Compte rendu du vice-amiral Villeneuve sur la bataille de Trafalgar du 21 octobre 1805

Partager

Le vice-amiral Villeneuve rédigea ce compte rendu au ministre de la Marine, Decrès, alors qu’il était prisonnier de guerre à bord de la frégate anglaise Euryalus, le 15 novembre. Cette lettre fut envoyée à Paris peu après son arrivée en Angleterre. Villeneuve fut ultérieurement libéré sur parole en avril 1806. Rentré en France, il se suicida à Rennes le 22 avril 1806.

Lire un article biographique sur le vice-amiral Pierre-Charles de Villeneuve (1763-1806)

« Monseigneur,

Dans la situation où j’ai le malheur de me trouver, Votre Ex. ne peut attendre de moi, qu’un rapport fidèle des événements qui ont suivi mon départ de Cadix, exempt de toute observation sur les motifs qui ont dirigé mes mouvements ; j’ai eu l’honneur de vous écrire jusqu’au dernier moment de ma sortie de la baie de Cadix, et c’est de ce moment que je dois reprendre ma narration.
Le 28 vendémiaire (20 octobre) toute l’armée combinée était sous voiles, dirigeant la route à l’O.N.O. le vent frais de la partie S.S.O. J’ai fait le signal de prendre le ris que comportait l’apparence du temps et de la mer, vers les 4h. du soir le temps s’étant éclairici et le vent ayant passé au S.O. et à l’O.S.O. j’ai pris les amures à tribord, manoeuvré pour rallier quelques vaisseaux qui étaient tombés très sous le vent et signalé l’ordre de marche sur 3 colonnes, l’escadre d’observation prenant la droite de l’armée combinée ; je n’avais connaissance que de deux frégates ennemies dans le sud que j’ai donné ordre aux frégates de l’armée de chasser. La nuit est venue sans que j’ai eu connaissance de l’escadre ennemie et j’ai continué la même route en proportionnant ma voilure sur celles des plus mauvais voiliers de l’armée combinée. A 7h et demi du soir j’ai vu des signaux en avant que je ne pouvais pas distinguer, et à 8h et demi l’Argus est venu me dire de la part de l’amiral Gravina, que le vaisseau l’Achille avait eu connaissance, à l’entrée de la nuit de 18 vaisseaux ennemis dans le S.S.O. Comme la route que faisait l’armée devait nous en rapprocher beaucoup j’ai signalé la ligne de bataille tribord sans égard au poste assigné à chaque vaisseau en se formant sur ceux le plus sous le vent. J’ai couru ainsi toute la nuit sans changer de direction le vent à l’O. le cap au S.S.O. ; nous avons eu connaissance des feux et des signaux de l’ennemi dans le vent à nous.

Dès que le jour s’est fait nous avons aperçu l’ennemi à l’O. au nombre de 33 voiles à la distance d’environ 2 l. et demi, le cap Trafalgar a été aussi aperçu à l’E.S.E. à 4 heures. J’ai fait signal aux frégates d’aller reconnaître l’ennemi, et à l’armée de former la ligne de bataille tribord amures ordre naturel ; l’amiral Gravina a en même temps fait à l’escadre d’observation celui de se placer à la tête de l’armée combinée, le vent très faible à l’O. la mer très houleuse.

L’escadre ennemie qui a été bientôt reconnue composée de 27 vaisseaux de ligne me paraissait se diriger en masse sur mon arrière garde avec le double motif de la combattre avec avantage et de couper à l’armée combinée la retraite sur Cadix, j’ai fait le signal de virer vent arrière tous à la fois et de former la ligne de bataille babord amures dans l’ordre renversé ; mon seul objet étant de garantir l’arrière garde des efforts de la totalité des forces de l’ennemi.

Dans le nouvel ordre signalé, la 3e escadre, sous les ordres du capitaine Dumanoir, formait l’avant-garde, ayant pour chef de file le vaisseau espagnol le Neptuno commandé par Don Gaëtano Valdès, officier estimé. J’étais au centre, avec la première escadre, sur le Bucentaure ; le lieutenant général don Alava suivait avec lka deuxième escadre, et l’escadre d’observation, sous les ordres de l’amiral Gravina, formait l’arrière-garde de l’armée, ayant sous lui le contre-amiral Magon, sur le vaisseau L’Algérisas.

L’ennemi continuait à faire porter sur nous toutes voiles dehors et, à neuf heures, je commençais à distinguer qu’il se développait sur deux colonnes, dont l’une se dirigeait sur mon vaisseau amiral et l’autre sur l’arrière de l’armée. Le vent était très faible, la mer houleuse, et notre formation s’effectuait avec beaucoup de peine ; mais dans le genre d’attaque que je prévoyais que l’ennemi allait nous faire, cette irrégularité même dans notre ligne ne me paraissait pas un inconvénient, si chaque vaisseau eût continué à serrer le vent sur son matelot et l’eût conservé à petite distance. J’ai fait néanmoins au vaisseau de tête le signal de serrer le vent et de forcer de voiles, pour éviter que l’engorgement ne fût trop grand, et à 11 heures, signal à l’arrière-garde de tenir le vent, pour la mettre à même de couvrir le centre de l’armée qui paraissait être le point sur lequel l’ennemi semblait vouloir porter ses plus grands efforts. Cependant l’ennemi approchait sensiblement, quoique le vent fût extrêmement faible. Il avait à la tête de ses colonnes ses plus forts vaisseaux ; celle du nord avait en tête quatre vaisseaux à trois ponts. À midi, j’ai fait le signal de commencer le combat, dès qu’on serait à portée, et à midi un quart, les premiers coups de canon ont été tirés des vaisseaux Le Fougueux et la Santa Ana, sur le vaisseau LE ROYAL-SOVEREIGN, chef de file de la colonne ennemie de droite, portant le pavillon du vice-amiral Collingwood. Le feu a été interrompu un instant ; il a repris un instant après avec plus de vivacité par tous les vaisseaux qui ont été à portée de le faire, ce qui n’a pas empêcher ce vaisseau ennemi de couper la ligne en arrière de la Santa-Ana. La colonne de gauche conduite par LE VICTORY, portant le pavillon de l’amiral Nelson, faisait la même manœuvre et paraissait vouloir couper en arrière de la Santisima-Trinidad et sur l’avant du Bucentaure ; mais soit qu’il ait trouvé la ligne trop serré sur ce point, ou qu’il ait changé d’avis pour tout autre motif, il était à demi-portée de pistolet et nous étions prêt à l’aborder, les grappins prêts à être jetés, quand il a lancé tout sur tribord et il est venu pour passer à poupe du Bucentaure. Le Redoutable occupait derrière moi la place du Neptune (ce tombeau était tombé sous le vent) ; il a honorablement rempli le devoir d’un vaisseau matelot d’arrière d’un pavillon amiral. Il a abordé LE VICTORY, mais cela n’a pas empêché que, par la faiblesse du vent qui rendait tous les mouvements lents et difficiles, ce vaisseau, qui était entraversé sous la poupe du Bucentaure, ne lui ait été envoyé plusieurs bordées à triple charge qui ont été extrêmement meurtrières et destructives. C’est dans ce moment que j’ai fait le signal aux vaisseaux qui, par leur position actuelle, ne combattaient pas, d’en prendre une quelconque qui les ramène promptement au feu. Il m’était impossible de distinguer l’état des choses au centre et à l’arrière-garde, par la grande fumée qui nous enveloppait. Au vaisseau LE VICTORY avaient succédé deux autres vaisseaux à trois ponts et plusieurs vaisseaux de 74, qui défilaient lentement sur l’arrière du Bucentaure. Je venais de faire signal à l’avant-garde de virer de bord, quand le grand mât et celui d’artimon sont tombés. Les vaisseaux qui m’avaient ainsi poussé poupe à poupe me prolongeaient sous le vent, sans qu’ils eussent beaucoup à souffrir du feu de nos batteries, une grande partie de nos canons étant déjà démontés et d’autres engagés par la chute des mâts. Dans un moment d’éclaircie, je m’aperçus que tout le centre et l’arrière-garde de l’armée avaient plié, et que je me trouvais le vaisseau le plus au vent. Le mât de misaine qui nous restait pouvait faciliter notre retraite sous le vent où se trouvaient plusieurs de nos vaisseaux qui ne paraissaient pas endommagés, mais il finit par tomber. J’avais fait conserver un canot à la mer, prévoyant le cas d’un démâtement et dans l’intention de me transporter sur un autre vaisseau. Dès que le grand mât eût tombé, j’ordonnai de le faire préparer ; mais, soit qu’il ait été coulé par les boulets ou écrasé par la chute des mâts, il ne fut pas retrouvé. Je fis héler à la Santisima-Trinidad qui était en avant à nous, si elle pouvait envoyer un canot et nous donner une remorque. Je n’en eus pas de réponse. Ce vaisseau était lui-même fortement engagé avec un vaisseau à trois ponts qui le canonnait en hanche. Enfin, étant environné de vaisseaux ennemis qui s’étaient accumulés sur les hanches, sur l’arrière et par le travers sous le vent, étant dans l’impossibilité de leur faire aucun mal, les gaillards et la batterie de 24 étant abandonnés, jonchés de morts et de blessés, toute la première batterie démontée ou embarrassée par les gréements et les mâts qui étaient tombés, le vaisseau isolé au milieu des vaisseaux ennemis, sans mouvement et dans l’impossibilité de lui en donner, il fallut céder à ma destinée et arrêter une effusion de sang déjà immense et désormais inutile.

Toute la partie de l’armée en arrière du Bucentaure, comme je l’ai dit, avait plié. Plusieurs vaisseaux étaient démâtés ; quelques-uns combattaient encore en faisant leur retraite sur un gros de vaisseaux qui me restaient à l’est. Les vaisseaux de l’escadre du contre-amiral Dumanoir qui avaient couru en avant paraissaient manœuvrer ; plusieurs des vaisseaux qui la composaient arrivaient pour se rallier aux vaisseaux le plus sous le vent, tandis que cinq autres viraient de bord et prenaient les amures à tribord. Ces vaisseaux ont passé au vent des deux armées en échangeant des coups de canon, le plus souvent à grande distance. Le dernier de ces cinq vaisseaux, qui était, je crois le Neptuno, espagnol, un peu plus sous le vent que les autres,  a été obligé de se rendre.

Dans le genre d’attaque que l’ennemi a fait sur nous, il en devait résulter un pêle-mêle et une réunion de combats partiels qui ont été soutenus avec la plus noble audace. L’ennemi doit ses avantages à la force de ses vaisseaux (dont 7 à trois ponts, et dont le moindre ne porte pas moins de 114 bouches à feu) ; à la force de son artillerie toute de gros calibre, au moyen de ses caronades ; à l’ensemble, à la célérité de ses manœuvres ; à l’expérience de trois ans de mer sans interruption, expérience qui manquait entièrement à une grande partie de l’armée combinée. Le courage et le dévouement à la patrie et à l’Empereur des états-majors et équipages des vaisseaux de Sa Majesté ne pouvait être surpassé ; il s’est manifesté au signal de mettre sous voiles, à celui de se préparer au combat, par les applaudissements et les cris de Vive l’Empereur ! dont ces signaux ont été accueillis. Je n’ai pas vu un homme ébranlé à la vue de la formidable colonne de l’ennemi précédé de quatre vaisseaux à trois ponts qui se dirigeait sur le vaisseau Le Bucentaure. Je ne doute pas, Monseigneur, que vous n’ayez déjà recueilli les traits les plus honorables de la valeur qui a été déployée dans cette journée malheureuse, par les rapports qui ont dû déjà vous être adressés par les différents chefs qui se sont trouvés à portée de le faire. Tant de courage et de dévouement méritait une meilleure destinée, mais le moment n’était pas encore arrivé où la France aura à célébrer ses succès maritimes, ensemble avec ses victoires sur le continent. Quant à moi, Monseigneur, profondément pénétré de toute l’étendue de mon malheur et de toute la responsabilité que comporte un aussi grand désastre, je ne désire rien tant que d’être bientôt à même d’aller mettre aux pieds de Sa majesté ou la justification de ma conduite, ou la victime qui doit être immolée, non à l’honneur du pavillon qui, j’ose le dire, est demeuré intact, mais aux mânes de ceux qui auraient péri, par mon imprudence, mon inconsidération ou l’oubli de quelqu’un de mes devoirs.

P.-S. – J’ai été enlevé de mon vaisseau, dès qu’il a été rendu, et conduit sur un vaisseau ennemi avec le capitaine Magendie, l’adjudant-commandant Contamine, un lieutenant de vaisseau, M. Baudran, et un aspirant attaché à mon état-major général. Le capitaine Magendie, le chef d’état-major Prigny, MM Dandignon, lieutenant de vaisseau, Gaudran, id., ont été blessés ; presque tous ceux qui étaient sur le pont ont été tués ou blessés. Il m’est impossible de donner d’autres renseignements sur le nombre des morts et blessés du Bucentaure, et des autres vaisseaux de l’armée, mais il a dû être très considérable. Votre Excellence aura reçu tous les renseignements nécessaires par les officiers arrivés à Cadix. Aucun des vaisseaux français pris par l’ennemi (le Swiftsure excepté) n’ont pu être relevés de la côte, dans le coup de vent qui a suivi l’action ; tous étaient entièrement démâtés et extrêmement maltraités dans toutes leurs autres parties. Le Swiftsure et trois autres vaisseaux espagnols ont été conduits à Gibraltar ; un seul, le San-Juan Nepomuceno, qui n’était pas démâté, pourra être remis en état de servir.

L’ennemi a fait des pertes très sensibles, entre autres celle de l’amiral lord Nelson et de plusieurs officiers marquants. La plus grande partie de cette flotte est obligée de rentrer dans les ports de l’Angleterre pour s’y réparer.

Lettre publiée en appendice de Guerres maritimes sous la République et l’Empire, d’Edmond Jurien de La Gravière (G. Charpentier, 1879).

Notes

(1) Neptune and Britannia.

Partager