La période de Napoléon en tant que chef d’Etat à la tête de l’Italie débuta en janvier 1802, lorsque les trente membres de la Consulte d’État chargée de trouver un président pour la République italienne nouvellement créée, réussirent à persuader Napoléon d’assumer cette fonction. Napoléon ne pouvant résider en Italie, il choisit un vice-président, Francesco Melzi d’Elri, et un représentant à Paris, Ferdinando Marescalchi. Ainsi, ayant à sa tête celui qui dirigeait la France, subissant la présence de troupes françaises sur son territoire qu’elle devait, en outre, entretenir, l’Italie se trouvait être une sorte de protectorat français (1), assez pour inquiéter les autres puissance européennes, et plus particulièrement l’Autriche en raison de ses vues ancestrales sur le Nord de l’Italie. Lorsque Napoléon fut proclamé empereur des Français le 18 mai 1804, il devint évident, pour les Français comme pour les Italiens, que l’Italie ne pouvait demeurer une république. Aussi, le 17 mars 1805, un an après l’instauration de l’Empire en France, la République italienne devint le royaume d’Italie – une expression qui peut porter à confusion pour les lecteurs du XXIe siècle, dans la mesure où le royaume recouvrait seulement la Lombardie et l’Emilie-Romagne, et non pas l’ensemble de la péninsule – avec Napoléon comme souverain. Cette décision politique se concrétisa formellement par le couronnement du nouveau roi à Milan, cérémonie au cours de laquelle Napoléon, recevant la Couronne de fer, réaffirma ses références carolingiennes en reprenant les mots de Charlemagne (« Dieu me la donne, gare à qui la touche ! »). (2)
Quelle était alors l’attitude de Napoléon vis-à-vis de cette nouvelle République ? Au sortir d’une séance du Conseil d’État le 7 janvier 1802, Napoléon tint des propos fort éclairants : « Je vais à Lyon : le peuple cisalpin m’a sollicité de prévenir les débats et l’agitations qu’il avait à craindre, s’il se donnait à lui-même une constitution. J’ai cru devoir me rendre à ses voeux, et aider à la formation d’un État dont l’indépendance a été le prix du sang français. » (3). Ces quelques mots dévoilent bien les principales lignes directrices de la politique italienne de Napoléon. En premier lieu, Napoléon ne pense pas que les Italiens puissent se gouverner seuls. Ensuite, il souhaite intervenir dans l’élaboration de la Constitution du nouveau régime. Enfin, et finalement, Napoléon a conquis cette Italie pour lui.
Nous allons étudier ici combien ces Italiens désiraient avoir Napoléon pour roi, combien Napoléon le voulait également, et dans quelle mesure il était sérieux lorsqu’il offrit la couronne à son frère aîné Joseph en décembre 1804.
L’indépendance, un désir caché des Italiens
Lorsque Napoléon devint Empereur le 18 mai 1804, les gouvernants italiens s’interrogèrent sur l’évolution du statut de la République italienne : pouvait-elle effectivement rester une république quand le chef de l’État était par ailleurs Empereur des Français ? Cette situation ne pouvant perdurer, quelles devaient être les conditions et les conséquences des changements à apporter ?
La correspondance entre Melzi et Marescalchi est l’un des sources les plus intéressantes sur la question italienne de cette époque. (4)
D’après celle-ci, Marescalchi informait dès le 1er mai 1804 Melzi, des débats au Tribunat sur l’instauration d’un empire héréditaire en France (5), notant que cette évolution revêtait une grande importance pour l’ensemble de l’Europe, et plus particulièrement pour les Italiens qui avaient comme chef de l’État, celui qui allait devenir l’Empereur des Français. (6) Après avoir eu un long entretien avec Napoléon le 7 mai, Marescalchi écrivait le 9 dans une lettre ouverte à la Consulte d’État, que le Premier Consul lui avait avoué « qu’il ne croyait pas le titre de Président compatible avec sa nouvelle dignité, à moins de l’omettre ou le négliger entièrement. » (7) Une réponse qui inquiéta Marescalchi, considérant qu’elle augurait davantage d’inconvénients que de bienfaits. Marescalchi rappela alors à Napoléon que la Consulte d’État de 1802 avait déjà évoqué la possibilité de l’instauration de l’Empire en France et lui avait demandé quelles pouvaient être ses intentions, face aux interrogations inquiètes des Italiens. Napoléon avoua à Marescalchi que les affaires françaises seules avaient vraiment occupé ses pensées, puis déclara : « Personne ne devrait être en état d’en juger mieux que vous-même [Marescalchi] : écrivez au Vice-Président qu’avant tout il est nécessaire d’observer quel serait le désir général, ou du moins celui de la plus grande partie. Ce qui doit arriver en France, doit faire connaître plus aisément la disposition des esprits dans votre République. D’après cela, que le Vice-président réfléchisse ; que la Consulte d’État en fasse autant ; qu’ils émettent leur voeu. Même indépendamment de cet événement, je vois qu’on était déjà persuadé qu’une réforme était nécessaire dans la Constitution. Il vous faut une garantie et il est juste de vous la donner. Les Italiens désirent-ils enfin former une nation ? Qu’ils le soient. Veulent-ils être incorporés à la France ? Je n’y mettrai pas d’obstacle. Ce qui importe est le bien et le sentiment du bien. Voyez quel peut être ce bien. Écrivez-leur que je n’ai d’autre plan que celui de contribuer à leur bonheur et de seconder autant qu’il me sera possible le désir qu’ils auront exprimé.» Il me répéta ces sentiments plusieurs fois avec cette bénignité et ce véritable intérêt pour nous qu’il n’a jamais cessé d’avoir et de nous témoigner. J’insistai pour qu’il daignât m’expliquer du moins à quel état de choses il croyait qu’on dût s’appliquer de préférence ; mais je n’obtins rien qui puisse donner la moindre direction. Je lui demandai aussi quelles démonstrations pourraient lui être offertes à l’occasion de cet événement, avec plus d’espoir qu’elles soient agréées, et sur cet objet il me répondit qu’il n’avait pas d’idée précise. » Marescalchi précisait ensuite dans cette lettre qu’il sentît qu’il ne devait pas présenter sa propre opinion : « Je vois le Héros de trop près pour avoir d’autre sentiment que celui de l’admiration, du respect et de la reconnaissance, qu’il inspire à tous ceux qui l’environnent. »
Dans le même temps, Marescalchi écrivait à Melzi une lettre personnelle dans laquelle il s’exprimait plus librement. (8) Il lui révélait que le commandant des troupes italiennes au camp de Boulogne, le général Pino, avait fait parvenir aux représentants italiens une adresse qu’il destinait au Premier Consul le 13 floréal an XII (3 mai 1804) : « La République italienne est votre ouvrage, Général ; vous devez aussi le perfectionner. Que l’Empereur des Français soit Roi d’Italie. » Marescalchi avouait à Melzi son soulagement que personne n’eut associé l’enthousiasme de Pino (reconnu pour être une tête brûlée) à leurs propres manoeuvres, qui allaient pourtant dans le même sens. Surtout, il avouait, « en tremblant » combien la situation lui semblait essentielle pour l’avenir de leur pays. « Le Consul dit, et dit vrai. Quel que fut le projet qui pût être suggéré par lui, il aurait toujours le péché original et serait accusé comme un acte de volonté arbitraire, qui blesserait les droites de la Nation. Il faut donc commencer par observer quel est le penchant de la Nation même. Mais l’expérience a déjà trop prouvé que tous ceux qu’on a mis en usage jusqu’à ce jour pour se procurer cette notion fondamentale a conduit à des faux résultats. On pourrait consulter les Collèges Électoraux, mais sans leur présenter quelque maxime, qu’en résulterait-il ? On verrait s’élever une foule d’opinions contradictoires, dont aucune peut-être ne serait passable ; et si par hasard il y en avait une, celle-là même serait accusée d’être le produit de l’intrigue ou de l’influence. Ce qui va advenir en France présente peut-être pour cet objet une occasion plus facile et plus sûre. Il faut observer quel est le sentiment que développe naturellement parmi nous un tel événement de cette nature. On le verrait mieux si on pouvait en donner au peuple une idée bien claire ; s’il pouvait en apercevoir les effets, les calculer, les comparer, en juger, et pour ainsi dire se les approprier lui-même. On découvrirait alors quelles sont ses dispositions, s’il aime mieux les principes introduits dans ces derniers temps, ou quelqu’autre système qui les corrige et embrasse des avantages plus analogues à sa position, à ses intérêts et à ses habitudes. […] Communiquez-vous vos idées. Basée sur les désirs de la pluralité ou de ceux qui ont des plus grandes lumière, ou une plus grande part aux intérêts de l’État, elles peuvent acquérir sous votre direction un degré de perfection satisfaisante et qu’on a cherché inutilement jusqu’à ce jour. Dès qu’elles seront présentées au Premier Consul et qu’il les aura jugées convenables et utiles, à cause de cette périphérie plus étendue au milieu de laquelle il est situé, il n’y aura plus qu’à persuader les autres et déterminer le mode d’exécution. Voilà le plan que le Consul croit le meilleur et les vues qui le lui font préférer. »
Marescalchi revint alors sur les considérations de Napoléon sur ce qui regardait l’annexion de l’Italie : « Maintenant je vais vous exposer ses idées sur les différentes directions que les opinions pourraient prendre. Il me demanda si celle de la réunion à la France était probable. Il en détailla les avantages, mais il ne décida point, s’ils suffiraient à balancer la perte de cet espoir qu’on a d’être une Nation à soi-même et indépendante, la perte de ses propres Magistrats et les pénibles efforts par lesquels le Gouvernement nous aurait dû faire passer pour nous amalgamer entièrement. Il avoua que l’exemple du Piémont ne présentait certainement pas des grands motifs d’encouragement. Enfin, il pesa l’obstacle même du consentement des autres Puissances déjà trop effrayées d’un agrandissement si colossal.
Il paraît persuadé qu’une indépendance entière dût nous être plus agréable ; mais négligeant tout ce qui pouvait à juste titre la regarder individuellement, il jugea que si nous voulions persister dans l’état de République, même en réformant la Constitution, nous n’étions pas assez encore mûrs pour ne pas tomber dans les embûches que nous auraient tendues sans cesse nos ennemis, et ne pas être exposés à tous les maux des dissensions intestines, qui auraient fait précéder notre ruine à notre institution même. Si nous eussions préféré un État monarchique ou un gouvernement mixte, il cherchait en vain quel Prince pourrait être choisi, et supposé qu’il y en eût un, il fallait voir s’il conviendrait ensuite à la France d’y consentir.
Ici se présenta le cas de jeter plutôt les yeux sur quelqu’un de sa famille. Mais ce tempérament même n’est pas exempt de difficultés à son avis. La première et la plus puissante pour lui est celle de ne pas vouloir que vous soyez éloigné d’une place que vous occupez si dignement et à laquelle vous avez été appelé par le voeu général. L’autre est que dans sa famille même tel se refuserait peut-être et tel autre n’aurait pas encore l’expérience et la considération nécessaires. La conclusion de tout cela fut le résultat dont je vous ai fait part dans ma lettre officielle. » (9)
Marescalchi explicita alors ses vues à Melzi : « Il est sûr que, malgré les obstacles que le Consul trouve dans toutes ces différentes hypothèses, il doit y en avoir une qui puisse se combiner plus aisément avec le reste de l’édifice politique qui s’élève ici et qui sera achevé dans peu de jours, sans crainte qu’il soit attaqué, ou qu’il s’écule ; une qui, à le dire franchement, doit plaire à lui-même plus que les autres et qui pourrait nous offrir dans le même temps la voie de gagner ce que nous avons désiré en vain jusqu’à ce jour. Je puis me tromper, mais il me semble la voir. Je n’ai certainement pas osé la proposer au Consul, mais à vous je vous l’expose telle qu’elle s’offre à moi-même. […]
Il faut avant tout […] dire que, avec un Empereur en France, l’idée de République devient pour nous un rêve et presque une chose ridicule. Je puis me tromper, dis-je ; mais le meilleur parti qu’on en pourrait tirer serait de profiter de la circonstance même pour établir une Monarchie constitutionnelle, ou Gouvernement mixte, où l’autorité fût limitée convenablement ; et partant de ce principe je pense même que cette occasion pourrait être regardée par nous comme la plus favorable pour nous émanciper et fonder le Gouvernement, que je me souviens qu’autrefois vous jugiez vous-même le meilleur ou le plus propre pour nous.
Cela posé, Bonaparte aura sans doute un droit éternel à notre reconnaissance et nous ne pourrions, sans nous manquer à nous-mêmes, le lui disputer. Mais, comptant même sur un excès de générosité de sa part, qui fût capable de le faire renoncer à ce droit, je ne croirai jamais qu’il fût prudent ou avantageux pour nous de la provoquer ou de proposer d’autre chef que lui, tant qu’il daignera l’être. Quant au titre, soit l’un, soit l’autre, n’importe, pourvu qu’il soit digne de lui.
C’est notre indépendance pour l’avenir qui doit nous être plus à coeur ; et voilà le cas de l’établir. Je demanderai donc dès ce moment sous ses auspices, et choisissant celui de sa famille, qu’il croirait être plus convenable pour nous, je demanderai, dis-je, 1) Qu’il fût fixé l’ordre de la succession en sorte qu’après Bonaparte, l’empereur des Français ne pût être jamais en même temps Roi des Longobards, ou de la Lombardie, ou de l’Italie. 2) Que notre indépendance ainsi consacrée invariablement, on en vint immédiatement avec la France à un traité fondé sur des principes d’équité réciproque et d’utilité commune, qui établît la contribution actuelle sur des bases moins onéreuses et par lequel il fût fixé qu’à l’avènement de succession de Bonaparte et de la nouvelle dynastie, nous en serons exempts à jamais et par conséquent qu’il n’y aura plus de troupes françaises sur notre territoire. » (10)
Marescalchi termina sa lettre sur ces mots : « Je finirai par vous dire que vous m’aviez ordonné de connaître le sort qui nous était préparé et je vous confirme qu’il dépend encore de nous ; que vous aviez bien voulu m’inviter à vous parler avec confiance, et je l’ai fait. Pour la première partie ce que j’ai dit est la vérité. Pour la seconde ce que j’ai dit, je le sens. Si je me suis trompé, ne m’en faites pas un crime. »
Cette lettre de Marescalchi est très intéressante en ce qu’elle montre que Napoléon considéra la question dans son ensemble : il avait pensé à l’annexion de l’Italie puis l’avait écartée ; il n’était pas, a priori, contre l’indépendance des Italiens, mais cela nécessiterait du temps et son soutien ; il était sensible à l’adhésion des Italiens aux changements politiques qui les touchaient. Le nouvel empereur donnait l’impression d’être le modèle de modération et de libéralité par excellence. Cependant, si on lit entre les lignes, la référence à l’annexion ressemble fort à une menace indirecte. Et la référence à la position de Melzi, comme vice-président révocable selon la volonté de Napoléon, en est une autre. Contrairement à ce que conclua Marescalchi, c’est-à-dire que Napoléon avait un plan, nous pensons au contraire que Napoléon n’avait pas d’idées clairement arrêtées. Les interrogations italiennes eurent le tort d’apparaître, non seulement au moment de la proclamation de l’Empire en France, proclamation qui agitait la scène politique européenne, mais aussi dans un climat français tendu, avec notamment le procès de Cadoudal et Moreau. En exhortant les Italiens à poursuivre leurs réflexions, Napoléon se donnait aussi un peu de temps pour développer les siennes propres. En théorie, Napoléon était favorable à une telle démarche, mais la remarque de Marescalchi concernant la diminution du montant du tribut italien révèle combien ce sujet était une pierre d’achoppement.
Les souhaits de la République italienne
Dans une lettre du 21 mai, Melzi informait Marescalchi que deux documents allaient être envoyés à Paris. Le premier concernait l’érection d’un monument en l’honneur du sacre de Napoléon. Le second, envoyé le 28 mai, présentait le voeu de la République italienne que Napoléon devint Roi d’Italie ou de Lombardie (terme laissé au choix de Napoléon). Plus précisément, l’article premier confiait le gouvernement de la République italienne, à un chef inamovible, portant le titre de roi. L’article deux demandait à Napoléon d’accepter la couronne. Le troisième obligeait le successeur de Napoléon à résider de manière permanente en Italie. Le quatrième interdisait qu’après la mort de Napoléon, son successeur sur le trône de France fusse aussi le souverain de l’Italie. Le neuvième portait que les détails réglant la régence en cas de minorité du roi, les droits et les devoirs de la famille royale, la liste civile, etc., devraient être établis par un acte constitutionnel issu des Collèges Électoraux. L’article dix soulignait que l’Italie était indépendante politiquement et démocratique. Le onzième exigeait l’engagement de la France à respecter cette indépendance politique, et à la faire respecter par l’Empereur d’Allemagne et les puissances adhérant à la paix de Lunéville. L’article douze concernait un traité d’alliance offensive et défensive, soulignant l’indépendance de l’Italie, et la suppression du versement de tout tribut après la mort de Napoléon. (11)
Tout ce que Marescalchi avait écrit à Melzi se retrouve ici. Pour les Italiens, l’accession de Napoléon ou de l’un des membres de sa famille au trône d’Italie était une étape vers l’indépendance et la liberté face aux lourds tributs à payer et à la présence de troupes française sur leur territoire. Napoléon accepta ces dispositions dans une lettre du 29 mai et demanda aux Italiens de poursuivre leurs réflexions. En juillet 1804, Marescalchi présentait un projet de constitution, modifiant celui de 1802. L’élément central du projet portait sur une répartition des pouvoirs entre un « Grand Conservatore », un « Supremo Magistrato Conservatore », un Corps législatif, un Trésor public et des tribunaux. Napoléon écrivit à Melzi, le 23 juin, qu’il approuvait le projet. (12) Mais quelques temps plus tard, le 11 juillet 1804, Marescalchi informait Melzi que plusieurs éléments déplaisaient à Napoléon. (13) Après cela, les relations restèrent bloquées. Avant la cérémonie de son sacre à Paris, Napoléon entreprit un voyage en Belgique et sur les rives du Rhin (18 juillet – 12 octobre). Melzi était certainement honnête lorsqu’il écrivait à l’agent autrichien, le baron Moll, le 9 juillet : « Je croix que Napoléon n’est pas encore décidé, qu’il est aux écoutes, mais qu’il penche à se faire déclarer roi héréditaire de notre pays… » (14)
Reprise des négociations
Entreprenant une sorte de voyage « initiatique », Napoléon se recueilla sur la tombe de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, préparant ainsi sa consécration et son sacre comme un nouveau Charlemagne. Il arriva également à certaines conclusions regardant l’avenir de l’Italie. Le 11 juillet, Melzi lui avait demandé de diminuer le montant du tribut militaire à payer par la République italienne. (15) Absolument contre, Napoléon lui répondit, dans une lettre cinglante, qu’il considérait cette sollicitation comme une menace des Italiens de se tourner vers l’Autriche. (16) Melzi entretenait, il est vrai, une correspondance codée avec un agent autrichien, le baron Moll, sur les sujets concernant Napoléon, l’Italie, François II, mais le risque d’un retour de l’Italie dans le giron autrichienne nous semble loin.
Lors d’un entretien avec Marescalchi à Mayence, le 2 octobre, c’est un Napoléon irrité qui exigea la réunion de la Consulte pour le mois suivant : « Que veulent donc ces messieurs de Milan ? Il semble qu’ils aient envie de reculer ! Qu’ils y prennent bien garde ! S’ils veulent reculer, ils risquent d’être métamorphosés en départements français ! Ils seront mes postes avancés, ils auront la guerre et ils la paieront. Quel prince ont-ils en Italie qui puisse se mettre à leur tête ? Je ne me soucie guère d’être roi d’Italie ; mais c’est à eux à faire prononcer son voeu à la nation. Qu’ils m’envoient donc une députation composée de quelques individus des Collèges électoraux, des Tribunaux, du Corps législatif, du Conseil législatif et de la Consulte d’État. Que Melzi surtout ne manque pas de venir ! Il doit être à la tête de la députation et en diriger les délibérations pour que tout soit en règle. » (17)
La délégation arriva à Paris, non pour assister seulement au couronnement, mais aussi pour négocier la nouvelle constitution. Après avoir passé un mois à participer aux nombreuses festivités du sacre, elle fut enfin réunie le 30 décembre. Napoléon lui agressa un long monologue, surprenant et agressif, dans lequel il considérait qu’il était seul le sauveur de l’Italie, que cette dernière ne pouvait demeurer une république ni penser à une quelconque indépendance, ni même encore à devenir une monarchie constitutionnelle avec un prince autrichien à sa tête. Napoléon laissait le choix à la Consulte entre « lui ou un membre de [sa] famille. » Puis il engagea les Italiens à travailler à un nouveau projet de constitution, projet à rendre dans les huit jours. (18) Comme Thierry Lentz l’a souligné, Napoléon était parfaitement conscient que le fait de ceindre la Couronne de fer allait être considéré par l’Autriche comme un casus belli. Talleyrand suggéra à Napoléon de revenir à l’une de ses premières idées, placer la couronne d’Italie sur la tête de l’un de ses frères ou de ses neveux. Joseph était le meilleur parti. Il fallait le diplomate de Lunéville pour apaiser les foudres de l’Autriche.
Joseph, roi d’Italie ?
En novembre 1804, Napoléon était alors en pleine conversation privée sur la nature héréditaire du régime impérial et sur le couronnement de l’impératrice Joséphine. Roederer a donné un remarquable compte rendu d’une entrevue qu’il eut avec Napoléon le 4 novembre 1804, entrevue au cours de laquelle l’empereur le réprimanda pour avoir placé Joseph à un rang trop élevé dans les statuts réglant la succession au trône après sa mort. Napoléon s’écria : « Mais que veut Joseph ? Que prétend-il ? Il se met en opposition avec moi, il réunit mes ennemis ! […] Joseph ose me dire que ce couronnement [celui de Joséphine] est contraire à ses intérêts [souligné par Napoléon], […] c’est me blesser dans mon endroit sensible. […] Ils [le clan Bonaparte] disent que je veux donner l’Italie à Eugène : parbleu, je ne suis pas si fou ! Je me crois bien capable de gouverner l’Italie, et même l’État de Venise. L’Italie me rend 20 millions. Si je la donnais, on me ferait mille chicanes pour m’en donner quinze. » (19)
Ces propos sont très révélateurs du contexte familial en 1804. Du point de vue de Napoléon, il était évident que Joseph ne pouvait que se sentir concerné par le couronnement imminent de Joséphine, qui allait placer les enfants de Louis et d’Hortense, descendants donc de l’impératrice, à un rang plus élevé que lui dans l’ordre de succession au trône. (20) Il est très intéressant de noter que cette discussion entre Napoléon et Roederer intervint juste avant que Napoléon offrit la couronne à Joseph. Comme le soulignait avec perspicacité Melzi, dans une lettre codée au baron Moll le 11 décembre 1804 : « il n’y a pas de doute que si Fumagalli [i.e. Napoléon] est contraint d’accorder sa préférence à Pietro pour ce contrat [i.e. donner la couronne d’Italie à Joseph] à la lumière de ces derniers jours, il sera amené à rompre toute relation avec lui. » (21) Dans un premier temps, Joseph accepta, moyennant une indemnité de 200 000 francs. Et Napoléon pouvait annoncer à François II le 1er janvier 1805, comme une promesse de bonne relation entre les deux puissances, qu’il avait cédé ses droits à la couronne d’Italie en faveur de son frère Joseph : « De concert avec le gouvernement de la République italienne, j’ai cédé tous mes droits sur ce pays, que j’avais depuis la Consulte de Lyon, à mon frère Joseph, que j’ai proclamé roi héréditaire de cette contrée, avec la clause de renonciation à la couronne de France […] de manière que les deux couronnes ne puissent être réunies sur une même tête. J’ai sacrifié ma grandeur personnelle, j’ai affaibli mon pouvoir ; mais j’en serai pleinement récompensé si je puis avoir fait quelque chose d’agréable à Votre Majesté. » (22)
Mais après l’accord initial, les hommes de Napoléon (Talleyrand et Cambacérès) et ceux de Joseph (Roederer et Miot de Mélito) entreprirent de nouvelles et prudentes négociations. La position finale consista en une séparation des deux couronnes jusqu’à la mort de Napoléon. Si l’empereur disparaissait sans postérité, Joseph lui succèderait en France, tandis que l’Italie reviendrait à Louis. Cependant, quand Cambacérès présenta le 25 janvier 1805 à Joseph, comme modèle, le texte de renonciation que Philippe V avait signé après la paix d’Utrecht en 1713 pour conserver le trône d’Espagne, Joseph refusa de signer et de perdre sa prétention au trône de France. Dans une longue note, Carlo Zaghi prétend que le refus de Joseph fut moins motivé par la perte de ses droits au trône de France, que par le fait qu’il comprit que Napoléon ne lui laisserait jamais une entière indépendance à la tête de l’Italie. (23)
Louis, un autre roi pour l’Italie ?
Après le refus de Joseph, Napoléon se tourna vers Louis et son entourage. Un document fut préparé, dans lequel Napoléon prenait la couronne au titre de protecteur jusqu’à la majorité du fils de Louis, qui règnerait par la suite à Milan, sous le nom de Napoléon II. (24) Louis refusa avec tant de violence le projet de son frère, que Napoléon le jetta hors de son cabinet. (25) Les négociations durèrent trois jours, du 27 au 30 janvier 1805. Puis Napoléon se décida à trancher le noeud gordien, en prenant la couronne d’Italie pour son compte. Un conseil extraordinaire de son cabinet fut réuni le 5 février, au cours duquel il annonça au 19 personnalités présentes (parmi lesquelles Melzi et cinq députés italiens, Joseph, Cambacérès, Champagny, Fouché, Murat et Sieyès) qu’il acceptait le trône d’Italie. L’avenir de l’Italie était décidé.
Conclusion
Nous estimons que Napoléon était tout à fait sérieux lorsqu’il proposa la Couronne de fer à son frère Joseph, selon les voeux des Italiens (Marescalchi était du parti de Joseph). Cela ne devait pas seulement amoindrir l’ire de l’Autriche, mais égalemet éloigner Joseph de Paris, et du trône français. Joseph refusa, pas seulement pour ne pas perdre de vue la couronne de France, mais également parce qu’il souhaitait pouvoir diriger son royaume librement.
Mais Napoléon pensait bien que Joseph refuserait de telles conditions, humiliantes, et il avait prévu trois solutions de secours : Louis, Eugène, ou lui-même. Mais, comme nous l’avons vu dans la déclaration de Napoléon à Roederer, l’empereur ne pensait pas sérieusement à donner la couronne à Eugène. Il n’était pas, non plus, particulièrement convaincu par la « solution Louis ».
Paul Schroeder se trompe lorsqu’il écrit que l’offre à Joseph était une “petite comédie” (little comedy) (26) : elle était en fait très sérieuse. Mais pour Napoléon, elle n’était qu’une solution parmi d’autres. Finalement, la solution retenue apparut la meilleure. En mettant de côté le déplaisir causé à l’Autriche, elle avait l’avantage de conforter un peu plus Napoléon, sur la scène politique européenne, comme le nouveau Charlemagne.