Cent lettres inédites du Prince Napoléon à Le Play (1855-1867)

Auteur(s) : SECRÉTAN Edouard
Partager
Cent lettres inédites du Prince Napoléon à Le Play (1855-1867)
Le prince Napoléon-Jérôme, de Distert. (Coll de l'auteur)

Cent lettres inédites du Prince Napoléon à Le Play (1re partie)

S'il est vrai que la réalité du caractère des hommes se révèle dans leur correspondance, les lettres du prince Napoléon à Le Play font apparaître une personnalité attachante et sur bien des points très différente de ce qu'en ont écrit certains de ses biographes.
Elles éclairent l'activité du cousin germain de Napoléon III au cours des années les plus brillantes de sa vie et dans l'accomplissement des missions importantes que lui avait confiées l'Empereur.
Estimant, en effet, que les expositions universelles constituaient la meilleure illustration de la réussite de sa politique économique et sociale et que par conséquent il était indispensable qu'elles fussent un succès, Napoléon III avait confié la responsabilité de leur organisation au prince Napoléon dont il était sûr de la loyauté et dont il appréciait l'intelligence et l'autorité, malgré les défauts d'un caractère parfois difficile à supporter.
Aux côtés du Prince, président des Commissions impériales pour les Expositions universelles de 1855, 1862 et 1867, l'Empereur avait nommé Frédéric Le Play, dont la forte personnalité et les qualités exceptionnelles lui paraissaient les mieux convenir pour mener à bien ces importantes manifestations.
Ce qu'ont pu être les relations entre le prince Napoléon et Le Play au cours de ces douze années de travail en commun est à peine évoqué par les historiens et serait donc ignoré s'il n'y avait pas eu précisément une correspondance abondante échangée entre les deux personnalités, si on en juge par les seules lettres du Prince adressées à Le Play.
Ces lettres étaient restées dans la famille de Frédéric Le Play jusqu'au jour où son petit-fils, le dernier descendant du nom, le docteur Albert-Emile Le Play en a fait don à l'Institut de France, en 1946.
Mais avant d'aborder l'étude de ces documents et pour mieux les situer dans ce qu'était la vie du prince Napoléon à l'époque où ils ont été écrits, il convient de rappeler quelle était la personnalité de ce Prince, ainsi que les principaux événements de sa vie. Les deux sources auxquelles il a été fait le plus souvent appel à cet effet sont les ouvrages du docteur Flammarion et de François Berthet-Leleux.

Le prince Napoléon (Napoléon-Joseph-Charles), connu dans l'histoire sous le nom de prince Jérôme-Napoléon, est né le 9 septembre 1822 à Trieste, où vivaient alors en exil ses parents, l'ancien roi Jérôme de Westphalie, frère de Napoléon 1er, et la reine Catherine, née princesse de Wurtemberg, qui avaient déjà deux enfants : le prince Jérôme (1814-1847) et la princesse Mathilde, née en 1820 et qui épousa le prince Demidoff.
Après Trieste, le Prince a vécu une partie de son enfance à Rome. La sincère affection liant Napoléon III et le prince Napoléon remonte à cette époque, comme aussi le surnom de Plon-Plon, diminutif de Napoléon, mais qui prit plus tard les allures d'un sobriquet.
En 1831, à Florence avec ses parents, il est mis entre les mains d'un précepteur protestant, Henry Mayer, qui lui donne une instruction très complète.
A la mort de sa mère, la reine Catherine, le prince Napoléon va à Arenenberg où Louis-Napoléon lui sert de précepteur jusqu'à l'affaire de Strasbourg.
De 1837 à 1840, Napoléon-Jérôme reçoit une formation d'officier à l'Ecole militaire de Ludwgsburg où il est excellent élève mais trouve la discipline militaire « bête et contraire aux droits de l'homme ».
En 1847 il est autorisé à résider à Paris.
Dès 1848, il se réclame des principes de 1789, est élu député de la Corse à l'Assemblée constituante, puis de la Sarthe à l'Assemblée législative, dont il est un des principaux orateurs.
Il ne prend aucune part au coup d'État du 2 décembre, mais adhère après franchement au nouveau régime.
Il devient, après son père, le premier prince du sang jusqu'à la naissance du Prince Impérial en 1856.
Le Palais-Royal lui est attribué comme demeure et le château de Meudon comme résidence d'été. Il a un siège au Sénat et siège au Conseil d'État, sur un tabouret, à la droite du trône.
En 1853 – il a 31 ans – il est nommé général de division. La même année, en décembre, Napoléon III, sachant la compétence et le goût de son cousin pour les questions économiques, lui confie la présidence de la Commission d'organisation de l'Exposition universelle de 1855. Mais après quatre mois consacrés à cette Exposition, les événements donnent un autre tour à l'activité du Prince. Il reçoit le commandement de la 3e division et part pour la Crimée. Il se conduit brillamment à la bataille de l'Alma et à Sébastopol, mais atteint de dysenterie il rentre à Paris.
Aussitôt guéri il reprend très activement son rôle à la Commission de l'Exposition.
Le 16 mars 1856 nait le Prince Impérial. Napoléon-Jérôme est au fond de lui-même très déçu, car cette naissance à laquelle il a dû assister comme témoin l'éloigne du trône, lui qui était jusqu'à ce jour l'héritier présomptif.
Citons ici la relation de cet événement par Robert Burnand : « Durant l'accouchement, qui fut douloureux, l'Impératrice voyait fixé sur elle le monocle intense du Prince ».
« Il se proclamait républicain et pourtant à l'idée que la couronne lui échappait il était fou de rage. Dans sa fureur il refusa, lui, premier prince du sang, de signer l'acte de naissance ».
« Son irritation se traduisit par un geste puéril : il prit la fuite. On vit alors Morny, Président du Corps législatif, et Baroche, Président du Conseil d'Etat, courir après lui. Heureusement il déboucha dans un cabinet où se tenait sa soeur, la princesse Mathilde, exaspérée, elle, de ne pas avoir dormi de deux nuits. Tout finit par une scène de famille. Mathilde, qui avait le verbe haut, laissa libre cours à sa colère à présent tournée contre son frère. Elle secoua Plon-Plon sans ménagement. Croyait-il donc, grognait-elle, que son refus de signer changerait les choses ? Napoléon avait un fils, le fait était là. Eh bien alors il fallait signer et vite, afin qu'elle pût aller se reposer. Vaincu le Prince s'exécuta, rageur. Il en griffa le papier du registre et fit une tache d'encre que l'on peut y voir encore aujourd'hui ».

En 1857, Napoléon III confie une mission à Napoléon-Jérôme. Le Prince se rend à Berlin pour négocier avec le roi de Prusse la question de Neuchâtel pour laquelle Napoléon III avait été choisi comme arbitre.
En 1858 Napoléon-Jérôme est nommé ministre de l'Algérie et des Colonies. Il pratique une politique qui inspira Lyautey et Galliéni, notamment sur le rôle social de la nation colonisatrice. Napoléon-Jérôme démissionna de ce poste en 1860.
Le 14 décembre 1858 le prince Napoléon s'embarque à Marseille pour Gênes et Rome avec le général Niel, une délégation d'officiers et son secrétaire particulier M. Hubaine.
Le but du voyage est l'exploitation des décisions prises à Plombières le 21 juillet 1858 par l'Empereur et Cavour, c'est-à-dire les préparatifs de libération de l'Italie du joug autrichien et le mariage du Prince avec la princesse Clotilde de Savoie, fille du roi Victor Emmanuel II.
Victor Emmanuel, soucieux de stimuler l'intérêt porté par la France à son pays, avait renoncé aux délais admis par Napoléon III pour ce mariage, en raison du jeune âge – 17 ans – de la Princesse.
Il dit un jour, d'après le comte d'Hérisson, qui relate la scène dans son journal de la campagne d'Italie, au Prince qui se trouvait dans son cabinet et marchait de long en large tout en causant :
– « Cela t'ennuie tous ces préparatifs ? Parle franchement.
– Pas précisément ».
– « Eh bien, nous allons brusquer les choses… ».
Et le Roi ayant sonné donna cet ordre :
– « Qu'on m'envoie la princesse Clotilde ! ».
Dès qu'elle fut en sa présence il lui déclara :
– « Je t'ai toujours dit que tu épouserais Napoléon. Eh bien, le voilà ! ».
Et la poussant entre les épaules il ajouta :
« Embrassez-vous et finissons-en ».
Bien que connaissant le caractère impétueux de son père la Princesse ne devait pas s'attendre à une première entrevue si vivement menée.
Le soir-même Napoléon-Jérôme télégraphiait à l'Empereur : « Vu princesse, bien. Impression réciproque bonne. Expédier de suite pouvoirs au général Niel pour faire démarches. Conférence cette nuit avec Cavour. Tout va bien selon les idées de l'Empereur ».
L'Impératrice adressa aussitôt à la fiancée ses félicitations et un souvenir.
Le mariage fut célébré le 30 janvier 1859 et le jeune couple s'embarqua le 1er février pour Marseille.
En juillet 1861 le Prince effectue aux États-Unis un voyage de plusieurs mois pour y étudier la situation économique et observer les différentes phases de la guerre de Sécession. Cette même année, le prince Napoléon-Jérôme est nommé Président de la Commission chargée de la participation de la France à l'Exposition universelle de Londres en 1862. Un an de préparation seulement. Napoléon-Jérôme va assumer ses fonctions avec beaucoup d'autorité, nous le verrons pas ses lettres. Cette participation fut un grand succès français.
Cette exposition à peine achevée. Napoléon pense déjà à la future Exposition universelle de 1867 et nomme en 1863 une Commission de soixante membres chargée de la direction et de la surveillance et en confie la présidence à Napoléon-Jérôme.

En 1863 aussi c'est l'insurrection de la Pologne. Le prince Napoléon-Jérôme prenant la défense des Polonais prononce le 18 mars, au Sénat, un discours retentissant : « J'ai le coeur polonais » s'écrie-t-il. Napoléon III pour éviter une protestation de la Russie désavoue son cousin et refuse de le recevoir. Le Prince part pour un grand voyage en Syrie, au Liban, en Égypte, d'où il écrit à Le Play.
La confiance de Napoléon III demeure, bien entendu, et, en 1864, il confie au Prince la vice-présidence du Conseil privé, rouage important de l'État, chargé de la préparation des projets de loi et des sénatus-consulte.
Mais le retour de la faveur impériale est de courte durée : en mai 1864, le Prince prononce à Ajaccio un discours dans lequel il prend position d'une part sur la politique intérieure, préconisant des réformes hardies, et d'autre part sur la politique extérieure contre le pouvoir temporel du Pape et en faveur de la Pologne.
L'Empereur, alors en voyage en Algérie, trouve que son cousin va décidément trop loin et le blâme publiquement par une lettre publiée dans le Moniteur du 23 mai.
Le Prince réagit aussitôt : il répond à l'Empereur en démissionnant du Conseil d'État et de la présidence de la Commission de l'Exposition où il est remplacé par Le Play comme Commissaire général.
Le Prince approuva l'évolution libérale de l'Empire dès janvier 1867. Mais il aurait voulu que le changement de politique entrainât la désignation d'un nouveau personnel gouvernemental. Ce qui n'a pas été le cas et a fait douter le Prince de la sincérité de l'Empereur.
Il prononce un nouveau discours au Sénat en avril 1869 sur la modification de la Constitution en vue d'établir les bases d'un nouveau régime libéral. Le Prince y déclara : « La meilleure manière de combattre les révolutions c'est de prendre en temps opportun ce qu'elles ont de bon. Nous disons au gouvernement : marche à la tête du peuple qui t'aime, pour le bien et pour appliquer les principes de la révolution ». Il reprochait ensuite au rapporteur, M. Devienne, de n'avoir pas rappelé les progrès réalisés sous le Second Empire.
Après le 4 septembre, le Prince se retire à Prangins.
En 1871, il est nommé conseiller général d'Ajaccio, réélu en 1872 et Président du Conseil général. Élu député en 1876, il est un des 363 députés hostiles à la politique réactionnaire de Mac Mahon. En 1878, il cesse la vie familiale avec la princesse Clotilde, qui se retire à Moncaliéri avec sa fille.
Après la mort du Prince Impérial, le 1er juin 1879, le prince Napoléon-Jérôme devient le chef de la famille Bonaparte et le représentant de la cause, malgré la désignation par le Prince Impérial du prince Victor comme son héritier politique.

En janvier 1883, le Prince publie un manifeste qui lui vaut d'être incarcéré à la Conciergerie. « Tout ce qui est fait sans le peuple est illégitime » avait-il notamment écrit dans ce manifeste. Il est libéré après vingt-six jours de détention et grâce à l'intervention de l'impératrice Eugénie venue spécialement à Paris à cet effet.
En 1886, le lendemain du vote de la loi d'exil des chefs des familles ayant régné sur la France, il se retire à Prangins. C'est son troisième exil. En 1887, le Prince publie « Napoléon et ses détracteurs » pour répondre à la campagne de Taine et d'autres historiens contre Napoléon 1er. En 1889 il soutient le général Boulanger mais sans se leurrer sur sa valeur. Et en 1880, il part pour Rome, en fin d'année, comme d'habitude.
Mais il contracte une pneumonie et meurt le 17 mars 1891, à 68 ans. Il est enterré près de Turin dans la chapelle de la Superga. La princesse Clotilde était présente aux obsèques.
Berthet-Leleux, secrétaire du Prince, chargé de liquider la succession, versa à la princesse Clotilde, à la fin de l'année, les 300.000 F montant de sa reprise. Il versa exactement 310.000 F et dut vendre pour celà des valeurs afin de faire face à la réclamation de la Princesse qui avait formellement déclaré que le délai de fin d'année étant écoulé, elle exigerait les intérêts de cette somme. Elle porta aussi en compte le prix de la couronne qu'elle avait déposée sur le cercueil de son mari, soit 500 F que Berthet-Leleux lui remboursa.
On ne doute pas que ces sommes ont dû être utilisées par la Princesse pour ses aumônes…
A la mort du Prince, Renan écrivit : « L'âme du prince Napoléon était si haute, son esprit si éblouissant et si éclatant qu'on n'a pu le connaître sans l'admirer ; l'histoire sera plus juste que le présent envers cette grande mémoire ».
Et « le Temps » terminait ainsi son article nécrologique : « Le Prince valait mieux que sa destinée ».
Tour à tour diplomate, militaire, élu, nommé à de hautes fonctions, chargé de responsabilités, en disgrâce, périodiquement brouillé avec l'Empereur, le prince Napoléon, comme on vient de le voir, a eu une existence pleine de contrastes. Par ses liens de famille avec Napoléon III et l'originalité de son caractère il ne pouvait guère en être autrement.
Dès sa jeunesse il manifesta un caractère affirmé et une personnalité bouillante qui contrastait avec celle de son impérial cousin.
Frédéric Masson, dans la préface de son livre sur Joséphine de Beauharnais, remarque que le prince Napoléon-Jérôme appartenait aux Bonaparte noirs, ceux de la Corse, tout en saillies impétueuses, aux idées tranchantes, tandis que les Bonaparte blonds, ceux de Hollande, devaient à leur sang Beauharnais une plus grande souplesse d'esprit et une réelle habileté dans le maniement des intrigues.
Ce qui a frappé les contemporains comme aussi ses biographes c'est la très grande ressemblance du Prince avec son oncle Napoléon Ier, tant au physique qu'au moral.
Bel homme, au masque napoléonien, sportif, chasseur, il avait une âme de fer, une « ambition de race », l'esprit vif, l'intelligence supérieure, une grande facilité de compréhension et d'assimilation. Renan le considérait comme un des premiers esprits du siècle. Quant au caractère, il manifestait souvent une certaine brusquerie, un penchant pour la contradiction et le paradoxe, une franchise excessive, parfois cruelle, des coups de boutoir fréquents, un dédain manifeste de l'opinion publique et du qu'en dira-t-on.
Mais sous une forme rude il cachait une certaine timidité qu'il tenait de sa mère et un fond de mélancolie due aux années d'exil.

Ses lettres montrent aussi sa grande simplicité et une réelle modestie. Il regardait les choses à fond, même s'il y avait désagrément à les approfondir : « Il ne faut jamais se mentir à soi-même, disait-il, je puis faire des boulettes, mais je veux le savoir et m'en rendre compte ». « Vite et bien » était une de ses devises.
Il aimait l'ordre et la méthode. Ces dispositions se remarquaient dans la tenue de ses comptes et de sa correspondance, le rangement de ses affaires et le classement de ses archives.
Il avait également des dons d'orateur et prononça plusieurs discours retentissants que nous avons évoqués.
Dans le silence de son cabinet il savait écouter et ne prenait la parole qu'après avoir bien compris son interlocuteur. L'écrivain ne le cédait pas à l'orateur. Maurice Sand disait : « C'est étonnant, le Prince sait tout et résume tout en trois mots qu'on ne pourrait pas changer ».
Comme Le Play, lors de ses nombreux voyages d'études, il inscrivait chaque soir sur son carnet ses observations de la journée, complétant ainsi ou contrôlant les notes rédigées lors de la préparation de ces voyages.
Comme Napoléon III, il a manifesté très jeune beaucoup d'intérêt pour les questions sociales. Il usa constamment de son influence pour obtenir certaines mesures propres à améliorer le sort des travailleurs. Les efforts du Prince étaient d'ailleurs encouragés par Napoléon III « le socialiste couronné ».
Le prince Napoléon-Jérôme n'admettait pas l'intervention de l'Etat dans les entreprises ou les contrats particuliers, on le verra dans plusieurs de ses lettres. Elle ne peut que nuire, selon lui, au succès qui le plus souvent résulte de l'initiative individuelle et de l'effort personnel. « Je voudrais, disait-il, voir les citoyens cessant de compter sur l'intervention de l'Etat, mettre un légitime orgueil à se suffire à eux-mêmes ». Il faisait ainsi sienne cette ancienne déclaration du Président de la Deuxième République : « Qu'il ne fallait pas faire d'un peuple libre une nation de mendiants ».
Il fit des efforts pendant son passage au ministère pour simplifier les rouages administratifs en supprimant certains emplois. Berthet-Leleux rapporte à ce sujet les propos suivants du Prince : « Je ne sais pas si cette société est encore sauvable. Ce ne sont plus des médicaments qui pourraient agir, c'est le bistouri qui serait nécessaire ». « Il faudrait du temps et un chef d'Etat absolu pour tout réformer. Je serais autoritaire. Quatre ministres, pas plus, dont un des Affaires étrangères, un de l'Intérieur et deux des Finances : un qui serait le grand contrôleur de toutes les recettes, et l'autre qui examinerait les dépenses. Tout pourrait se résumer dans ces quatre ministres ».
« Il y aurait 20 ou 18, je ne sais, grands directeurs : le grand maître de la guerre, de la justice, de l'université, etc… les directeurs ne seraient jamais changés, à moins d'incapacité. Peu importerait qu'il y en eut de républicains à côté de légitimistes, s'ils faisaient bien les affaires ».
« Mon but serait de faire un Etat sans aucune dette. Point de Caisse d'épargne. C'est embarrassant et dangereux en temps de calme, et en crise c'est la banqueroute, tout le monde retire son argent. La Cour des comptes ne rend aucun service, elle trouve des erreurs de 0,80 centimes et laisse passer les millions, c'est inutile et par conséquent mauvais. Il faudrait dans les ministères et les administrations beaucoup moins de jeunes gens, attachés, adjoints, etc. inutiles, nuisibles, et indiscrets. Et personne n'entrerait dans les bureaux faire des visites. On mettrait sur la porte : « Ici les femmes et les députés n'entrent pas »…

Le Prince n'était pas anti-religieux mais anti-clérical. « Dans sa bouche, le mot cléricalisme signifiait l'exploitation de la religion par la politique, la réprobation des libertés modernes » (Emile Ollivier).
Comme il l'a dit, et il ne s'en cachait pas, dans un discours au Sénat sur la question romaine, en 1861 : « Le rôle des prêtres est de prier et non de dominer, de bénir et non de maudire » ou encore « Quand la religion est dégagée de la politique je me sens porté vers elle ».
Sa vie privée fut, certes, agitée. Comme l'a dit Cavour, qui n'était pas un homme indulgent : « Si les moeurs du Prince ont été légères elles ne furent jamais scandaleuses ». Napoléon-Jérôme aurait pu invoquer des circonstances atténuantes, ayant fait un mariage politique avec une princesse qui préférait le confessionnal à la chambre conjugale.
Il fut opposé aux entreprises les plus funestes de l'Empire, alors qu'elles pouvaient être évitées, et quand elles furent devenues des fautes irréparables il se tut pour ne pas discréditer la politique impériale. Cette opposition qui eut pu être salutaire lui valut souvent les haines de l'entourage de son cousin et l'irritation de celui-ci. Mais cette irritation n'était jamais de longue durée. Napoléon III ne pouvait se passer du prince Napoléon-Jérôme. Il n'accordait de crédit réel, quand il voulait être aidé dans sa politique, qu'à la branche du roi Jérôme : la princesse Mathilde et le prince Napoléon-Jérôme.
Rappelons ici ce que disait l'Empereur : « Quel gouvernement que le mien ! l'Impératrice est légitimiste, Napoléon-Jérôme républicain, Morny orléaniste, je suis moi-même socialiste. Il n'y a de bonapartiste que Persigny, mais il est fou ».
Chaque fois que Napoléon III avait une mission importante à confier, connaissant son cousin, il la lui donnait, sachant qu'il pouvait mener à bien les tâches les plus délicates, comme par exemple les présidences des Commissions impériales des Expositions universelles de 1855, 1862 et 1867, manifestations du développement économique de l'Empire qu'il fallait réussir à tout prix.
C'est à l'occasion de l'Exposition de 1855 que Napoléon-Jérôme a eu pour la première fois auprès de lui comme collaborateur Frédéric Le Play.
Le Prince avait eu l'occasion de rencontrer Le Play à plusieurs reprises chez la princesse Mathilde. Rappelons ce qu'écrivit alors Le Play à ce sujet : « Nos dîners (chez la princesse Mathilde) étaient très gais. Le prince Napoléon, fils de Jérôme, roi de Westphalie, et frère de la princesse Mathilde, est jeune d'âge (23 ans) et plus jeune encore d'apparence. Il est vraiment un très ardent républicain et cela donne lieu à de divertissantes discussions avec M. Anatole (le prince Demidoff) ».
Napoléon-Jérôme avait donc pu apprécier personnellement la valeur et la personnalité de Le Play, dont il connaissait par ailleurs les idées et les ouvrages. Il y avait beaucoup de points de ressemblance entre leurs caractères et leurs idées : même intérêt pour les questions sociales, même conception de l'organisation du travail, même goût de l'ordre et de la méthode.
La collaboration, de ce fait, a été rapidement établie et aisée. A l'estime réciproque se sont ajoutées l'amitié que le Prince a portée à son aîné de plus de 20 ans, la confiance qu'il lui a témoignée en toutes occasions et le prix qu'il attachait à ses avis. Les lettres du prince Napoléon à Le Play en témoignent largement. Ces lettres s'échelonnent de mai 1855 à septembre 1867 et couvrent donc la période de la collaboration qui a lié ces deux personnalités à une époque particulièrement importante de leurs vies. Elles révèlent bien la méthode de travail du Prince et correspondent parfaitement au récit de son biographe François Berthet-Leleux, qui a été jusqu'à la mort du Prince son fidèle et dévoué secrétaire.

Quand et comment le prince Napoléon-Jérôme assurait-il sa correspondance, Berthet-Leleux nous le raconte d'une manière très vivante : « J'avais, dans un coin du grand cabinet du Prince, une table où j'allais m'asseoir quand il me demandait le matin vers 9 heures. Le Prince avait déjà pris connaissance de ses affaires, classé sa correspondance, parcouru les journaux et établi le programme de sa journée. Il se mettait alors à me dicter ses lettres qu'il signait seulement, écrivant très rarement de sa main, sauf à sa famille, à la princesse Clotilde, par exemple, ou à la princesse Mathilde sa soeur, et à des amis. Pour se mettre en train, il allumait une cigarette qu'il faisait lui-même, la tordant ensuite par le bout avec une habileté de soldat ; il en tirait quelques bouffées en marchant et réfléchissant, puis, d'un air décidé, la jetait dans la cheminée en disant : « Allons, commençons ! » ; il resserrait aussi la cordelette du large pantalon de molleton gris de son costume du matin, et il se mettait à dicter sans hésitation, en arpentant son cabinet et en jouant de son trousseau de clefs qu'il tournait dans sa poche. « Faisons d'abord avec la tête disait-il souvent avant de commencer, le reste ne sera pas difficile ». Il lui arrivait de se faire tout haut des recommandations à lui-même : « Il faut que j'apprenne à être court et clair, j'y arriverai ». Il relisait sa dictée et signait en ajoutant parfois un mot d'amabilité marquant ainsi un degré dans l'intimité ou l'estime. Il me remettait les lettres que j'avais à répondre moi-même, suivant une brève annotation mise en coin, et je les lui soumettais le lendemain avant de les envoyer. En tête de la lettre j'indiquais la date de sa réception et celle de la réponse. En outre il me fallait inscrire l'envoi sur un petit registre, avec l'adresse du destinataire. Tout cela était simple et bien ordonné ».
« Parfois dans la lecture de mes lettres le Prince relevait ce qu'il jugeait des incorrections. Comme son oncle Napoléon Ier, il avait certaines tournures corses, il lui arrivait de faire des fautes qui lui étaient coutumières. Tout frais émoulu des leçons de l'école, je défendais la correction de ma syntaxe ou de mon orthographe et de mes accords. De là de petites discussions où le Prince me disait : « Vous êtes un entêté ». Je ne suis pas sûr du reste que cela lui déplaisait. Pour décider on attendait, afin de lui soumettre le cas, le premier visiteur de ses amis qui était annoncé. Si c'était un académicien l'arrivée ne pouvait être plus opportune ».
Le fait que près de la moitié des lettres du Prince à Le Play sont tout entières de sa main est une preuve de l'étroitesse des liens qui l'attachaient à son collaborateur. On suit d'ailleurs l'évolution des sentiments du Prince au fur et à mesure des années : les premières lettres, en 1855 : « Mon cher Monsieur Le Play » et il terminait « Votre affectionné Napoléon (Jérôme). A ce sujet il faut préciser que la signature du Prince sur les lettres dictées ou écrites de sa main est toujours la même : il signe Napoléon (Jérôme) pour indiquer sa filiation.
En 1859, « Mon cher Le Play, je vous serre la main, votre affectionné N.J. ». En 1861 : « Tout à vous, mille amitiés N.J. ». En 1865 : « Mille amitiés N.J. » ou : « Je vous serre affectueusement la main ».
Les dates figurent toujours sur les lettres, avec quelquefois même l'heure à laquelle elles sont écrites. Mais par contre le millésime manque parfois. Le lieu est également toujours indiqué : Palais-Royal, ou Meudon, ou Prangins, ou même Le Caire.

La plupart des lettres sont courtes, surtout celles écrites par le Prince lui-même : 10-20 lignes. Ce sont aussi des convocations : « Je voudrais vous voir dans une heure au Palais ». Heureusement Le Play n'habitait pas loin du Palais-Royal ni du bureau du Prince à l'Exposition.
Le rythme de sa correspondance est souvent très rapide, surtout au cours de la préparation de l'Exposition de 1862, presque quotidien et même biquotidien quand Le Play est à Londres. On en déduit d'ailleurs que le courrier fonctionnait aussi rapidement qu'aujourd'hui (ou qu'aujourd'hui le courrier ne va pas plus vite qu'il y a 125 ans !)
Le style du Prince est simple, bref et direct. On y sent que la ressemblance entre le Prince et Le Play, leurs affinités intellectuelles et leur identique conception des choses permettent au Prince de ne pas s'étendre en explications car il est sûr d'être compris à demi-mot.
Les appréciations portées sont toujours très franches et directes, exprimées avec netteté et vigueur, mais aussi avec sensibilité et sans aucune mesquinerie. En voici quelques exemples :
« Palais-Royal, ce dimanche 28 décembre 1856. Mon cher Monsieur Le Play, je suis arrivé dans la correction du rapport général sur l'exposition aux travaux de statistiques que M. de Chamouton a fait rédiger sous sa direction. Eh bien, je l'avoue, je n'y comprends absolument rien. C'est un labyrinthe dont je n'ai pas le fil, voulez-vous m'aider à le trouver ? Je ne pense pas à m'adresser à M. Chamouton, ce serait un nouveau prétexte pour lui de ne rien faire et il est déjà bien en retard sur les travaux qu'il doit livrer. Sa conduite est désespérante, il fait manquer toute ma publication. Je ne puis donc le prier de débrouiller avec moi ses tableaux statistiques. Voulez-vous me venir voir aujourd'hui à midi et demi. Nous causerons de ce travail pendant un quart d'heure ensemble et nous noterons ce qu'il y a à faire. Je vous serre la main, mon cher Monsieur Le Play, et vous renouvelle l'assurance de tous mes sentiments affectueux. Napoléon ».
Autre lettre sur le même sujet :
« Ce jeudi 9 avril, mon cher monsieur Le Play, voici la quatrième partie, j'ai hâte d'en finir. Y a-t-il aux pièces à l'appui un document auquel je renvoie dans cette partie, c'est le budget des dépenses détaillées par services ? Quand nous relirons ensemble le tout il faudra vérifier chaque renvoi aux documents et y mettre le numéro. Je vous serre la main. Votre affectionné Napoléon.
P.S. Décidez, je vous prie, Chamouton à travailler, quand vous le verrez, il retarde seul horriblement la publication de mon ouvrage ! Je viens de demander pour lui la Croix d'officier, je rends le bien pour le mal, vous le voyez, et suis bien évangélique ».
Dans une lettre dictée le 16 avril 1862, il écrit ceci : « J'ai vu avec beaucoup de mécontentement le retard que M. Dauzats a mis à obéir à vos ordres et à ceux que je lui avais donné moi-même. Je compte qu'il rachètera ses hésitations par une bonne et prompte installation de nos oeuvres d'art ».
Et le Prince ajoute de sa main :
« Dites à M. Dauzats que je suis très mécontent du retard obstiné qu'il a mis à se rendre à Londres malgré mes ordres formels que je lui avais fait donner de partir le samedi 12 de Paris ».
Une lettre du 28 avril 1862 : « … M. Dumas refuse d'être juré, probablement parce qu'il n'a pas été nommé président. Nous allons causer avec Chevalier de son remplacement ».
Le 20 juillet 1862, le Prince dicte le billet suivant :
« Mon cher Le Play, j'ai reçu votre lettre du 16 juillet concernant M. Bietri et j'ai fait envoyer à M. Mocquard, chef de Cabinet de l'Empereur, votre note sur la situation de la Commission impériale, vis-à-vis de cet industriel qui cherche, comme vous le dites, à faire de la réclame, et à l'égard duquel vous devez agir avec justice et comme vous l'entendez, sans vous préoccuper aucunement des prétentions insensées qui ne feront tort qu'à lui seul. Recevez mon cher Le Play, l'assurance de mes sentiments affectueux. Napoléon (Jérôme) ».
Et le Prince ajoute de sa main le post-scriptum suivant :
« S'il nous fait un procès, procédez vis-à-vis de M. Bietri, sans aucun ménagement particulier ».

Cent lettres inédites du Prince Napoélon à Le Play (1855-1867) (2e partie)

Conférence prononcée le 25 mars 1987 à la mairie du 1er arr. de Paris.

Quant à leur objet, ces lettres se répartissent en catégories bien déterminées.
Il y a d'abord les lettres relatives à l'Exposition de 1855, depuis mai 1855 époque de la reprise de ses fonctions par le Prince, rentré malade de Crimée, jusqu'à la fin de 1857, c'est-à-dire jusqu'à la parution du rapport sur l'Exposition.
Un deuxième groupe, le plus important et le plus complet, comprend les lettres relatives à la préparation, le déroulement et la liquidation de la participation française à l'Exposition de 1862 à Londres. Dans un troisième groupe, quelques lettres sont relatives à la préparation de l'Exposition de 1867 mais, comme on le sait, le Prince s'était démis en mai 1867 de ses fonctions de président de la Commission impériale.
Enfin, on peut rassembler dans un quatrième groupe les lettres de caractère privé : mariage du Prince, mort du père de Le Play ; gestion de Prangins, etc.

Des lettres relatives à l'Exposition de 1855, les plus importantes concernant la rédaction du rapport général sur l'Exposition présenté à l'Empereur par le prince Napoléon-Jérôme en tant que président de la Commission impériale.
On a souvent dit que ce rapport, paru en 1857, avait été rédigé en fait par Le Play et signé par le Prince. Sept des lettres du Prince semblent prouver qu'il a bien rédigé lui-même ce rapport. Il y a d'abord les deux lettres déjà citées du 28 décembre 1856 et du 9 avril (1857 ?).
Voici quelques passages significatifs d'autres lettres :
« Ce jeudi 19. Mon cher monsieur Le Play, je regrette beaucoup de ne pas vous avoir vu pour causer du rapport. Je vous envoie les deux premières parties. Gardez-les ainsi que vos observations jusqu'à ce que vous ayez la suite et le tout complet ».
« Alors vous viendrez et nous aurons plusieurs séances ensemble dans lesquelles nous discuterons et à la suite desquelles j'arrêterai un parti et la méthode de travail à suivre. Ce travail m'ennuie beaucoup mais je vous suis très reconnaissant des conseils que vous voulez bien me donner. Il faut que vous ayez l'ensemble du rapport sous les yeux avant que nous ne causions. Je me presse tant que je le puis. Demain je vous enverrai la troisième partie. Je vous serre la main. Votre affectionné Napoléon. Vous me rendrez avec mon texte les pièces à l'appui et les pièces statistiques que vous avez entre les mains et ainsi le tout sera complet ».
« Ce dimanche 22, mon cher monsieur Le Play, voici la troisième partie. Vous pouvez trouver ce travail mauvais sans scrupule ! Il ne vous paraîtra jamais si ennuyeux qu'à moi !!! J'avoue que je ne sais pas dire la vérité à demi et je reconnais que je ne puis la dire entière. C'est à vous de me dire franchement votre avis non sur l'ensemble mais sur les détails, ajoutez ce qui vous semble omis, supprimez ce qui vous semble en trop, sous peu vous verrez les deux dernières parties et ensuite l'introduction. Nous reverrons alors le tout ensemble et nous fixerons la méthode à suivre pour la révision des épreuves. Je vous serre la main. Votre affectionné, Napoléon ».
« Jeudi 29, mon cher monsieur Le Play, j'ai envoyé au ministre des Finances la partie de mon rapport concernant les dépenses de l'Exposition pour qu'il fit contrôler et rectifier dans les bureaux les chiffres de M. Jaquard. Le ministre m'a envoyé cette partie du rapport avec les chiffres corrigés, je ne sais donc pas de quels tableaux vous me parlez dans votre lettre de ce matin à faire imprimer dans les documents statistiques ? Voulez-vous me venir voir demain matin à onze heures pour que nous nous expliquions sur ce que vous désirez que je réclame au ministre. Tout à vous. Je vous serre la main. Napoléon ».
« Palais-Royal, ce samedi 22, voici, mon cher monsieur Le Play, mon rapport complet, il me manque que la préface que je fais tirer pour la montrer à l'Empereur qui part jeudi et n'aurait pas le temps de lire autre chose. Demain vous l'aurez. Je joins une série de questions et observations sur lesquelles je vous prie de me donner votre avis. Je vous serai reconnaissant de me rapporter ce travail avant le 30 du mois, je voudrais avant mon départ donner tous les ordres pour que l'impression et la reliure se fassent pendant mon absence qui durera un mois. Je vous serre la main, votre affectionné, Napoléon. Je joins la préface que je reçois à l'instant de l'impression ».
« Ce vendredi 19 février, voici, mon cher Le Play, l'épreuve du rapport corrigée, il faut se presser de le faire paraître sans cela il n'aurait plus aucun intérêt. J'ai tâché de supprimer encore beaucoup de mots et de phrases qui m'ont parues inutiles. Voulez-vous m'envoyer une deuxième épreuve avec celle-ci pour constater que les corrections ont été bien faites. Si toutefois, vous avez des erreurs à relever, faites-le, je vous prie et apportez-moi le tout dès que vous pourrez. Mille amitiés. Napoléon (Jérôme) ».

Ce rapport, dont Michel Chevalier fit l'éloge, fut longtemps considéré comme un modèle du genre, d'autant plus que l'Exposition avait brusquement révélé la prospérité de la France qui vit, entre 1850 et 1860, la période la plus brillante de son histoire. On arrive à la même conclusion sur la rédaction du rapport à l'Empereur, présenté toujours par le prince Napoléon-Jérôme, sur l'Exposition de 1862 et publié en 1864. Les lettres ou extraits de lettres qui suivent prouvent que le Prince est bien l'auteur principal de ce texte :
« Paris, Palais-Royal, ce dimanche 7 décembre 1862, mon cher Le Play, je vous envoie une note sur le plan du rapport et je vous retourne la vôtre. Voulez-vous lire et réfléchir à ma note et venir en causer avec moi mardi 9 à une heure et demie. Tout à vous, votre affectionné Napoléon (Jérôme) ».
« Paris, Palais-Royal, ce lundi 8 décembre. Mon cher Le Play,… Je voudrais aussi vous parler du rapport au sujet duquel je vous ai écrit hier. Voulez-vous venir dîner avec moi aujourd'hui à 7 heures, nous serons seuls et pourrons causer. Tout à vous, votre affectionné, Napoléon (Jérôme) ».
« Palais-Royal, le 26 octobre 1863, mon cher monsieur Le Play, j'envoie mon petit rapport à l'Empereur sur notre gestion financière ; je pense qu'il paraîtra au Moniteur ».
« Je l'ai un peu simplifié et raccourci pensant que le moment d'occuper le public de l'Exposition de Londres est passé ».
« Je vous renvoie la minute du rapport, je pense comme je vous l'ai dit, qu'il doit être fait au nom de l'administration ; cela entraînant des corrections et des suppressions assez nombreuses que j'ai faites. Je vous prie, mon cher Le Play, de vous occuper de son impression le plus tôt possible. Votre affectionné Napoléon (Jérôme) ».
« Ce vendredi 10 avril, plus j'avance et plus le travail devient difficile puisqu'il ne s'agit plus de raconter mais de créer aujourd'hui que je suis aux conclusions. Aussi je pense vous envoyer successivement les diverses questions que je traite pour que vous ayez bien le temps de les étudier et qu'elles ne vous arrivent pas en bloc mais les unes après les autres. Aujourd'hui je vous envoie tout ce qui concerne les expositions universelles par groupe, la classification par groupes, leur périodicité, etc, c'est une des plus grosses portions. Voyez et donnez-moi votre avis. Je vous serre la main. Nap ».

Sur cette Exposition de Londres, de la quarantaine de lettres écrites par le Prince nous ne retiendrons que celles qui traitent de sujets qui peuvent nous intéresser encore aujourd'hui. Notamment celles qui concernent une manifestation originale de la préoccupation sociale du Prince et de Le Play : la visite de l'Exposition par des délégués des ouvriers français.
« Paris 25 avril 1862. Mon cher Le Play… Quand à l'affaire des ouvriers le projet que vous m'envoyez devient inutile. Il me semble, du reste, qu'il serait fâcheux de demander des candidats ouvriers aux conseils municipaux. Nous aurions des milliers de demandes pour deux ou trois cents élus. C'est surtout en vue des ouvriers de Paris que nous devons agir et les 20 000 francs votés par le Conseil municipal de Paris doivent être exclusivement réservés aux ouvriers de cette ville. Après bien des discussions et des luttes avec le préfet de police et grâce surtout à l'Empereur et à M. Rouher, je suis parvenu à maintenir ce que j'avais promis aux ouvriers de Paris par l'intermédiaire de la commission avec laquelle nous avons toujours été en rapport « et dont j'ai été satisfait » (mention manuscrite du Prince) ».
« Le préfet de police a levé l'interdiction qu'il avait mise sur les réunions de cette commission ; elle continue donc à fonctionner et va présider aux élections que chaque corps de métier a à faire pour désigner les candidats pour Londres. J'ai voulu tenir la parole que j'avais donnée à ces ouvriers en les laissant agir librement sans aucune intervention administrative. Cette affaire peut donc être considérée comme terminée et les élections des ouvriers faites, nous n'aurons qu'à nous entendre avec la Commission pour les détails d'exécution… ».
Deuxième lettre sur le même sujet :
« Paris, le 29 juillet 1862. Mon cher Le Play, votre lettre sur les voyages d'ouvriers m'afflige sans m'étonner. Il est donc dit que dans notre malheureux pays, l'initiative individuelle ne pourra jamais aboutir et qu'il faudra toujours conduire les hommes comme les enfants en lisière ».
« Je vous prie instamment de vous armer de patience, de continuer ce que vous avez déjà fait en écoutant les réclamations, faisant venir devant vous les membres de la Commission et les ouvriers, tâchant de les mettre d'accord et leur donnant les moyens de ne pas se faire exploiter par des gens qui me paraîssent des intrigants. La première chose à faire est de rompre le marché avec M. Berjean qui me parait être la source principale des plaintes. Il me semble qu'il faut que vous chargiez M. Spiers de diriger les nouveaux convois d'arrivants d'après les bases et le tarif que vous m'indiquez et qui me paraissent très raisonnables ».
Troisième lettre :
« Paris le 2 août 1862, mon cher Le Play, hier j'ai reçu les ouvriers qui avaient réclamé auprès de moi en présence de M. Chabaud, président de la commission ouvrière. Ils m'ont répété ce que vous m'avez écrit et je suis convaincu que le mal vient de M. Berjean et de l'incapacité ou de la faiblesse de la commission ouvrière. La façon d'agir de M. Berjean me semble inqualifiable ; d'après ce qu'ils m'ont dit il leur aurait mangé déjà plusieurs milles francs et produirait des réclamations scandaleuses pour achats de lits, frais d'interprètes, etc. »
« Il me semble évident que ce monsieur est un spéculateur qui les veut tricher et qui leur a été imposé par M. Armand Lévy qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je ne comprends pas à quel titre M. Lévy qui n'est ni ouvrier délégué ni membre de la commission se trouve mêlé à cette affaire.
J'ai engagé M. Chabaud à prier M. Lévy de les laisser tranquilles, à remercier M. Berjean et à ne plus se servir de lui et à se laisser diriger par M. Spiers, sous vos ordres ».
« Les ouvriers m'ont paru très satisfaits de mes conseils. La commission ouvrière composée de cinq membres seulement avec laquelle nous avons toujours traité, doit venir me voir lundi afin que je lui répète ce que j'ai dit à son président. Je leur donnerai connaissance de la lettre que je vous ai écrite à ce sujet le 29 juillet afin de leur donner l'énergie de se débarrasser de tous les intrigants qui les exploitent. Je crois que la commission ouvrière aura du mal à retirer grand chose des sommes exagérées que M. Berjean a déjà touchées et qu'ils ont eu la faiblesse de lui remettre d'avance. Mais tant pis pour eux, celà les regarde seuls, et nous n'avons pas à intervenir dans les discussions entre leur agent et eux ».
« J'ai bon espoir qu'avec les mesures prises ces visites d'ouvriers ne donneront plus lieu à des réclamations. Tenez-moi au courant de ce qui se passe à cet égard ».

Le 3 août 1862, les ouvriers adressent au prince Napoléon-Jérôme la lettre suivante : « Paris, 3 août 1862. Monseigneur, nous croyons devoir porter à votre connaissance que M. Chabaud, se servant du nom de Son Altesse Impériale nous a expulsés de la commission ouvrière. Et pourtant nous avons été les promoteurs des délégations tant comme signataires des premières lettres adressées à cet effet à l'Empereur et à Votre Altesse Impériale, que comme adhérents immédiats ».
« Un vote régulier nous a appelés à siéger dans la commission. Nos noms ont figuré dans les journaux à côté de ceux de nos collègues. Nous avons présidé aux élections comme membres de la commission. Nous avons été reconnus en cette qualité par nos corps de métiers et comme tels nous avons renoncé à toute candidature à la délégation ».
« M. Chabaud a pris un ton d'incompréhensible outrecuidance qui a révolté la conscience des ouvriers ».
« Nous ne savons que répondre aux questions qui nous sont faites dans les ateliers. Nous ne pouvons croire que M. Chabaud soit en quoi que ce soit autorisé par Votre Altesse Impériale à nous traiter de la sorte car celà jure trop avec le libéralisme si connu de Votre Altesse Impériale ».
De Votre Altesse Impériale, les très humbles et très respectueux serviteurs, signé : J. Perrachon, monteur, Bosc, corroyeur, Berthélémy, typographe, Brunelle, B. Viguier, L. Revoy.
Et voici la réponse faite au nom du Prince à la lettre des ouvriers :
« Palais-Royal, le 8 août 1862. Messieurs, Son Altesse Impériale le prince Napoléon a reçu votre lettre du 3 août et me charge d'y répondre en son nom ».
« Si M. Chabaud a pris des mesures à votre égard, il n'a pu le faire que comme président de la commission ouvrière et non comme ayant reçu la mission du Prince qui ne se reconnaît pas le droit et n'a aucunement le désir d'intervenir dans les affaires de votre commission ».
« Quand l'idée des délégations d'ouvriers pour les visites à l'Exposition de Londres a été soumise à la commission impériale, le Prince l'a approuvée et son rôle s'est borné à obtenir pour les ouvriers le droit de nommer leurs délégués et à obtenir les fonds pour les visites. Une commission de onze membres a été l'intermédiaire des ouvriers auprès de la commission impériale que le Prince représente. C'est avec cette commission de onze membres qu'on eut à traiter cette affaire. C'est à elle que les fonds ont été remis. Elle seule est responsable du bon emploi de ces fonds vis-à-vis de la commission impériale, qui, vous devez le comprendre, ne peut pas reconnaître des délégations de pouvoir faites en dehors de son action et sans son autorisation. Le Prince en laissant à la commission ouvrière la plénitude de son initiative a été guidé par l'esprit de libéralisme qui l'anime toujours. Mais il ne saurait se mêler à des discussions qu'il regrette profondément parce qu'elles nuisent au but que tout le monde s'est proposé par l'envoi de délégués à l'Exposition de Londres.
Recevez, etc… Le secrétaire particulier, (signé) Em. Hubaine ».
Et voici en conclusion ce qu'écrit le Prince le 30 août 1862 à Le Play : « mon cher Le Play… L'affaire des ouvriers est déplorable. Il ne faut cependant pas renoncer aux voyages qui ont une grande utilité ; il faut au contraire les continuer tant qu'il y aura de l'argent, en laissant de côté M. Berjean… ».

Malgré ces incidents, les visites des ouvriers ont été un succès. Voici ce qu'en dit le rapport général :
« Nous avons voulu laisser le choix aux ouvriers eux-mêmes. Malgré quelques appréhensions que l'expérience est venue dissiper, et grâce à la confiance de Votre Majesté et à la volonté qu'Elle a bien voulu m'exprimer, les élections se sont faites librement sans aucune intervention de l'autorité. Près de mille ouvriers délégués de toute la France ont été à Londres pour étudier l'exposition et y puiser des renseignements utiles qu'ils ont consigné dans des rapports intéressants ».
Autre affaire intéressante, qui a nécessité cinq lettres : celle du transport des colis par la Compagnie des chemins de fer du Nord.
D'une première lettre sur cette affaire : « Paris, 21 juillet 1862, mon cher Le Play… Je suis d'avis que, vu le mauvais service du chemin de fer du Nord, les retards et les confusions qu'il a mis aux transports de vos colis, ce qui a été la cause principale des réclamations des exposants, nous devons diminuer nos tarifs de transports. L'état que vous m'envoyez est accablant pour la compagnie du Nord et témoigne de la mauvaise organisation de son service. La question se résume ainsi : la compagnie a pris des engagements vis-à-vis de nous, elle ne les a pas remplis, nous avons le droit de diminuer son tarif en proportion des retards qu'elle a mis à ses expéditions ».
« Vous vous souviendrez que quand nous avons discuté les tarifs, la compagnie a fait valoir la nécessité et les frais que celà lui causerait pour arriver à jour fixe. Je suis donc bien décidé à user de notre droit vis-à-vis d'elle, et à défendre les droits du public contre une compagnie qui a mal fait son service ; quand on a un monopole comme celui des chemins de fer, il faut mieux remplir ses devoirs… ».
Deuxième lettre sur le même sujet : « Paris, 5 août 1862, mon cher Le Play … J'ai bien reçu votre lettre du 2 au sujet du règlement avec le chemin de fer du Nord. J'approuve vos réductions et les trouve même assez faibles. J'espère que l'administration du chemin de fer du Nord ne fera pas trop de difficultés pour accepter ce règlement. Je vais faire traiter cette affaire directement par mon intendant pour épargner les longueurs inutiles. Je vous en informerai dès que j'aurai une solution… ».
Troisième lettre : « Paris, le 19 août 1862, mon cher Le Play, j'ai envoyé M. Brançon, mon intendant, auprès de M. Petrit, directeur de la compagnie du chemin de fer du Nord pour discuter avec lui des propositions relatives au règlement des transports. La note ci-jointe vous fera connaître ce qui a été décidé. Veuillez faire préparer de suite l'état détaillé des colis en retard et un projet de compromis et proposez immédiatement l'arbitre en dehors de notre personnel ».
« Paris, le 30 août 1862, mon cher Le Play … Je vais m'occuper de suite de l'affaire de la compagnie du Nord. J'avais pensé à désigner comme arbitre M. Michel Chevalier ; ne pensez-vous pas qu'il conviendrait mieux que M. Fossin ? Dès que j'aurai votre réponse, je ferai parler à la compagnie du Nord… ».
Relatant de cet incident, le rapport général conclut en disant : « Il a été ainsi prouvé une fois de plus que le principe du transport de produits aux frais de l'Etat donne lieu à des critiques fondées et à de grands embarras ».

Deux affaires amusantes maintenant : celle des feuilles de présence et celle des journalistes. La première concerne les membres des jurys chargés de faire le choix des exposants à récompenser.
Voici ce qu'écrit le Prince à Le Play : « Paris, 8 mai 1862. Mon cher Le Play … Je regrette les difficultés que soulève la signature de la feuille de présence par messieurs les jurés : je ne me crois pas autorisé à supprimer cette mesure qui n'est que l'exécution d'une décision de la commission impériale, qu'il ne m'appartient pas de supprimer. Il est fâcheux que les personnes que vous me désignez et qui devraient donner l'exemple soient les premières à s'opposer à l'accomplissement de cette formalité. Les feuilles de présence sont en usage à l'Institut et monsieur le général Morin doit le savoir mieux que moi. Quand j'assiste à une séance de mon académie, je donne trois signatures pour une somme de cinq à six francs. Je pense qu'il faut rendre cette formalité aussi facile que possible, qu'il faut payer les jurés le dimanche comme les autres jours en leur faisant signer deux feuilles de présence le lundi. Mais, je le répète, il ne dépend pas de vous ni de moi de ne pas appliquer une décision de la commission impériale. Il n'est pas plus humiliant de donner une signature pour constater la présence que de donner un reçu au caissier. Demandez à M. Michel Chevalier d'user de son influence pour faire cesser ces criailleries… ».
Et dans une autre lettre : « Paris le 9 mai 1862. Mon cher Le Play, je vous ai déjà écrit au sujet des réclamations contre l'obligation de signer la feuille de présence. Les monceaux de renseignements que vous me donnez par votre lettre du 7 ne modifient en rien mon opinion. Je vous donne complètement raison et m'en rapporte à ma lettre d'hier.
Je viens d'écrire à M. Michel Chevalier dans le même sens et je le prie d'user de son influence pour mettre fin à des récriminations que rien ne justifie. Je suis d'avis que vous fassiez copier et afficher la décision de la commission impériale que nous n'avons pas le droit de modifier : ce sera la meilleure réponse à faire aux récalcitrants qui ne sont pas allés à Londres sans savoir à quoi ils étaient obligés… ».
L'affaire des journalistes, la voici dans une première lettre : « Paris, 7 mai 1862. Mon cher Le Play, je réponds à votre lettre des 4 et 5 mai. Je sais l'énorme fatigue que vous avez eue et toute l'activité et le zèle que vous avez déployés pour arriver à un résultat aussi bon que possible dans notre exposition ».
« Le mauvais effet que je prévoyais sur l'opinion publique chez nous à la suite des discussions et expulsions faites du Palais par la commission anglaise s'appliquaient uniquement à la conduite des commissaires anglais et nullement à la vôtre que j'approuve de tout point ».
« Je viens d'envoyer ce matin M. Lauta chez MM. Cail, Bietry et Paillard pour les pousser. Je l'ai chargé de faire les plus vifs reproches à M. Cail. Quant à M. Bietry je l'ai chargé de lui signifier que s'il n'envoyait pas ses produits sous deux jours, vous disposeriez de sa place de suite ».
« Je vous envoie une réclamation de MM. Hermann, La Chapelle et Glover ; veuillez l'examiner et tâcher de leur donner satisfaction, leur réclamation me paraissant fondée ».
« Remerciez M. de Franqueville pour les caoutchoucs qu'il va m'envoyer ».
« Vous ne me dites rien de la mesure que vous devez avoir prise contre M. Durassié ».
« Je pense qu'il serait utile d'envoyer à M. Lauta quelques billets en blanc pour les voyages gratuits à accorder aux jurés supplémentaires. Il n'est pas régulier que ces cartes nominatives servent à d'autres personnes que celles dont elles portent le nom ».
« … Plusieurs journalistes sont venus demander si la commission impériale avait pensé à leur faire quelques avantages de voyage et d'entrées gratuites au Palais de l'Exposition ? Je ne suis pas en mesure de leur répondre. Que pensez-vous de cette politesse à faire ? Pour ma part, si notre budget nous le permet, je suis disposé à distribuer une vingtaine de cartes de voyages et d'entrées à ces hommes qui pourront vous être fort utiles. Répondez-moi d'urgence là-dessus… ».
« Paris le 9 mai 1862, mon cher Le Play… Quant aux journalistes, il est entendu, comme vous le proposez, que M. Lauta donnera des cartes de voyage gratuit à ceux que je lui désignerai, et que vous leur donnerez un billet de saison sur un mot de moi ou simplement sur le vu de cartes de voyages données par mes ordres ».
« J'ai autorisé ce matin M. Lauta à délivrer trois cartes à M. Guéroult pour l'Opinion nationale, et trois à M. Havin pour le Siècle… ».

Déjà à l'Exposition de 1855 les journalistes réclamaient : « Ce lundi 12, mon cher monsieur Le Play, je suis accablé de demandes de billets. Veuillez m'envoyer les 200 que je vous ai demandés. Les ministres m'écrivent pour se plaindre qu'ils n'ont encore rien reçu. Les journalistes se plaignent qu'on veut les forcer à venir eux mêmes chercher leurs cartes, ce qui les mécontente, il serait plus simple de les remettre aux porteurs des cartes de journalistes. Je crois qu'il ne faut pas être trop sévère dans cette distribution. Je vous attends à deux heures et demi précises pour vous remettre les lettres de Croix accordées hier soir et en causer avec vous. Il y a aussi une légère modification au programme pour le discours de l'Empereur. Je vous attends pour causer de tout celà. Je vous serre la main, Napoléon ».
« Le Prince est allé à Londres en juin 1862, un mois après réouverture de l'Exposition. Il a tenu à y aller incognito et écrit à ce sujet à Le Play : « Paris 14 juin 1862, mon cher Le Play… Je vous prie de m'arrêter mon appartement à Clarendon Hotel à partir de vendredi matin, 20 courant. Je compte partir du Havre, jeudi soir, 19. Si j'avais quelques empêchements, peu importe, je compte sur mon appartement à Clarendon à partir du 20 ».
« Dès mon arrivée je vous préviendrai par le télégraphe. Il est bien entendu que je voyage tout à fait incognito, sous le nom de comte de Meudon et que c'est sous ce nom qu'il faut arrêter mon appartement ».
« Je n'emmène avec moi que quatre personnes au lieu de cinq et quatre domestiques au lieu de cinq que je vous avais indiqués ».
« Je vous prie enfin de m'arrêter mes voitures d'après le programme que vous m'indiquez, ainsi que deux valets de pied, à partir du samedi 21 courant. Votre affectionné, Napoléon (Jérôme) ».
Voilà pour l'Exposition de 1862.

Quant à la troisième Exposition, celle de 1867, elle n'a fait l'objet que d'une dizaine de lettres du Prince, Napoléon-Jérôme ayant démissionné en mai 1865 dans les conditions que l'on connaît.
Dès 1863 le Prince écrit au sujet de ce projet : « Port-Saïd (Egypte), ce 17 juin 1863… On m'écrit que M. Rouher va à la présidence du Conseil d'Etat et que M. Baroche a donné sa démission grâce aux affaires de son fils. Je n'ai pas d'avis arrêté sur la question de l'Exposition de 1867 je pense que rien ne presse et que cette question pourra être résolue dans quelques semaines à mon retour. Si du reste le gouvernement veut décider sans moi celà m'est tout à fait indifférent, je serai même assez satisfait de rester étranger à ce qui se fera, ce qui se passe me donne un goût de plus en plus prononcé pour l'abstention et la retraite.
« Il est certain que si une exposition devait avoir lieu chez nous, il faudrait y faire figurer une exposition ethnographique de la plus grande partie des diverses races d'hommes, ce serait bien mieux et pourrait faire avancer beaucoup certaines questions… ».
Citons encore sur le même sujet des extraits des lettres suivantes :
« Paris, le 8 janvier 1865. Mon cher Le Play, le colonel Favé (?) est venu me voir, de la part de l'Empereur, pour me parler de l'Exposition et M. Behic m'écrit pour le mettre dans la Commission, ce que je fais ».
« Que pensez-vous de M. Frémy (?) que je voudrais voir entrer ? »
« Après avoir causé hier avec quelques personnes, je crois qu'on pourrait compter couvrir par des souscriptions la moitié des dépenses au lieu du tiers. L'État et la ville ne donneraient ainsi pour subvention que l'autre moitié au lieu des deux tiers (qu'en pensez-vous ?). Votre affectionné, Napoléon-Jérôme ».
« Paris, Palais-Royal ce vendredi 3 mars 1865. Mon cher Le Play, je ne me souviens plus à quoi vous deviez employer M. Longpérier ni ce que vous voulez demander aux musées pour notre vestibule archéologique, il faudrait faire une note en quelques lignes et venir me l'apporter vers une heure, je dois voir Longpérier à cette heure chez moi et en quelques minutes nous pourrions terminer avec vous et lui cette question. Je désire d'autant plus vous voir chez moi aujourd'hui que j'ai des affaires qui me retiendront toute la journée chez moi et m'empêcheront d'être au Palais. Mille amitiés. Napoléon (Jérôme) »
« Villa de Prangins 16 avril 1865. Mon cher Le Play… Je me préoccupe peu de l'opposition du ministre de la Guerre au choix du Champ de Mars qui dans mon esprit est une condition siné qua non : pas de Champ de Mars, pas d'exposition ou au moins pas de présidence du prince Napoléon ; je suis parfaitement décidé à cet égard ».
« Voulez-vous répondre à notre ambassadeur à Madrid que je m'en rapporte tout à fait à lui pour influencer le choix du commissaire à désigner par l'Espagne. Je n'ai aucune préférence à cet égard ».
« Faites-bien travailler les rapporteurs des sous-commissions. Donnez-moi des nouvelles de la souscription… »
« Prangins, 23 avril 1865. Mon cher Le Play, je réponds à vos lettres du 19 et du 20. Je suis heureux des bonnes nouvelles que vous me donnez de la souscription qui doit être complète à l'heure qu'il est. Si vous croyez qu'il soit utile de faciliter aux départements de s'associer à la souscription, ce qui est aussi mon avis, je crois qu'il faut écrire aux 89 préfets en leur donnant un délai très court, jusqu'à cinq ou six mois, par exemple, et en leur envoyant les prospectus Hatas (?) et de la Pointe (?). Je vous autorise à signer en mon nom et par délégation pour gagner quelques jours. Je ne crois pas être de retour avant le 28 ».
« Etant obligé de partir pour la Corse vers le 12 mai je vais pouvoir réunir la commission avant mon départ pour la mettre à même d'entendre le rapport et de statuer sur les propositions des sous-commissions de l'emplacement des bâtiments, du mode de désignation de l'architecture, des moyens de transports, de la constitution de la société de garantie, et du choix, parmi les souscripteurs, des 19 membres à nommer pour se compléter. Tout cela devrait se faire vers le 10 car le temps nous presse beaucoup et je sens bien que nous sommes en retard pour la construction… ».
A partir de mai, malgré sa démission, le Prince continue à s'intéresser de loin à l'exposition, y place ses candidats, et donne son avis sur l'utilisation du Champ de Mars.

Le quatrième groupe de lettres concerne diverses questions personnelles ou des sujets politiques, économiques ou sociaux, par exemple au sujet du discours de l'Empereur sur la boulangerie, parce que Le Play avait fait une enquête sur cette branche d'activité :
« Paris, 28 octobre 1862. Mon cher Le Play. J'ai reçu avant hier votre lettre du 26 et j'ai bien regretté de ne vous avoir pas trouvé ici, mais je comprends très bien toute l'importance de votre présence. Vous avez bien fait d'y rester. Je souhaite que vous fassiez triompher vos idées dans cette question de la boulangerie à laquelle je prends un si vif intérêt… ».
« Paris, Palais-Royal ce lundi 8 décembre. Mon cher Le Play… Il me semble que le discours de l'Empereur hier coupe court à vos travaux sur la boulangerie, maintenir la taxe et la (mot illisible) c'est maintenir tout le système du préfet de la Seine. Qu'en pense M. Rouher ?… ».
De même sur le projet de création d'une coopérative ouvrière de consommation : « Paris, le 20 avril 1864. Mon cher Le Play, j'ai reçu, il y a quelque temps, la lettre et les papiers joints ; je vous prie de les lire et de m'en dire votre avis. Que pensez-vous du fond même de l'affaire et de la proposition de fonder pour les ouvriers une association pour se procurer à bon marché les objets de consommation ?
« L'idée me parait utile et bonne, est-elle pratique ? Que savez-vous d'institutions semblables établies à l'étranger ? »
« Le principe me parait fécond et digne d'attention ; quels seraient les moyens pour l'appliquer ; le sens ne serait-il pas de réunir un comité comme cela se passe en Angleterre ? Je serais disposé à coopérer de ma bourse dans une certaine limite ».
« J'ai reçu les promoteurs de ce projet ; ils m'ont paru assez intelligents et connaître leur sujet ; mais je n'ai aucun renseignement particulier sur eux, sur leur moralité, sur leur intelligence ; comment pensez-vous qu'on pourrait se les procurer ? »
« Vous trouverez tout naturel, mon cher Le Play, que je m'adresse à vous, si compétent sur ces sortes de questions. Je vous serais obligé, quand vous aurez réfléchi d'en venir causer avec moi. Votre affectionné. Napoléon (Jérôme) ».
Cette lettre est intéressante car le Prince demande son avis à Le Play qui avait des idées sur la question : il n'était pas chaud pour les coopératives de consommation, et au contraire favorable aux coopératives de production.
Les lettres à caractère personnel concernent l'organisation d'un voyage sur son yacht que le Prince voulait faire avec Le Play pour visiter les districts ruraux de Grande-Bretagne et les exploitations de propriétaires agricoles, au cours de l'été 1860, l'organisation et la mise en valeur de la Bergerie, sa propriété de Prangins ; et enfin des lettres de félicitations, de condoléances ou de regrets de la non nomination de Le Play comme sénateur.
C'est en ces termes qu'il répond le 10 février 1859 aux félicitations que lui avait adressées Le Play à l'occasion de son mariage :
« Palais-Royal, 10 février 1859. Mon cher Le Play, j'ai reçu à Turin, au moment d'en partir, la lettre par laquelle vous m'adressez vos félicitations, à l'occasion de mon mariage ; mes occupations sans nombre ne m'ont pas encore permis d'y répondre. J'ai trop éprouvé votre sincère affection et votre dévouement pour ne pas attacher un prix particulier à vos félicitations, je vous en remercie bien vivement. Venez me voir un de ces matins, à mon ancien appartement, au Palais-Royal. Je serais très heureux de causer avec vous et de vous serrer la main. Votre affectionné Napoléon (Jérôme) ».
A la mort de son père, Frédéric Le Play reçoit la lettre suivante du Prince :
« Paris, Palais-Royal, le mardi 25 mars 1862. Mon cher Le Play, je suis très affecté dans la perte affreuse que vous venez de faire ! prenez tout le temps nécessaire pour vos affaires et ne vous occupez pas de l'Exposition dans ces cruelles circonstances. Je vous serre affectueusement la main et vous renouvelle l'expression de toute mon amitié. Napoléon (Jérôme) ».
Dans une lettre déjà citée, du 17 juin 1863, il écrit à Le Play, de Port-Saïd… « J'ai vu avec peine les dernières nominations de sénateurs, il y en a d'incroyables et je regrette beaucoup que vous n'y soyez pas, je l'avais cependant demandé à l'Empereur très vivement… ».
Nous voilà arrivés au terme de la lecture de quelques-unes des lettres inédites du prince Napoléon-Jérôme.
Toutes auraient pu être lues, car elles contiennent chacune des détails révélateurs de la personnalité de leur auteur et des événements de cette époque.
On ne peut être que frappé, en lisant ces documents, par l'intelligence, la justesse et la vigueur des idées et des décisions du Prince, la rapidité de ses réactions et, enfin, par l'actualité des sujets évoqués et des problèmes à résoudre.

A aucun moment, en lisant cette correspondance, on ne ressent l'impression de vivre de l'histoire ancienne. Beaucoup de ces lettres pourraient porter une date du siècle suivant que l'on n'en serait pas surpris. Il fallait donc rappeler la carrière et la personnalité exceptionnelle de ce Prince au caractère si marqué et plein de contrastes pour ne pas oublier l'époque à laquelle il a vécu et agi.
L'Empereur ne s'était pas trompé en faisant de lui, et de lui aidé par Le Play, un des artisans de la renaissance économique française.
Une fois encore, on constate, quand on va à la source de l'histoire et qu'on peut réfléchir sur des matériaux authentiques et indiscutables, que le Second Empire, grâce à une pléiade de personnalités exceptionnelles, stimulées et encouragées par un souverain lucide et perspicace, est à l'origine de la France moderne.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien / conférence
Numéro de la revue :
356
Numéro de page :
39-44
Mois de publication :
12
Année de publication :
1987
Année début :
1855
Année fin :
1867
Partager