro de page :
16-24
Mois de publication :
août-sept.
Année de publication :
1997
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