Comment on écrit l’Histoire : Le « dernier » discours de Lannes à Napoléon, mythes et réalité.

Auteur(s) : GODLEWSKI Guy
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Comment on écrit l’Histoire : Le « dernier » discours de Lannes à Napoléon, mythes et réalité.
La mort du maréchal Lannes, duc de Montebello © RMN / René-Gabriel Ojéda

Comment on écrit l’histoire

En 1818 paraissait chez l’Huillier, librairie rue Serpente, n°16 à Paris, un Voyage en Autriche, en Moravie et en Bavière fait à la suite de l’armée française pendant la campagne de 1809, par le chevalier C.L. Cadet de Gassicourt, pharmacien, docteur de la faculté des Sciences, membre de la Légion d’honneur… (Suivaient deux lignes de titres académiques).

Ce Cadet de Gassicourt, né en 1769, avait quarante ans à l’époque de la Campagne d’Essling et de Wagram. Fils d’un chimiste connu, collaborateur de Lavoisier. Il avait été avocat avant de reprendre l’officine de son père. Nommé par Corvisart premier pharmacien de l’Empereur, il suivit à ce titre la Campagne de 1809. Pendant les Cent-Jours il dirigera la pharmacie impériale. Sous la Restauration il reçut la Légion d’honneur et mourut en 1821, comme Napoléon et au même âge.

Ses souvenirs de campagne, devenus introuvables, ont eut un retentissement durable et ont été largement exploités, en raison d’un certain passage où il prête au maréchal Lannes, blessé à mort, de durs propos qu’il aurait tenus à Napoléon, accouru à son chevet.  Les voici, tels qu’on peut les lie à la page 127 de son ouvrage :

…  « Ce n’est pas, a-t-il dit, pour t’intéresser à ma femme et à mes enfants que je te parle ainsi. Quand je meurs pour toi, je n’ai pas besoin de te les recommander, ta gloire te fait un devoir de les protéger, et je ne crains pas de changer tes dispositions à leur égard en t’adressant les derniers reproches de l’amitié. Tu viens de faire une grande faute, elle te prive de ton meilleur ami, mais elle ne te corrigera pas. Ton ambition insatiable te perdra ; tu sacrifies sans nécessité, sans ménagements, sans regrets, les hommes qui te servent le mieux. Ton ingratitude éloigne de toi ceux-même qui t’admirent ; tu n’as plus autour de toi que des flatteurs ; je ne vois pas un ami qui ose te dire la vérité. On te trahira, on t’abandonnera ; hâte toi de terminer cette guerre : c’est le voeu de tes généraux ; c’est sans doute celui de ton peuple. Tu ne seras jamais plus puissant, tu peux être bien plus aimé ! Pardonne à un mourant ces vérités, ce mourant te chérit… »

« Le maréchal, en achevant, lui a tendu la main, et l’Empereur l’a embrassé en pleurant, mais sans lui répondre. Je tiens cette scène de plusieurs témoins auriculaires, qui me l’ont rapportée dans les mêmes termes, ou au moins dans le même sens ». Or ce paragraphe ne figure pas dans le manuscrit que Gassicourt, dans ses réflexions préliminaires, dit avoir rédigé en 1812.

Je dois à l’obligeance de mon ami Martial Lapeyre, qui en est détenteur, la communication de ce manuscrit. Il se présente sous forme d’un cahier in-quarto de 306 pages, relié dans un cartonnage rouge d’époque. C’est certainement la copie calligraphiée par quelque écrivain public, pour être remise au propre. Chaque page est encadrée d’un trait à l’encre qui atteste la présentation d’un professionnel consciencieux. Le texte comporte de nombreuses corrections de détails de la main de l’auteur, fidèlement enregistrées sur l’imprimé. Le fait que soient reliées à la fin de ce manuscrit des gravures populaires viennoises, des cartes, et une planche de croquis au fusain, prouve qu’il s’agit d’une copie unique à laquelle Gassicourt était attaché, qu’il a fignolée avant de la donner à composer, et qu’il a fait relier en l’enrichissant de souvenirs personnels.

La page 133 du manuscrit se termine par les mots : « auxquelles ont eut prudemment l’air de ne pas faire attention » et enchaîne directement sur la phrase « 6 juin Montebello est mort. J’ai embaumé son corps (rature de l’auteur) avec MM. Larrey et Vareliand ». Entre ces deux phrases ont été intercalées dans le texte imprimé de 1818 des pages nouvelles : bas de la page 124 et pages 125, 126, 127 cette dernière consacrée aux paroles vengeresses de Lannes citées plus haut.

De cette confrontation se dégage une évidence : l’addendum de 1818 ne figurait pas au manuscrit de 1812. Un détail le confirme : l’auteur a tracé un triangle, complété en marge par un cercle, à la fin de la phrase qu’il a choisie pour indiquer à l’imprimeur l’emplacement de cet additif.

Pourquoi Gassicourt a-t-il introduit, six ans plus tard, ce paragraphe venimeux, alors que de son propre aveux, il ne fut pas témoin de la conversation de Napoléon et de Lannes ?
– Première hypothèse : il n’était pas facile d’obtenir de la censure royale, dans les premières années de la seconde Restauration, l’autorisation de publier un ouvrage sur l’Empire, à moins qu’il ne s’agisse d’un pamphlet  anti-bonapartiste. Il est donc fort possible qu’il l’ait commis afin de se faire délivrer l’imprimatur. A moins que ce geste conciliant ne lui ait été suggéré par la police, ce qui revient au même.
– Seconde hypothèse : il a peut-être monnayé la Légion d’honneur, dont il vient d’être décoré, en échange de cette concession peu honorable.
– Troisième hypothèse, qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec les précédentes : il a simplement exploité les rumeurs qui couraient déjà sous l’Empire sur la diatribe de Lannes.

Ces rumeurs sont formellement démenties par deux officiers attachés à son État-major et témoins directs de sa longue agonie, le chef d’escadron Pelet et le capitaine Marbot, futur mémorialiste célèbre, qui s’exprime ainsi : « Quelques personnes malintentionnées ont écrit que le maréchal Lannes, adressant des reproches à l’Empereur, le conjura de ne plus faire la guerre ; mais moi, qui soutenais en ce moment le haut du corps du maréchal et entendais tout ce qu’il disait, je déclare que le fait est inexacte. Le maréchal fut au contraire, très sensible aux marques d’intérêt qu’il reçut de l’Empereur, et lorsque celui-ci, forcé d’aller donner des ordres, pour le salut de l’armée, s’éloigna en lui disant : « Vous vivrez mon ami, vous vivrez… ! » Le maréchal lui répondit en lui pressant les mains : « Je le désire, si je puis être encore utile à la France et à votre Majesté ! ».

De son côté, Larrey décrit longuement les souffrances du blessé, qui se prolongèrent huit jours avec des alternances de prostration et de délire, au cours desquelles il prononçait des paroles incohérentes. Mais pas une fois, il ne fit allusion à ces invectives.

Enfin Napoléon lui-même, au cours de sa conversation du 14 juillet 1816 à Sainte-Hélène avec Las Cases, protestera avec indignation à cette calomnie : « À chaque instant  le malheureux Lannes demandait l’Empereur ; il se cramponnait à moi, disait Napoléon, de tout le reste de sa vie ; il ne voulait que moi, ne pensait qu’à moi. Espèce d’instinct ! observait l’Empereur. Assurément il aimait mieux sa femme et ses enfants que moi ; il n’en parlait pourtant pas : c’est qu’il n’en attendait rien ; c’était lui qui les protégeait, tandis qu’au contraire moi j’étais son protecteur ; j’étais pour lui quelque chose de vague, de supérieur ; j’étais sa providence, il implorait…
« Quelqu’un observa alors que le bruit des salons avait été bien différent ; qu’on y avait répandu que Lannes était mort en furieux, maudissant l’Empereur, contre lequel il se montrait enragé, et on ajoutait qu’il avait toujours eu de l’éloignement pour lui, et le lui avait souvent témoigné avec insolence…
« Quelle absurdité ! a repris l’Empereur : Lannes m’adorait au contraire. C’était assurément un des hommes au monde sur lequel je pouvais le plus compter. Il est bien vrai que dans son humeur fougueuse, il eût pu laisser échapper quelques paroles contre moi ; mais il était homme à casser la tête de celui qui les auraient entendues ».

Ainsi la cause est entendue. Cadet de Gassicourt a tardivement introduit dans sa publication un paragraphe diffamatoire pour Napoléon qui n’existait pas dans son manuscrit original. Depuis un siècle et demi, les contempteurs de Napoléon – dont l’un des derniers en date, le pamphlétaire Jean Savant – se repaissent de ce texte pour démontrer que son bellicisme  ambitieux et son inhumanité étaient désavoués, même par son lieutenant le plus fidèle.

Nous sommes heureux  de l’occasion qui nous est offerte de laver cette tache la mémoire de Napoléon. Lannes est mort en paix avec lui.

Guy Godlewski

À propos de Cadet de Gassicourt

À la suite de mon article intitulé «  comment on écrit l’histoire » paru dans le numéro 297 de la Revue du Souvenir napoléonien, pages 25-27, j’ai reçu de notre éminent ami Jean Linden, de Nice, la lettre suivante :

Mon cher Président et ami,
C’est toujours avec plaisirs que je lis dès sa réception, le Souvenir Napoléonien ; or dans le numéro 297 de janvier, l’article « comment on écrit l’histoire… » a retenu particulièrement mon intérêt. Je dois vous dire, en toute sympathie que je ne partage pas entièrement vos conclusions. En voici les raisons :
Cadet de Gassicourt n’était pas témoin de la dernière entrevue entre Napoléon et Lannes, mais Constant, premier valet de chambre de l’Empereur qui, lui, a entendu les paroles de Lannes, les rapporte dans ses mémoires exactement dans les mêmes termes. On peut donc penser que Constant fut en la  matière, la source de Cadet de Gassicourt.

Constant situe cette « diatribe » la veille de la mort de Lannes et précise : « La veille de sa mort, le Maréchal me dit : « je vois bien, mon cher Constant, que je vais mourir ; je désire que votre maître ait toujours auprès de lui des hommes aussi dévoué que moi. Dites à l’Empereur que je voudrais le voir »». Et Constant ajoute : « Je me disposais à sortir lorsque l’Empereur parut. Alors se fit un grand silence ; tout le monde s’éloigna, mais la porte de la chambre était restée entr’ouverte, nous pûmes saisir une partie de la conversation ; elle fut longue et pénible : le maréchal rappela ses services à l’Empereur et termina par ces paroles prononcées d’une voix encore haute et ferme » : … la suite est absolument identique au texte de Cadet de Gassicourt.
Il ressort de ce qui précède que, seuls, Napoléon et Lannes se trouvaient dans la chambre  puisque « tout le monde s’éloigna », mais que Constant  a entendu « par la porte de la chambre restée entr’ouverte » les paroles de Lannes « prononcées d’une voix haute et ferme ».

Au premier abord, il semblerait donc que les écrits de Marbot et de Constant se contredisent et que, par conséquent, l’un des deux a inventé son récit ; mais en relisant Marbot on en trouve, je crois, l’explication : en effet, le récit de Marbot commence ainsi : « L’Empereur, à genoux auprès du brancard… » D’où il apparaît qu’il s’agit du jour où Lannes fut blessé et non plus de la veille de sa mort, le maréchal étant alors dans une chambre et certainement dans un lit.
Il s’agit donc de deux épisodes se situant à des dates différentes. Par ailleurs, que le maréchal ait pu prononcer les paroles citées par Constant quelques jours après celles rapportées par Marbot ne doit pas nous étonner. D’une part, il avait pour Napoléon une profonde et sincère amitié, d’autre part il n’approuvait plus, depuis un certain temps, sa politique et ne s’en cachait pas. Sentant l’approche de la mort sous l’effet d’une fièvre violente qui s’était déclarée dans les derniers jours, il a pu vouloir décharger sa conscience avec une brutalité de parole qui était dans son caractère.

Quand aux paroles de Napoléon le 14 juillet 1816 à Sainte-Hélène, on peut leur opposer les propos qu’il avait tenus à Caulaincourt lors du voyage au retour d’Erfürt, et que celui-ci a rapporté : « Il est mort en héros quoiqu’il ait tenu la conduite d’un traître ». C’est d’ailleurs à Sainte-Hélène qu’il dira à Gourgaud qui faisait l’éloge de Lannes et de Ney : « Vous vous trompez si vous vous figurez Lannes ainsi. Lui comme Ney étaient des hommes à vous ouvrir le ventre s’ils y trouvaient avantage ; mais sur un champ de bataille ils étaient impayables ».

Un dernier problème se pose : peut-on faire confiance aux Mémoires de Constant qui furent d’ailleurs rédigé par Villemarest ? Il est certain qu’il y a des points discutables dans ces Mémoires, mais tout n’est pas à rejeter. En particulier dans tout le passage qui traite avec beaucoup de détails de l’agonie et de la mort de Lannes ; il est difficile de ne pas sentir la réalité des événements décrits et il semble même que Villemarest n’ait pu que recopier des notes de Constant.
Pour moi, je ne puis donc qu’admettre la réalité des paroles de Lannes rapportées par Cadet de Gassicourt, par emprunt probable à Constant.

Vous voyez donc, mon Cher Président, que nos conclusions sont différentes. Mais ce n’est point le propre des discussions historiques entre gens qui, avec passion, cherchent la vérité ? Je suis certain que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir exposé un point de vue différent du vôtre et si vous pensez que mon opinion puisse intéresser les lecteurs de notre Revue, je vous laisse libre de la porter à leur connaissance.

Jean LINDEN

Le mot de la fin : réponse de Guy Godlewski à Jean Linden

Notre ami Jean Linden ne me tiendra certainement pas rigueur si je lui réponds que ces arguments ne modifient pas ma conviction. J’ai cru démontrer et je persiste à croire que Cadet de Gassicourt a, pour des raisons obscures, introduit dans sa publication de 1818 un paragraphe diffamatoire pour Napoléon qui ne figurait pas à son manuscrit de 1812.

Ce paragraphe M. Linden en attribut la paternité à Constant, ce qui me paraît hautement improbable pour les raisons suivantes.
Gassicourt a publié son ouvrage en 1818 et Constant le sien en 1830, soit douze ans plus tard. Entre temps, Gassicourt était mort en 1821. Constant pouvait donc piller en toute impunité sans avoir à redouter un démenti ! Et il ne s’en est pas privé, M. Linden faisant à juste titre remarquer que les deux textes sont copiés l’un sur l’autre, presque mot à mot.
L’antériorité de Gassicourt est d’autant plus évidente que Constant sur sa lancée, a recopié intégralement la lettre du jeune pharmacien Fortin à son patron Gassicourt, qui fait suite au récit de la mort de Lannes et relate en détail la visite faite à Strasbourg par la maréchale au cadavre de son mari.
La fabrication des mémoires de Constant fut beaucoup plus compliquée qu’on ne le  pense M. Linden. Les deux derniers des six tomes sont en effet l’oeuvre de Villemarest. Mais le quatrième où figure le passage qui nous intéresse est, comme les trois premiers, les fruits d’une équipe de « teinturiers » : les frères Meliot, Auguste Luchet et Nisard ! (voir Quérard : Les supercheries littéraires, tome I, p. 272)
Il ne faut donc pas prendre au sérieux ces prétendus souvenirs du valet de chambre de Napoléon, aussi suspects que ceux de Bourrienne ou de Laure d’Abrantès. La littérature napoléonienne était déjà assez riche à la fin de la Restauration pour permettre à des démarqueurs sans scrupules de composer un ouvrage à base « d’emprunts » plus ou moins littéraux. En l’espèce « les nègres » de l’éditeur Lavocat se sont bornés à recopier pour le prêter à Constant ce passage à scandale du livre de Cadet de Gassicourt.
Pour faire « plus vrai », ils l’ont même enjolivé de cette délicate invention qui fait de l’humble Constant le messager quotidien de l’Empereur auprès de Lannes agonisant ! C’est ignorer les rapports d’étiquette et de hiérarchie très stricts imposés par Napoléon, qui n’eut jamais utilisé son valet de chambre comme intermédiaire auprès d’un maréchal. Même à Sainte Hélène où Marchand remplit les fonctions de Constant, il sera jusqu’au dernier mois placé en condition de subalterne et tenu à l’écart des conversations entre son maître et les généraux. Le fait que Constant ait pu se trouver au chevet de Lannes et recevoir ses confidences, quand Napoléon entre dans la chambre, relève purement et simplement de l’imagination de ses « conseillers littéraires ».
– Reste Marbot dont M. Linden  a raison de souligner les propose lénitifs à la première entrevue de Napoléon et de Lannes, quelques instants après la blessure mortelle. Mais Marbot, en tant qu’officier d’ordonnance de Lannes, fut le témoin privilégié de son agonie. Il entrait et sortait de sa chambre à toute heure du jour et de la nuit, et c’est dans ses bras que Lannes a expiré. Il est donc, au même titre que Larrey, mieux placé que quiconque pour rapporter ce que Lannes a dit, et qui il a reçu. Or Marbot parle-t-il des visites de Constant ? Jamais. Larrey, autre témoin primordial, le cite-t-il ? Pas d’avantage.

Quant aux propos de Napoléon rapportés par Caulaincourt sur la trahison de Lannes, il convient de le replacer dans son contexte. C’est une allusion vengeresse au bavardage intempestif de Lannes qui, avant Erfurt, aurait mis en garde le tsar Alexandre contre les soi-disant intentions pacifiques de Napoléon.

Voilà les raisons qui, loin d’ébranler ma conviction, la fortifient plutôt : je suis persuadé que Napoléon a été, dans le cas présent, calomnié à posteriori et que ce fut par Gassicourt et non par Constant.

Guy GODLEWSKI

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
n° 297
Numéro de page :
p .25-27 & p. 28-29
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1978
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