Introduction
Les rapports de l'Église et de l'État avaient été la grande pierre d'achoppement de la Révolution ; ils pèseront sur toute l'histoire politique française. Les constituants s'étaient trouvés pris dans un engrenage qui, contre leur volonté première, les amena à la rupture avec Rome sur la question de la constitution civile du clergé. La Législative et la Convention aggravèrent le débat, qui de plus en plus porta sur le fond même des croyances, et non plus sur l'organisation intérieure de l'Église de France. La politique du Directoire fut pleine de duplicité et d'incohérence. Seul Bonaparte avait à la fois assez de sens politique et de force de caractère pour imposer tant à la Papauté qu'aux ennemis de la Papauté la solution durable d'un problème qui infectait toute la vie publique. Sa médiation impérieuse était à la fois le fruit des circonstances, de la politique incohérente du Directoire, et de l'évolution même des esprits à cette époque.
Le Directoire
Le Directoire s'était vu confronté au retour du sentiment religieux, plus exactement de la religion traditionnelle, c'est-à-dire du catholicisme. Mme de Staël pouvait, dans son ouvrage De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), préconiser l'adoption de la religion protestante, plus proche de la philosophie des Lumières, il n'en demeurait pas moins vrai que les religions de substitution – le culte décadaire, la théophilanthropie – ne pouvaient tenir face à ce mouvement profond qui venait des campagnes et qui inquiétait le Directoire et l'Institut, ainsi qu'une partie de la classe ouvrière de Paris, violemment anticléricale depuis 1793 et qui le restera. Cette renaissance catholique était d'ailleurs double : elle s'étendait avant tout aux orthodoxes, mais elle affectait aussi les constitutionnels assermentés. Et sous l'impulsion de l'abbé Grégoire, évêque constitutionnel du Loir-et-Cher, haute figure à la fois chrétienne et constitutionnelle, l'Église constitutionnelle se réforma elle-même. Le Directoire vit en elle un appui contre les prêtres romains. Mais l'allant et la réussite de ces derniers étaient supérieurs. Barras, en janvier 1797, s'inquiétait : « […] l'appétit leur est revenu en mangeant. Nous leur laissons avec une tolérance et une générosité franches la possession du royaume du Ciel, mais ce n'est pas assez pour eux ; il faut qu'ils s'emparent de nouveau de la terre et qu'ils nous en disputent le gouvernement temporel ».
Là-dessus étaient survenues les élections d'avril 1797, écrasante victoire de la coalition anti-directoriale, et le jeune député Camille Jordan fit alors un vibrant discours sur la liberté des cultes, faisant le procès de l'hypocrite liberté qui, par exemple, interdisait de sonner les cloches : « On a proscrit les cloches ; elles sonnent encore, la loi est généralement violée dans nos campagnes ». « Jordan-carillon », disaient les plaisants, mais pour les jacobins qui ne plaisantaient pas, ce bruit des cloches, c'était le tocsin de la contre-révolution ; de cette contre-révolution qui leur avait précisément fait craindre ces élections trop à droite.
Les trois directeurs, La Révellière-Lépeaux, Reubell et Barras, firent alors le coup d'État de Fructidor (4 septembre 1797), qui marqua une grande coupure dans la vie du Directoire – Mme de Staël, peu suspecte de cléricalisme, l'a dit. Suivit la terreur fructidorienne, renouveau des persécutions indéniables bien que contestées par d'aucuns. Le Directoire était de plus en plus hostile au catholicisme romain, et les victoires en Italie des armées de la Révolution présageaient à ses yeux la ruine prochaine de la Papauté.
Une société ne peut survivre sans religion
Situation après le 18 Brumaire
Bonaparte, maître de la France après Brumaire, avait déjà, à titre de général d'Italie, posé les jalons en usant, avec les ordres du Directoire, d'une politique religieuse personnelle. Il sentait que la solution de la redoutable question serait la pierre de touche décisive de son génie politique. L'apaisement général produit par le 18 Brumaire bénéficia au culte catholique. Un puissant mouvement de restauration religieuse et catholique avait lieu spontanément. Fallait-il laisser aller les choses ? Se contenter de leur mouvement naturel en accentuant simplement la tolérance de la liberté véritable ? C'était la thèse de l'Église, de l'Église renaissant librement. Mais de là découlait une autre thèse : celle de l'Église libre dans l'État libre, autrement dit la séparation. Pourquoi s'accorder avec le Saint-Père, disaient certains, pourquoi lui demander un concordat alors qu'il est si facile de laisser aller les choses du train où elles vont toutes seules ? Dans un pays pétri depuis des siècles de catholicisme, ce n'était qu'une vue abstraite et qu'aucun des contemporains, qu'ils soient jacobins, catholiques ou libéraux – tels Benjamin Constant ou Germaine de Staël –, et avant eux Jean-Jacques Rousseau, ne pouvait imaginer. Une société ne peut survivre sans l'appui de la religion. La religion doit assurer la cohésion sociale. La Révolution ayant détruit la vieille nation organisée et atomisé la société, il était important qu'un facteur de cohérence fût rétabli au sein même de la société. C'était là une idée répandue en tous lieux (1).
Publication de l'Essai sur les révolutions (1797)
Passons maintenant du côté de Chateaubriand. Dix ans séparent la publication du Génie du Christianisme (14 avril 1802) et la constitution civile du clergé, proclamée le 24 août 1790. Dix ans au cours desquels Chateaubriand a peu vu les événements sur lesquels il dissertait en 1797, dans l'Essai sur les révolutions. Faut-il rappeler qu'entre avril 1791 et janvier 1792, il vit l'Amérique, que l'année 1792 fut une année de tribulations, entre mariage et émigration, et qu'il ne rentra en France qu'en mai 1800 ? En 1797, Chateaubriand est agnostique, voire anti-libéral. Survolant d'un bond tout le moyen-âge, il montre l'Église « environnée de ténèbres », marchant « comme un géant au despotisme », stigmatisant les pontifes « subjugués par le luxe et l'ivresse » et « plongés dans tous les vices ». Disciple d'Épicure, il affirme que «Dieu, la matière, la fatalité ne font qu'un », que « toutes les religions sont la caricature de la religion de Rousseau », et qu'enfin – point d'orgue – ces religions « se développent dans le fanatisme et meurent dans l'indifférence ».
Si Chateaubriand renvoie alors le christianisme aux ténèbres extérieures, on peut cependant déceler des frémissements annonciateurs du Génie : « Il est un Dieu, écrit-il. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l'insecte bruit ses louanges, et l'éléphant le salue au lever du soleil ; les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l'Océan déclare son immensité ; l'homme seul a dit : Il n'y a point de Dieu. » (2)
Chateaubriand reconnaît en outre que le christianisme a libéré les peuples de l'esclavage, fait rempart contre les grandes invasions et protégé ceux qu'il avait affranchis. Surtout, en disciple de Rousseau, il ne craint pas de rappeler, péremptoirement, qu'une société ne peut survivre sans religion ; et de dénoncer le zèle intolérant, l'esprit de secte et de système des Encyclopédistes (3).
Le Génie du Christianisme
Circonstances de sa rédaction
Quelle religion choisir ? s'interroge alors Chateaubriand. En fait, la religion catholique était revenue à l'honneur dans les milieux de l'émigration, fort irréligieux en 1789. « L'ancienne noblesse, remarque Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution, qui était la classe la plus irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après 93 ; la première atteinte, elle se convertit la première. Lorsque la bourgeoisie se sentit frappée elle-même dans son triomphe, on la vit se rapprocher à son tour des croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra partout où les hommes avaient quelque chose à perdre dans le désordre populaire, et l'incrédulité disparut, ou du moins se cacha, à mesure que la peur des révolutions se faisait voir ».
Chateaubriand lui-même a daté sa conversion de l'été 1798, lorsqu'il apprit la mort de sa mère par une lettre de sa soeur Julie de Farcy, elle-même morte lorsqu'il prit connaissance de la missive. « Ces deux voix sorties du tombeau, écrit-il, cette mort qui servait d'interprète à la mort m'ont frappé. Je suis devenu chrétien ». Et d'ajouter : « Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du coeur […] » (4).
Les « monarchiens » se mirent eux aussi de la partie : il fallait établir une monarchie tempérée s'appuyant sur la religion. Mgr Boisgelin de Cicé, que Chateaubriand rencontra à la fin de son exil, grand prélat, une des figures marquantes de la Constituante, émigré en Angleterre, écrivait le 24 décembre 1799 au maréchal de Castries : « Il s'agit d'employer des hommes qui savent écrire des ouvrages propres à faire aimer la morale et la religion », et l'archevêque nommait La Harpe, Fontanes, Bergasse pour la France, et Delille, Baudus et Chateaubriand pour l'émigration.
La querelle du protestantisme et du catholicisme (1800)
Le Génie du Christianisme, commencé à Londres, avait pour objet de défendre le christianisme contre l'athéisme et le libertinage. À Paris, l'ouvrage allait devenir d'abord, par l'effet des circonstances, en manière de préambule, le prétexte d'une campagne dirigée contre le protestantisme. C'est en cela que Chateaubriand rend service à Bonaparte : en écartant une campagne certes limitée, mais où des adversaires à la politique concordataire sont présents : Necker et Germaine de Staël.
« Deux livres issus de la même famille genevoise et calviniste venaient de paraître la même année, en 1800. L'un était le Cours de morale religieuse que Necker avait fait éditer à Genève. L'ancien ministre avançait que la religion présentait l'avantage d'enseigner aux pauvres à supporter leur misère sans se révolter, qu'elle était donc un instrument parfait de gouvernement. Ce point de vue ne pouvait choquer l'auteur de l'Essai sur les révolutions. Mais Necker déclarait ensuite que le protestantisme convient aux esprits supérieurs, à ceux qui réfléchissent, aux adeptes de la raison. Le catholicisme, au contraire, est fait pour les âmes naïves, pour celles qui ont besoin d'images et de spectacles. C'est en quelque sorte la religion des pauvres. Le Genevois en déduisait que le catholicisme convient au commun des Français. […]
L'autre livre était de sa fille. Avec plus de talent et d'ampleur, Mme de Staël complétait et rejoignait la pensée de son père. Dans son ouvrage De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, paru en avril 1800, elle défendait le principe de la perfectibilité dans tous les domaines : les moeurs, la littérature, les arts et les institutions politiques dont le terme inéluctable était un gouvernement républicain, progressaient en même temps. En ce qui concerne la religion, elle reconnaît que le christianisme avait été un élément efficace de cette perfectibilité. Mais, protestante, elle n'accepte que l'Évangile et dénonce le fanatisme romain, les “fausses interprétations des prêtres”. […]
Il était indispensable de combattre ces affirmations. Fontanes ouvrit les hostilités par deux articles non signés publiés dans le Mercure en juin-juillet 1800. Il souligne les erreurs auxquelles a été conduite Mme de Staël, mais surtout il ajoute une note à la fin du premier article, dans laquelle il annonce l'éclatante réfutation qu'apportera le Génie du christianisme, dont il promet que le Mercure se fera l'écho. Car cette querelle du protestantisme et du catholicisme est l'occasion d'une campagne publicitaire magistralement orchestrée par Fontanes. On le voit plus nettement encore lorsque, dans le numéro de novembre, il se tourne contre le Cours de morale de Necker dont il souligne la froideur protestante en opposition au livre qui va défendre la religion non avec de la philosophie, mais avec “tous les enchantements des beaux-arts”. Pour sa part, la conclusion va de soi : “ Il est donc certain, déclare Fontanes, que lorsqu'on veut écrire avec intérêt sur la religion, il faut être catholique.” Pour illustrer son propos, il reproduisait le plan du Génie du christianisme tel qu'il était établi à cette époque, et joignait comme exemple “un passage pris au hasard”, la fameuse prière au coucher du soleil sur l'Océan. Fontanes tire une dernière salve dans le Mercure du 21 avril 1801 à propos des OEuvres philosophiques de Saint-Lambert chez qui la sécheresse du ton, le manque d'imagination proviennent de l'indifférence religieuse. » (5)
Publication de l'ouvrage (1802)
Le traité relatif au Concordat fut voté le 18 germinal an X (8 avril 1802). Jamais « coup d'État » – ecclésiastique ici – ne fit l'objet d'une plus étonnante orchestration. Toute une série de coïncidences vint accompagner la publication du Concordat : ratification de la paix générale d'Amiens et publication du Génie du Christianisme, manifeste du nouveau parti néocatholique, dont Fontanes était l'animateur et Lucien Bonaparte le protecteur, à qui l'on attribue ce mot cynique : « On peut rire des augures vrais mais il est bon de manger avec eux les poulets sacrés ».
Le Génie du Christianisme parut le 14 avril 1802, un an après la signature du Concordat entre la France et le Saint-Siège, mais à moins d'une semaine de sa ratification par les Chambres. « […] la France sortait du chaos révolutionnaire, écrit Chateaubriand ; tous les éléments de la société étaient confondus : la terrible main qui commençait à les séparer, n'avait point encore achevé son ouvrage ; l'ordre n'était point encore sorti du despotisme et de la gloire. Ce fut donc, pour ainsi dire, au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du christianisme, pour rappeler dans ces temples les pompes du culte et les serviteurs des autels. […] Partout on voyait des restes d'églises et de monastères que l'on achevait de démolir : c'était même une sorte d'amusement d'aller se promener dans ces ruines » (6).
Mais les circonstances n'étaient pas toutes défavorables. Le Génie du Christianisme était en parfaite harmonie avec la sensibilité du temps, qui se cristallise dans la politique du Premier Consul. Chateaubriand écrit dans la préface de l'édition de 1828: « Buonaparte, qui désirait alors fonder sa puissance sur la première base de la société, et qui venait de faire des arrangements avec la cour de Rome, ne mit aucun obstacle à la publication d'un ouvrage utile à la popularité de ses desseins. Il avait à lutter contre les hommes qui l'entouraient, contre des ennemis déclarés de toutes concessions religieuses : il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le Génie du christianisme appelait. Plus tard il se repentit de sa méprise ; et au moment de sa chute, il avoua que l'ouvrage dont la publication avait le plus nui à son pouvoir, était le Génie du christianisme » (7).
Chateaubriand s'érige contre le parti philosophique qui, pressentant l'ennemi, ne l'avait guère épargné au moment d'Atala. Le Génie du Christianisme apparaît alors comme l'aboutissement, l'épanouissement, « la plus belle des fleurs » offerte à l'oeuvre de restauration catholique. Il est l'illustration éclatante de la politique menée par Bonaparte contre ses propres amis et une partie de l'opinion dirigeante du moment.
Napoléon et Chateaubriand se retrouvent donc sur un point : la nécessité de la religion. L'un, par indifférentisme, se rallie à la religion de la majorité des Français ; l'autre, à la suite d'une conversion récente, contestée mais profonde, à la religion de nos pères, c'est-à-dire au catholicisme romain.
Le Génie du Christianisme est un bilan à la croisée de l'histoire et d'une histoire personnelle, lequel est tombé comme dans la parabole sur une terre meuble.
Une apologie du christianisme
En publiant le Génie du Christianisme – ce « coup de théâtre et coup d'autel », note perfidement Sainte- Beuve, alors que Barbey d'Aurevilly y voit l'« apparition […] comme quelque chose de surnaturel et d'astral » –, Chateaubriand arrivait avec l'instinct des circonstances. Mais après dix ans d'Église schismatique, puis la violente politique de déchristianisation du Directoire, il apportait dans le vide creusé par la Révolution un grand souffle de renouveau théologique, dans un pays qui demeurait fondamentalement chrétien. À ce mouvement s'associeront Bonald, Joseph de Maistre et Lamennais, laïcs ou autodidactes. Chateaubriand « rouvrit la cathédrale fermée », écrira Théophile Gautier.
Le Génie du Christianisme, qui n'est pas une théodicée chrétienne mais une apologie écrite avec un éclat d'imagination merveilleux, entend démontrer que la religion catholique est plus poétique, plus belle, plus féconde que les autres – ce que Sainte-Beuve appelle son rôle d'« avocat poétique » et Barbey d'Aurevilly « la vérité proclam[ée] à la face d'une société fatiguée de guillotine et de néant, ces deux aboutissants de la philosophie ». Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, ne cherchait pas à démontrer la vérité de fond, mais la vraisemblance par la morale qui en sort, par les beautés qui en rayonnent. Il s'attachait à montrer que, de toutes les religions qui ont existé, c'est la plus favorable aux libertés, la plus poétique, la plus humaine ; que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agriculture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu'aux églises bâties par Michel-Ange et décorées par Raphaël ; qu'il n'y a rien de plus humain que sa morale et rien de plus aimable et de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte ; qu'elle favorise le génie, épure le goût, etc. En un mot, Chateaubriand glorifiait dix-huit siècles de christianisme. Dans les Mémoires d'outre-tombe, il soulignera le caractère durable de l'influence exercée, et le renversement qui s'opéra dans les esprits : « […] le fond était altéré comme la forme ; l'athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits […] on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entourée de bandelettes philosophiques ; on se permit d'examiner tout système, si absurde qu'on le trouvât, fût-il même chrétien » (8).
Par cela même qu'il était du passé, le Génie du Christianisme était un livre d'avenir. Barbey d'Aurevilly remarque : « […] en montrant l'étroite solidarité des siècles et la puissance du passé, il travaillait à la restauration des idées religieuses, comme quelques années plus tard il travailla à la restauration des idées politiques ».
« Par là il montrait aux historiens et aux artistes que le christianisme était un champ de travail aussi fécond et aussi riche que les annales de Rome. Aux musiciens il rappelait le plain-chant, l'arc gothique aux sculpteurs, et aux historiens les institutions sociales et politiques de la France de Saint-Louis. Car, dans ce livre, au fond du christianisme, on retrouve toujours la France d'autrefois : il est plein de la vieille monarchie », note à son tour l'historien républicain Camille Jullian (9).
La religion comme garante de la liberté
Néanmoins, le Génie ne répondait qu'imparfaitement aux vues utilitaires du Premier Consul. Dans le mouvement qui suivit le 18 Brumaire, Bonaparte, nourri jusqu'à la moelle du sens romain de l'État, ne pouvait admettre qu'une force « vivante » existât hors de l'État. L'Église devait être enrôlée au service du nouveau régime. Dans une intervention fameuse devant le conseil d'État (1800), Bonaparte s'était exclamé : « Quant à moi, je ne vois pas dans la religion le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre social. Ellerattache au ciel une idée d'égalité qui empêche que le riche soit massacré par le pauvre […] » (10).
« Nulle société ne peut exister sans morale, et il n'y a pas de bonne morale sans religion. Il n'y a donc que la religion qui donne à l'État un appui ferme et durable », affirmait Bonaparte devant les curés de Milan, en 1800. Le Premier Consul voulait tirer à lui l'Église de France, en faire « sa chose », la chose de son gouvernement, de sa dynastie, alors que la Papauté souhaitait se débarrasser de l'ancien gallicanisme de l'Église de France, si fière, si ombrageuse, si nationale, contre les infiltrations ultramontaines. Comme Bonaparte ne voulait pas remettre en cause les biens nationaux – la plupart des brumairiens défendaient becs et ongles cet acquis de la Révolution –, il lui fallait trouver une formule. « Vouloir altérer ou enfreindre le titre des acquéreurs, écrivait le curé Bernier, qui fut l'un des négociateurs avec la Papauté, ce serait appeler contre l'Église le mécontentement et la haine d'une partie des Français ». Bonaparte tenait à effacer définitivement le caractère contestable ou suspect de la propriété nouvelle. Mais quelle contrepartie à la reconnaissance de la vente des biens nationaux ? On pouvait envisager le remboursement de la valeur de ces biens par le versement d'une indemnité. Bonaparte ne le voulait pas ; il préférait verser des traitements afin que les prêtres fussent des fonctionnaires et fussent mieux tenus en main. La Papauté ne tenait pas non plus, par crainte d'un renouveau du gallicanisme, à ce qu'une indemnité fût versée à l'Église de France. Pas plus que le Premier Consul, la curie ne tenait à voir se reconstituer une Église de France en tant que corps vivant et compact, à qui le seul fait d'avoir à gérer un trésor imposerait une existence indépendante.
On se tromperait en voyant dans Chateaubriand le pilier de l'ordre moral et politique forgé par Bonaparte. Pour lui, la religion – l'Évangile plus encore que l'Église – n'est point là pour soutenir l'État omniprésent, mais afin de garantir la liberté de l'homme contre les ingérences du pouvoir politique. Pourtant, n'était-il pas audacieux, au moment où Napoléon installait son autorité despotique, de saluer dans le christianisme l'ami de la liberté et de lui attribuer l'invention du régime représentatif ?
C'est au chapitre XI que se laisse découvrir le fond même du propos : « Mais si personne ne nous conteste sur ce point l'influence de l'Église dans le corps politique, on soutiendra peut-être que cette influence a été funeste au bonheur public et à la liberté ». La réfutation suit aussitôt : la religion, en brisant l'esclavage antique, en s'opposant d'esprit et de conseil au pouvoir arbitraire, en donnant à l'Europe le « petit nombre de bonnes lois qu'elle possède », en influençant l'organisation des monarchies, « a produit chez les modernes le système représentatif, qu'on peut mettre au nombre de ces trois ou quatre découvertes qui ont créé un autre univers » (11).
Les institutions ecclésiastiques préfigurent le système représentatif, auquel Chateaubriand s'attachera à l'époque de la Restauration, et, écrit-il dans le Génie, « […] les prêtres chrétiens ne s'étant pas séparés de l'État, ont donné naissance à un nouvel ordre de citoyens, qui, par sa réunion aux deux autres, a entraîné la représentation du corps politique. Nous ne devons pas négliger une remarque qui vient à l'appui des faits précédents, et qui prouve que le génie évangélique est éminemment favorable à la liberté » (12).
Une Église indépendante au sein de l’État
Par ailleurs Chateaubriand, anticipateur par maints côtés, politiques ou religieux, conscient que l'Église doit marcher avec les lumières de son siècle – discours qui sera prononcé au conclave de 1828, lors de l'élection du pape Pie VIII –, reste un homme de l'ancienne France, attaché aux principes aristocratiques, à une vision fénelonienne de l'histoire et du rôle entre l'État et la religion. Sa pensée comporte des éléments archaïsants, tirés de l'Ancien Régime, et qui dénotent par rapport à la politique de Napoléon. On s'en rendra compte à l'époque de la Restauration lorsque, pair de France, il souligne entre autres le rôle modérateur joué par l'Église : aux États généraux, les représentants du clergé, ordre privilégié, surent tenir la balance égale entre les exigences contradictoires du peuple, des seigneurs et du monarque. Mais les temps ont changé ; si l'Église n'est plus un « corps politique », elle doit demeurer une « corporation » puissante, respectée. À quoi bon, si l'on fait du prêtre un paria des Indes, s'exclame Chateaubriand !
L'Église ne peut subsister dépouillée de toute prérogative. Il faut notamment l'autoriser à recevoir des donations et à être propriétaire afin que soit rendu au clergé « non l'éclat qu'il avait autrefois, mais l'indépendance sans laquelle le culte n'est plus qu'un fardeau pour le peuple ». Il pourra reprendre sa place légitime par une série de mesures dont Chateaubriand trace un programme foncièrement anti-révolutionnaire dont l'essentiel consiste dans le transfert de l'état civil et de l'enseignement à l'Église.
Chateaubriand y reviendra dans De la Monarchie selon la Charte (septembre 1816), où il préconise de renforcer l'autorité et les moyens du clergé pour le réconcilier avec son temps et en faire l'indispensable auxiliaire des institutions libérales : « Lorsque Dagobert fit rebâtir Saint-Denis, il jeta dans les fondations de l'édifice ses joyaux et ce qu'il avait de plus précieux : jetez ainsi la religion et la justice dans les fondations de votre nouveau temple. […] » (13)
Ainsi voyons-nous le rôle que Chateaubriand a joué comme l'un des porte-parole métaphoriques de la politique concordataire, mais aussi les malentendus qui déjà existent dans la conception même que Bonaparte et Chateaubriand se font de l'Église et du rôle qu'elle doit jouer dans la société ; l'un imbu d'une sorte de césarisme étatique, l'autre d'un libéralisme aristocratique à la manière de Fénelon. Si l'un et l'autre font de la religion la base même de la société et y voient la condition de sa pérennité, des divergences existent, et elles ne feront que s'affirmer au cours des années suivantes, où Chateaubriand va résolument, après 1804, entrer dans l'opposition à Napoléon.