Correspondance de Napoléon, vol. 9 : Wagram. Février 1809-Février 1810. Introduction au volume

Auteur(s) : GUENIFFEY Patrice
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Introduction au volume 9 de la Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, portant sur la période Février 1809 – Février 1810, période marquée notamment par la campagne d'Autriche et la bataille de Wagram.
 
 
L'année 1809 déborde — d'événements comme de lettres : de Madrid à Vienne, de Rome à Anvers, c'est toute l'Europe qui est en mouvement. Au total, pas moins de 3 265 lettres(1),  soit une moyenne quotidienne d'une dizaine ; ce qui, évidemment, ne veut pas dire grand chose : d'abord parce que les moyennes sont par définition trompeuses, ensuite parce qu'il est probable que ces lettres, si nombreuses soient-elles, ne représentent qu'une partie de celles écrites ou dictées cette année-là par Napoléon. Ainsi la majeure partie de la correspondance avec le général Clarke, le ministre de la guerre, publiée dans ce volume, est inédite, tandis que de nombreuses autres lettres ne figuraient pas dans l'édition de la Correspondance publiée sous le Second Empire, même si elles étaient connues par les publications postérieures compilées, notamment, par Léonce de Brotonne ou Léon Lescestre.
La chronologie de cette correspondance ne coïncide pas avec celle des livres d'histoire : les jours qu'il passe en voiture ou à cheval, Napoléon ne dicte pas, ou peu. Même chose les jours de bataille. Mais avant Wagram, avant Essling ou Eckmühl, avant de rejoindre l'armée, ce sont des centaines de lettres, autant d'ordres, d'injonctions, de consignes, de rappels à l'ordre, de réprimandes — fréquentes —, d'encouragements et de félicitations — rares — qui partent aux quatre coins de l'Europe. Les lettres précèdent l'événement, et le suivent. Un mot à celle qui est encore, pour quelques semaines, l'Impératrice, pour lui dire que tout va bien, quelques lettres protocolaires et, déjà, Napoléon prépare l'étape suivante. Il est encore en Espagne, au début de 1809, que déjà il met au point l'offensive contre les Autrichiens ; il n'a pas quitté Vienne que son esprit est revenu en Espagne et qu'il songe aux moyens de finir en janvier 1810 ce que les préparatifs de la campagne d'Autriche ne lui avaient pas permis d'achever en janvier 1809 et ce que ses généraux n'ont pu, ou su, faire à sa place : expulser les Anglais hors de la péninsule et reprendre le contrôle du territoire espagnol.

Il n'y a rien de véritablement nouveau, dira-t-on, dans ce déploiement d'énergie et cette attention de tous les instants pour les affaires les plus diverses. Il en est ainsi, en 1809, depuis près de quinze ans, depuis ce jour de 1794 où le jeune général Bonaparte a reçu son premier commandement important, à la tête de l'artillerie de l'armée d'Italie. La correspondance de Napoléon enregistre aussi fidèlement qu'un sismographe les oscillations et les épisodes successifs de ce déploiement permanent d'énergie que fut la vie de l'empereur. De cette autobiographie écrite au fil des jours, il serait exagéré de dire, comme Rousseau de ses Confessions, qu'elle fut écrite intus et in cute. Elle est avant tout politique et militaire, et même principalement militaire en 1809. Les lettres intimes y sont rares, leurs destinataires peu nombreux. Ils appartiennent à la famille : Joséphine bien sûr, à laquelle il écrit des lettres qui ne disent pas grand-chose, rien en tout cas de la décision déjà prise de divorcer sitôt rentré d'Autriche ; Pauline, qui arrange les rendez-vous de son frère avec sa lectrice, Christine de Mathis, qui fait une brève apparition dans la vie de l'empereur à la fin de l'année ; ses frères bien sûr, mais s'il s'adresse aux rois d'Espagne, de Hollande ou de Westphalie plutôt qu'à Joseph, Louis ou Jérôme, on sent néanmoins percer ses sentiments — déception, amertume, colère, dégoût, honte même — dans les lettres adressées à ces souverains incapables de tenir leur rang, traîtres et ingrats, Joseph toujours en train de se plaindre du fardeau qu'il porte sur ses épaules en vérité trop frêles, qui ne sait se faire obéir ni des Espagnols ni de ses propres généraux et ne sévit qu'à contrecoeur, Jérôme qui se comporte en héritier irresponsable, Louis, le pire de tous, à qui le prétendu « bonheur » de ses sujets hollandais sert de prétexte pour exhaler sa méchanceté et les passions mauvaises qui habitent son âme. Des membres de cette navrante tribu à qui Napoléon a confié des responsabilités, Eugène seul échappe à ses foudres, et sort grandi des lettres que lui adresse, chaque jour ou presque, son beau-père. Comme les autres serviteurs de l'empereur, y compris les meilleurs, il a droit lui aussi à son lot de réprimandes : Napoléon se plaint de ne pas recevoir assez souvent de ses nouvelles, il critique les dispositions prises pour l'armée d'Italie qui doit rejoindre Vienne par le Frioul et les Alpes, il subit l'orage après la défaite qu'il subit à Sacile le 16 avril, peu après l'ouverture de la campagne ; mais le ton est le plus souvent affectueux, Napoléon prend le temps de donner à Eugène de véritables leçons sur l'art de la guerre et lorsque le vice-roi d'Italie rejoint enfin l'Autriche et bat l'archiduc Jean à Raab, le 14 juin, on sent dans les lettes de l'empereur un authentique sentiment de fierté pour ce beau-fils qui est, au fond, le seul à lui faire honneur. De tous les acteurs de l'épopée impériale que le lecteur croisera au fil de cette correspondance, Eugène est sans aucun doute l'un des plus attachants. D'autres grandes figures traversent ce volume : du côté des militaires, ce sont Davout —surtout Davout—, Masséna, Oudinot, Lannes bien sûr, le commandant de la cavalerie Bessières et La Riboisière qui dirige les préparatifs du passage du Danube à la veille de Wagram ; en Espagne, Suchet, à peu près le seul à briller, sans compter bon nombre de généraux de division, moins connus, à qui Napoléon s'adresse rarement, de Morand ou Friant à Saint-Hilaire et Espagne ; du côté des civils, il y a les aides de camp, les serviteurs harassés de travail et dont Napoléon exige toujours plus, Berthier bien sûr, le ministre des relations extérieures Champagny, celui de la guerre, Clarke, le ministre de l'intérieur Crétet qui mourra d'épuisement avant la fin de l'année, Daru en charge avec Dejean des questions d'intendance ; et puis les médiocres, Fouché dont on encense l'esprit de décision parce qu'il fut le seul à Paris à prendre des initiatives lorsqu'on apprit, au commencement du mois d'août, que les Anglais avaient débarqué aux portes d'Anvers, mais dont on oublie de préciser qu'en mobilisant les gardes nationales bien au-delà des régions menacées il mit en scène une parodie un peu ridicule de la scène de la levée en masse de 1793 ; autre lieutenant défaillant, Marmont qui seconde mal, avec son corps d'armée parti de Dalmatie, les opérations de l'armée d'Italie ; la plupart des maréchaux et des généraux qui servent en Espagne, Ney et Soult en tête, qui se chamaillent et malgré le bilan pour le moins mitigé de leurs opérations militaires, s'imaginent un avenir grandiose : des officiers de l'entourage de Soult ne vont-ils pas jusqu'à projeter de le faire proclamer roi du Portugal ? Il y a, enfin, ceux qui déméritent, Gouvion Saint-Cyr qui abandonne son commandement en Catalogne sans même attendre son remplaçant, Bernadotte à qui la campagne de 1809 offre une nouvelle occasion d'illustrer sa nullité militaire, sa jactance et la jalousie qui le ronge, sans oublier, bien sûr, les frères de l'empereur dont il a déjà été question.

Le lecteur lira, plus loin, les terribles lettres adressées par Napoléon à Jérôme et à Louis, si terribles en vérité, et si justes, que la commission chargée par Napoléon III de la publication de la correspondance de son oncle décida de soustraire certaines d'entre elles des cartons. Un décret impérial fut même pris pour justifier cette décision. Il est daté du 28 novembre 1866. Le voici :

« Vu l'article 4 de notre décret du 22 décembre 1855 relatif à l'organisation des Archives de l'Empire, lequel a statué que les documents qui y sont déposés n'en peuvent être retirés qu'en vertu d'un décret rendu sur le rapport de notre ministre d'État ;
« Considérant qu'à l'occasion de la publication de la correspondance de Napoléon Ier, il a été procédé pour la première fois à un dépouillement complet de la collection des minutes des lettres de l'Empereur conservées aux Archives de l'Empire ;
« Considérant que cette collection formée au cabinet de Napoléon Ier et à l'ancienne Secrétairerie d'État impériale renferme un petit nombre de minutes de lettres d'un caractère intime, véritables lettres de famille ne contenant, sous le rapport historique ou politique, rien qui ne se trouve plus détaillé dans les autres lettres de l'Empereur ;
« Considérant que ces minutes, qui auraient dû être détruites ou conservées dans les archives de notre famille, n'ont pu être classées avec les papiers de l'ancienne Secrétairerie d'Etat impériale, que par suite d'une erreur,
« Sur le rapport de notre ministre d'État, avons décrété et décrétons ce qui suit :
« Article premier. Les trente-cinq lettres désignées dans l'état qui demeurera annexé au présent décret, seront retirées des Archives de l'Empire et placées dans celles de notre famille, pour en être fait ultérieurement ce qui sera jugé convenable.
« Article 2. Notre ministre d'État et le ministre de notre Maison et des Beaux-Arts sont chargés de l'exécution du présent décret, qui ne sera point imprimé. »

Onze de ces trente-cinq lettres sont de 1810, deux de 1811, seize de 1813, six seulement de 1809, toutes adressées à Jérôme(2). La correspondance très sévère de Napoléon avec le roi Louis n'était donc pas concernée par ce décret.
Correspondance en grande partie officielle, on l'a dit, de chef d'Etat, de chef d'armée. L'homme apparaît pourtant derrière l'empereur, au détour d'une phrase, à l'occasion d'une remarque, d'un mouvement de colère, voire d'un instant d'émotion éphémère, comme lorsqu'il annonce la mort de Lannes ou fait allusion aux victimes d'Essling. Mises bout à bout, ces 3 263 lettres composent un portrait de Napoléon passablement différent de celui qu'on peint volontiers aujourd'hui : au Napoléon qui n'aurait rien été, ou pas grand chose, sans ses ministres et ses conseillers d'État, au Napoléon que l'on dit rongé par le doute, bref, humain, trop humain peut-être, à notre mesure en tout cas, elles opposent une image très différente, plus conforme au Napoléon dont Goethe conserva à tout jamais le souvenir ébloui :
« Napoléon était grand surtout, dira-t-il à Eckermann, en ce qu'il était le même à toute heure. Avant et pendant une bataille, après une victoire ou une défaite, il était toujours solide sur ses pieds, il était toujours décidé et voyait clairement ce qu'il y avait à faire. Il était toujours dans son élément, toujours à la hauteur des circonstances. (…) Toujours illuminé, toujours clair et résolu, et doué à toute heure de l'énergie suffisante pour mettre en oeuvre aussitôt ce qu'il avait reconnu avantageux et nécessaire. (…) On pouvait bien dire de lui qu'il se trouvait dans une illumination perpétuelle : c'est aussi pourquoi sa destinée fut d'un éclat tel que jamais le monde n'en avait vu de pareil avant lui, et jamais peut-être n'en reverra après lui(3). »

Il y a en effet quelque chose d'inouï dans le personnage de Napoléon, dont on prend la pleine mesure en lisant la correspondance. Elle en dit plus sur ce que le personnage a d'extraordinaire que ses batailles ou ses campagnes. Toujours le même, comme Goethe l'a bien compris, l'oeil à tout, aux plus petits détails d'intendance comme aux conceptions stratégiques les plus amples, dessinant sur la carte le plan de la campagne d'Autriche et l'instant d'après remarquant sur un état transmis par Clarke que trois canons laissés dans tel dépôt seraient mieux employés dans telle unité, réglant mille détails relatifs à la conduite de la guerre et trouvant le temps de dicter une longue lettre pour dénoncer les abus dans l'usage du principe d'expropriation pour cause d'utilité publique et demander une réforme de la législation ; lançant ses ordres pour une relance des opérations en Espagne et s'interrompant pour signaler à Fouché une erreur d'1,45 franc dans sa comptabilité ! La correspondance offre un spectacle d'une virtuosité inouïe, sans équivalent, même si l'on cite parfois l'exemple de Frédéric II dont les journées et les méthodes de travail ressemblaient beaucoup, en effet, à celles de Napoléon.
Sans doute tout n'était pas inné chez celui-ci, et sa formation militaire explique en partie, mais en partie seulement, ce qu'on pourrait appeler son « style » et que révèle à chaque page la correspondance.
C'est là qu'il faut chercher, en effet, l'explication de l'importance qu'il accordait à la réunion d'une information aussi sûre et complète que possible comme préalable à la décision qui, tombant ensuite telle un couperet, ne pouvait plus être discutée ; c'est là qu'il faut chercher la raison de l'attention qu'il prêtait autant aux grandes questions qu'aux détails les plus infimes. Cette surveillance maniaque participait sûrement d'un désir de tout maîtriser, de même que la répugnance à se reposer sur ses subordonnés était un moyen de leur refuser la moindre indépendance. C'était la manifestation d'un tempérament despotique. Mais Bonaparte avait également la conviction que les « détails » n'existent pas, que tout a son importance et que ce ne n'est pas déchoir, bien au contraire, que d'accorder une égale attention à la conception et à l'exécution. S'il avait la patience des détails, c'est parce qu'il savait que la guerre est une affaire sérieuse où la réalisation des objectifs stratégiques dépend de l'emploi judicieux de ressources qu'il convient de connaître avec exactitude à chaque instant, par souci d'efficacité bien sûr, mais également parce que la guerre ignore le droit à l'erreur. Ici, la sanction est immédiate, potentiellement mortelle, et la responsabilité en retombe sur celui qui, en vertu même du principe hiérarchique, subit le poids de la défaite comme il recueille le bénéfice de la victoire. Bref, tout le contraire de la politique : là, les conséquences d'une mauvaise appréciation des circonstances sont souvent différées, rarement irréversibles et, la décision étant la plupart du temps le fait de plusieurs, la responsabilité est diluée dans la même proportion. Lorsque la sanction est immédiate et potentiellement irréversible, tout devient important : le facteur le plus infime engage l'avenir.
La diversité des questions dont il s'occupe n'est pas moins étonnante. Ce trait n'avait pas échappé non plus à Goethe. Il existe à ce sujet une belle page de Thiers, l'une des premières qu'il a consacrées à Napoléon, dans un article publié en 1829, bien avant qu'il n'entreprenne son Histoire du Consulat et de l'Empire :
 
« L'art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d'exercice à l'esprit. (…) Il met en action et en évidence l'homme tout entier. Sous ce rapport, l'art de la guerre n'a que l'art de gouverner qui lui ressemble et l'égale (…), parce qu'on gouverne et on combat avec son âme tout entière. L'homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, a d'abord (…) une instruction scientifique à acquérir. (…) Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il faut qu'il devienne en outre (…) géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leurs rapports, de leur valeur. Il faut qu'il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples ; qu'il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire ; il faut surtout qu'il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines ; au contraire ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu'ailleurs ; et l'art de les manier, d'une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l'art des grands capitaines. À toutes ces connaissances supérieures, il faut enfin que l'homme de guerre ajoute les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l'administrateur. Il lui faut l'esprit d'ordre et de détail d'un commis ; car ce n'est pas tout que de faire battre les hommes, il faut les nourrir, les vêtir, les armer, les guérir. Tout ce savoir si vaste, il faut le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. À chaque mouvement, il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi ; munitions, vivres, hôpitaux ; calculer à la fois sur l'atmosphère et sur le moral des hommes ; et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est pire, des milliers d'hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l'espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès ; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite ; car, une minute de plus, et la combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c'est la honte qui vous attend. Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose d'ailleurs ; car on est poète, savant, orateur médiocre aussi ; mais cela fait avec génie est sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l'exercice le plus complet des facultés humaines(4). »

De nombreux historiens voient dans 1809 un tournant. Il est vrai que d'autres proposent une date différente : les uns 1808, les autres, moins nombreux, 1812. Alors, à quel moment l'histoire de l'Empire bascule-t-elle ? À quel moment Napoléon se voit-il abandonné par l'insolente fortune qui l'avait accompagné jusque-là ? En Espagne ? À Essling ? Ou seulement à Moscou ?
La correspondance de 1809 permet d'y voir un peu plus clair. Elle permet, notamment, de nuancer la gravité de la situation espagnole : la facilité avec laquelle Napoléon reprend le contrôle de Madrid et de la plus grande partie du nord de la péninsule au début de l'année montre que l'affaire était loin d'être entendue, contrairement à l'idée reçue consistant à croire qu'une guerre finalement perdue devait nécessairement l'être. L'hypothèse n'a rien d'original, mais la correspondance montre combien ceux qui accusent les rivalités entre généraux et le manque d'autorité de Joseph ont raison : la lamentable affaire Soult le montre assez.
De même, les lettres permettent de rendre à l'échec d'Essling sa juste importance : celle d'un revers momentané dans une campagne d'Autriche qui restera comme la plus grande réussite militaire de Napoléon. Sans doute celui-ci a-t-il sous-estimé le risque d'une crue du Danube, pourtant point exceptionnelle en cette saison, qui allait en effet emporter les ponts jetés hâtivement sur le fleuve et exposer l'armée au terrible feu ennemi, mais ce revers ne rappelle pas seulement que la guerre n'est pas une science, mais que Napoléon n'avait jamais cultivé la prudence qui avait quelques années plus tôt rendu Moreau si populaire. Le risque faisait partie de sa manière de faire la guerre. Il comptait sur la chance : elle lui fut longtemps fidèle, elle ne pouvait l'être toujours.
De la campagne d'Autriche de 1809, on suit la préparation jour après jour, à commencer par la création, à partir de rien ou presque, d'une armée d'Allemagne qui, jusqu'à la prise de Vienne, suivra au jour près le calendrier fixé par l'Empereur. Même la fulgurante campagne de Prusse ne montre pas, comme le fait celle-ci jusqu'à l'éclatante victoire de Wagram, un Napoléon aussi au sommet de son art.
Succès éclatant, mais pas décisif. Certes, il contraint l'Autriche à la capitulation, mais ne met pas fin à la guerre qui oppose depuis 1793 la France à l'Angleterre : en cela, 1809 ne marque aucun tournant, 1809 illustre une nouvelle fois l'impasse où se trouve enfermé Napoléon : vaincre l'Angleterre sans disposer des moyens d'aller chercher la victoire sur mer. Le problème était déjà le même en 1803, il n'aura pas changé en 1813. La correspondance de 1809 en témoigne : rien de plus surréel, et pathétique, que les lettres au ministre de la Marine, l'amiral Decrès, planifiant des expéditions grandioses avec des vaisseaux dont les uns n'existent pas et dont les autres sont commandés par des officiers que Napoléon qualifie dans une lettre de ces mots sévères mais on ne peut plus mérités : « mes imbéciles de marins ».
1809 marque pourtant un tournant, un vrai : c'est l'année où l'alliance russe commence à se fissurer ; l'année de la montée des sentiments nationalistes et antifrançais un peu partout dans l'Europe occupée ; l'année où apparaît la fragilité et le peu de confiance que Napoléon peut avoir dans les royaumes qu'il a créés (Hollande, Westphalie…) ; l'année de l'annexion des États du pape et d'une rupture avec Rome qui réduit à néant la politique de pacification religieuse que le Concordat avait couronnée de succès en 1801-1802 ; l'année, enfin, où la guerre change décidément de nature, avec une croissance considérable des effectifs engagés et de la puissance de feu mobilisée. De tout ceci, la correspondance porte témoignage. On y voit Napoléon aux prises avec ses alliés autant qu'avec ses ennemis, avec ses frères plus qu'avec ses alliés, avec la nécessité de parer aux effets d'une mobilisation de plus en plus massive, laquelle pose un problème de plus en plus sensible en ce qui concerne la qualité du recrutement comme celle de l'encadrement.
Cette année de toutes les victoires est donc aussi celle de la montée des périls.
Elle finit par une catastrophe, même si les conséquences en seront différées : le divorce avec Joséphine et le choix du mariage avec une archiduchesse d'Autriche. Celui-ci précipite la rupture avec la Russie et entraîne un renversement d'alliances non seulement comparable à celui de 1756, mais aussi nuisible par ses effets, tandis qu'en devenant le gendre des Habsbourg, Napoléon rompt l'un des derniers liens qui le rattachaient encore à la Révolution française qui l'avait porté au pouvoir. Et si l'année fatale avait été, non pas 1809 ou 1812, mais 1810 et 1811, du remariage à la naissance d'un héritier ? En pliant ce que l'histoire de Napoléon avait d'extraordinaire à des formes monarchiques connues — et d'une monarchie trop neuve pour inspirer le respect —, le mariage avec Marie-Louise et la naissance du roi de Rome brisèrent le charme puissant de l'épopée napoléonienne. Celui-ci tenait tout entier dans l'ascension d'un homme, dans une aventure individuelle et collective qui ne pouvait se transformer en un système, au surplus imité de l'Ancien Régime, sans perdre son pouvoir de séduction. Jusqu'en 1809 Napoléon reste l'héritier de la Révolution française, à partir de 1810 il troque cette condition pour celle, en vérité pitoyable, de « neveu de Louis XVI » — par Marie-Antoinette — et de gendre des Habsbourg. Alexandre et César avaient eu plus de chance : la maladie pour l'un, le poignard de Brutus pour l'autre, ne leur avaient pas laissé le temps de songer à l'avenir et à la pérennité de leur oeuvre. « César avait cinquante-six ans quand il mourut, dit Plutarque. Du pouvoir et de la domination absolus qu'il avait recherchés toute sa vie, au prix de tant de dangers, et acquis si péniblement, il ne recueillit que le nom et une gloire qui attira l'envie de ses concitoyens(5). » Napoléon devait, lui, survivre onze ans encore aux jours de triomphe de 1809. Du zénith au couchant, le chemin était long encore.

Notes

(1) La Fondation Napoléon et le directeur de volume remercient ici très chaleureusement toutes les personnes qui ont oeuvré à la réalisation de cet ouvrage, et notamment Michel Inglebert pour la rédaction de l'index ; Michèle Masson, Patrick Le Carvèse et Jean-Pierre Vérité pour leur travail de relecture ; Jean-Pierre Pirat pour la réalisation des cartes, ainsi que les conservateurs des Archives nationales, des Archives du Ministère des Affaires étrangères et du Service Historique de la Défense. 
(2) Il s'agit des lettres n° 21 591 et 21 592 (21 juillet), 21 626 (25 juillet), 21 662 (30 juillet), 22 202 (26 septembre), 22 398 (23 octobre) et 22 413 (28 octobre).
(3) Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988, p. 299, 550.
(4) "Revue française", n° 12 (nov. 1829), p. 196-198.
(5) Plutarque, Vies parallèles, éd. F. Hartog, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, p. 1352.
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