Correspondance générale de Napoléon Bonaparte. Tome 10 : Un grand empire. mars 1810-mars 1811. Introduction au volume

Auteur(s) : JOURDAN Annie
Partager

1810 : paix et tranquillité ?

« Les années 1810 et 1811 sont les deux années tranquilles de l'Empire. Le mariage dans l'une, et la naissance du roi de Rome dans l'autre, semblaient des gages de paix et de tranquillité» a écrit  Thiers.  La tranquillité fut en vérité toute relative et la période d'une grande importance pour l'histoire du Premier Empire. Certes, les changements qui s'opèrent alors ont été pour une part préparés ou conçus durant les périodes précédentes, mais c'est en 1810 qu'ils prennent une forme définitive et orientent la politique impériale dans une direction irréversible. Parmi ces changements et ces événements, certains peuvent être considérés comme des affaires majeures, d'autres en sont les conséquences directes ou indirectes ; et d'autres enfin sont relativement insignifiants, mais n'en préoccupent pas moins Napoléon. À lire les 3006 lettres de ce 10e volume de la Correspondance générale [1], force est de constater que rien n'est laissé au hasard. L'empereur des Français ne néglige aucun détail.

Les affaires majeures

La première de ces affaires est sans nul doute le mariage autrichien. Napoléon avait tout d'abord hésité à entrer dans la famille des Habsbourg[1], mais une fois décidé, il ne sait cacher son impatience et attend fébrilement l'arrivée de sa jeune épouse. Il presse ses envoyés, les invectives, leur dit de se hâter. Un grand nombre de lettres de mars 1810 sont consacrées à cet objet. Les premiers contacts s'avèrent très positifs. Napoléon est enchanté de  « sa Louise »[2] et s'empresse de le communiquer à François Ier, son plus ancien ennemi, devenu en l'occasion son très cher  « frère et beau-père »[3].  Le mariage autrichien lui promet de surcroît une descendance qui devient réalité un an plus tard, le 20 mars 1811. En entrant dans la famille des Césars, l'ancien général de la Révolution affermit la légitimité impériale, au moins à ses propres yeux. Car les Français n'ont pas été unanimes à ce propos.
 
Certains murmuraient qu'en quittant Joséphine, celle qui avait été sa compagne des débuts et avait accompagné son accession au pouvoir suprême, Napoléon provoquait par trop le destin. Peu de temps séparait en effet l'exécution de la reine Marie-Antoinette, place de la Révolution, de l'arrivée de sa nièce dans le Paris postrévolutionnaire. Il y eut du reste des présages de mauvais augure, tel l'incendie de l'ambassade d'Autriche lors de la fête du 1er juillet 1810, qui rappelait un autre drame : celui de la place Louis XV du 30 mai 1770, lorsqu'une bousculade avait causé la mort de trois cents personnes[4].  On ne trouvera évidemment aucune allusion à ces commentaires et à ces analogies dans les lettres de l'Empereur.

Le mariage lui-même fut loin d'avoir l'éclat du sacre de décembre 1804. Il est gâché par l'absence ostensible de treize cardinaux sur les vingt-sept qui étaient invités. Ces absents protestent contre le sort fait au pape, détenu à Savone. La seconde grande affaire de 1810 est en effet le bras de fer entre l'Empereur et le Pape. Pie VII a  non seulement excommunié Napoléon et refusé de reconnaître la nullité de son premier mariage, mais il persiste aussi à refuser l'investiture des prêtres et évêques nommés par l'Empereur. La correspondance témoigne de la gravité d'une situation qui a des retombées jusqu'en France. Portalis fils est ainsi démis de ses fonctions[5], parce qu'il prend le parti du Pape, tout comme son cousin, le grand vicaire de Paris, l'abbé d'Astros, qui propage où  faire se peut la bulle d'excommunication et les brefs du Pape. Des évêques sont poursuivis parce qu'ils refusent de prêter serment à l'Empereur. Ils perdent en conséquence leur diocèse et leurs revenus. Le conflit divise la France et l'Italie, mais choque aussi les autres pays. Pie VII est détenu et Rome réorganisée et francisée en février 1810. La paix religieuse, fondée le Concordat et qui fut un des grands succès du Consulat, est ébranlée par ces événements.

1810 marque aussi l'intensification du blocus continental. Une partie non négligeable de ce volume y est consacré. Les décrets se succèdent : les 3 et 25 juillet sur les licences ; celui dit de Trianon (5 août) sur les échanges, notamment avec l'Amérique, et celui de Fontainebleau (18 octobre) sur le brûlement des marchandises britanniques. Cette politique a de graves conséquences pour l'Europe, car elle implique un contrôle sévère de toutes les côtes, des îles et des fleuves du continent. Les lettres montrent encore que Napoléon n'est pas toujours conséquent, notamment vis-à-vis des États-Unis, puisqu'il leur procure des permis pour ensuite les leur refuser ou parce qu'il leur promet de faire une exception à leur égard, mais ne tarde pas à trahir sa promesse. Il ne profite pas franchement de cet instrument pour désolidariser les Américains des Anglais[6]. La guerre entre ces deux nations n'aura lieu qu'en 1812, alors même que Napoléon s'enlise dans les plaines glacées de Russie. Une guerre anglo-américaine plus précoce aurait sans doute soulagé la France qui en 1810 était confrontée à un autre gros problème : la guerre d'Espagne.

Celle-ci se poursuit, exacerbée par la participation accrue des Britanniques sur le terrain. Certes, des victoires sont remportées, mais elles ne sont jamais décisives. Qui plus est, les Anglais profitent de leur suprématie maritime pour s'emparer des colonies françaises, espagnoles ou hollandaises, et menacer plusieurs des pays annexés ou conquis par la France, telles les provinces illyriennes ou les îles ioniennes. Napoléon est contraint d'envoyer des troupes, de repenser la distribution de ses forces, de moderniser son armement, de renforcer sa marine.

Des affaires de moindre importance ?

De ces affaires de premier plan découlent celles qui peuvent paraître moins importantes. Elles le sont néanmoins. Le mariage autrichien modifie en effet le système des alliances. La Turquie et la Russie ne voient pas d'un bon oeil le rapprochement entre Vienne et Paris. La méfiance s'installe, notamment chez le Tsar. La dignité nouvelle acquise par Napoléon modifie aussi directement ou indirectement la politique impériale en France même. L'étiquette devient plus sévère et le ton du maître plus tranchant encore. S'accroît aussi la soif de représentation. Napoléon exige un plus grand nombre de châteaux, ordonne leur restauration et leur embellissement. Il crée un nouvel ordre : celui des Trois Toisons d'Or, plus compatible avec son statut nouveau de ‘gendre des Césars'. Et il multiplie plus ou moins discrètement les dotations et les titres de noblesse.

Le mariage permet à Napoléon de tenir pour acquis le soutien de l'Autriche. Il peut donc se concentrer sur le blocus qui lui tient tant à coeur. Mais pour que celui-ci fonctionne vraiment, il  entreprend de fermer le continent européen aux Anglais. Débouché et embouchure deviennent les mots clés de 1810. Les annexions qui se succèdent en sont la conséquence. Après celle des États romains (17 mai 1809) viennent celles de la Hollande (16 mars et 9 juillet 1810), du Valais (12 novembre 1810) et des villes hanséatiques (13 décembre 1810). Elles donnent lieu à leur tour à des expropriations et à des échanges forcés, afin de redessiner la carte de l'Europe. Le duché d'Oldenbourg, propriété d'un membre de la famille du Tsar, est ainsi annexé – ce qui irrite Alexandre, même si Napoléon se flatte d'échanger l'Oldenbourg contre Erfurt[7]. Sur son ordre, la Bavière remet le Tyrol du sud au Royaume d'Italie contre le margraviat de Bayreuth et Ratisbonne. Les territoires du Hanovre cédés en janvier 1810 à la Westphalie doivent être pour une grande part restitués à la France, en raison de l'annexion des villes hanséatiques. Quant au Grand duché de Berg, Napoléon désire y rattacher « les pays situés entre la mer du Nord et une ligne tirée depuis le confluent de la Lippe dans le Rhin jusqu'à Haltern »[8] et ceux qui bordent la Weser. En Hollande, il avait tout d'abord exigé le thalweg du Rhin, avant de s'emparer en juillet suivant de l'ensemble du pays, sous prétexte que « la Hollande est située aux débouchés de la France »[9]. A voir ces changements de frontière, il apparaît évident qu'il s'agit de contrôler toute voie d'eau et d'y empêcher le commerce illicite. Mais ces acquisitions nouvelles ont encore pour avantage d'augmenter les revenus de l'Empereur et le nombre de biens domaniaux susceptibles de dotations. En créant de grands fiefs pour ses dignitaires et généraux, il renoue avec des pratiques féodales, alors qu'il affirme ailleurs vouloir abolir tout vestige de féodalité[10]. La correspondance témoigne également que ces donataires sont exemptés d'impôts. Leurs revenus sont nets. Les pays concernés perdent ainsi quelque vingt pour cent de leurs revenus au profit des Français. Une autre des conséquences de ces annexions est évidemment de s'aliéner les rois ou princes que Napoléon a créés et qu'il floue désormais. Il s'aliène en particulier son jeune frère Louis, roi de Hollande, qui abdique et s'exile en Bohème. Jérôme, roi de Westphalie, perd la totalité de la Weser et n'a plus que huit départements au lieu de onze. En quelques mois, son beau royaume s'est réduit comme une peau de chagrin. Ailleurs, la politique napoléonienne de 1810 provoque la fuite de Lucien Bonaparte : l'annexion de Rome où ce dernier réside le pousse en effet à partir pour l'Amérique[11]. Mal lui en prend ! Il est capturé par les Anglais et détenu en Grande-Bretagne. La réaction à ces défections familiales peut se lire dans la correspondance. Napoléon en est outré.

Maître des fleuves et rivières du Nord, l'Empereur ne néglige pas non plus le sud et multiplie les ordres aux gouverneurs généraux des îles Ioniennes (les îles grecques) et de l'Illyrie (Croatie, Serbie, etc.) ou du roi de Naples. Une de ses ambitions est que Murat prenne la Sicile, occupée par les Anglais. C'est ici qu'apparaît un autre point notable des années 1810-1811 : le rêve d'une résurrection de la marine française. L'annexion de la Hollande encourage l'Empereur à penser que ce rêve va devenir réalité. Il croit y trouver une flotte importante et les marins expérimentés qui lui font tant défaut. Aussi s'accapare-t-il immédiatement les amiraux ou vice-amiraux du pays : De Winter et Verhuell, et d'autres moins renommés. La conviction d'avoir une marine puissante à portée de main a peut-être joué un rôle dans l'annexion de la totalité du pays. Napoléon ne néglige pas pour autant les efforts pour renforcer la marine française et italienne et inonde Eugène de Beauharnais de missives exigeant plus de célérité dans les chantiers navals. Et de temps à autre, il se plaît à imaginer une descente dans les îles de Jersey, voire un débarquement en Irlande[12]. Il prévoit même avoir assez de moyens en 1812-1813 pour tenter des expéditions en Guyane, en Martinique, Guadeloupe, Surinam, ou au Cap de Bonne Espérance et en Egypte[13].

Si, du point de vue de la dignité impériale, l'année 1810 est une promesse de pérennité pour la dynastie nouvelle, elle semble aussi un succès pour ce qui est du blocus et de la domination de l'Europe par Napoléon-le-Grand. Or, c'est à ce moment-là justement qu'il assouplit les mesures contre l'Angleterre en distribuant arbitrairement des licences. A partir d'avril 1809, il en a déjà distribué 350 pour fournir au prix fort des marchandises aux Britanniques[14]. Son système se peaufine tout au long de l'été 1810. Il doit tenir compte du mécontentement des Américains qui, en réaction aux mesures du blocus, interdisent l'entrée des vaisseaux français et britanniques dans leurs ports. Le 14 mai 1810, le gouvernement des États-Unis a fait un geste en direction des deux belligérants européens : la première des deux nations à révoquer ses décrets ou arrêtés contre les neutres se verra autorisée à commercer avec l'Amérique (Macon's Bill n° 2). Le décret de Trianon du 5 août 1810 en tient compte. Il permet l'entrée de marchandises américaines sur le Vieux Continent européen moyennant le paiement d'importantes taxes. Celui de Fontainebleau du 19 octobre amplifie en revanche la répression contre la contrebande, car il stipule le brûlement des marchandises britanniques sur la place publique, dans toute l'Europe. Une mesure qui a sans nul doute aliéné de l'empereur des Français bon nombre d'Européens. La contradiction est en effet trop manifeste entre l'assouplissement du blocus à l'endroit des Américains, la distribution de permis et de licences à des prix prohibitifs au seul profit de la France, et la répression accrue contre les marchandises illicites et ceux qui les introduisent sur le continent.

La machine gigantesque créée par Napoléon au cours des années est onéreuse. Ce volume de correspondance montre bien les préoccupations financières du grand homme. Plusieurs lettres témoignent clairement que l'argent est au centre de ses préoccupations et qu'il ne dédaigne pas tenir un livre de comptes et éplucher ceux de ses collaborateurs. Il espère même faire de l'argent en investissant dans l'emprunt que conclut la Prusse auprès des Hollandais pour payer la faramineuse contribution exigée après Tilsit : ce petit investissement de 1810 aurait rapporté un million supplémentaire. Il n'est pas de petit profit, même pour un Empereur !  Il préfère de même introduire la banqueroute des deux tiers en Hollande plutôt que d'y mettre un centime de sa poche. Les dettes seront absorbées au détriment des rentiers. Tout pays annexé ou allié doit produire des revenus et non occasionner de nouvelles dépenses. Les douanes elles-mêmes rapportent gros : 137 millions de francs entre 1811 et 1813. Bien qu'il insiste pour que les pays alliés contribuent aux frais d'entretien des troupes et en procurent, Napoléon se plaint sans cesse des sommes élevées qu'il doit payer, notamment la solde en Espagne. L'année 1810, période de paix relative, est donc l'occasion pour lui de réorganiser l'armée de sorte à réduire les dépenses et à employer quiconque peut l'être. Les vétérans sont notamment appelés dans les villes portuaires pour protéger les arsenaux[15]. Les orphelins néerlandais sont envoyés dans la marine et les prisonniers de guerre employés pour les grands travaux[16]. C'est ainsi que des Espagnols travaillent à renforcer le port stratégique de Den Helder, au fin fond de la Hollande. Quant à ceux qui protestent, tels que les prêtres des départements romains, ils sont démis de leurs fonctions et perdent leur rémunération. Les monastères romains sont eux-mêmes supprimés et leurs biens spoliés. Napoléon les estimait à 150 millions de francs[17].

Des faits mineurs ?

La répression ne s'abat pas seulement sur les prêtres – ‘cette vermine de moines'[18] – mais sur tous ceux qui s'opposent ou portent tort à la politique impériale. C'est là une autre face de l'Empire : la répression sévère qui touche les opposants grands ou petits, les malfaiteurs et ceux qui sont soupçonnés de fraude ou de malversation. A en croire les bulletins de police de Savary, pas moins de 4 500 à 4 700 personnes sont détenues dans les seules prisons parisiennes. D'autres sont envoyées en Corse, et d'autres encore dans la forteresse de Fénestrelles, à la frontière du Piémont. Thierry Lentz a constaté que 2 500 personnes végétaient dans les prisons d'Etat en 1814[19]. Mais le nombre de détenus est  bien plus élevé, en raison même de la multiplicité des lieux de détention. Parallèlement à cette répression accrue que dévoilent les lettres, la surveillance est constante. La police surveille de près les prêtres italiens, belges ou français, mais encore les princes espagnols détenus à Valencay, ou Pie VII confiné à Savone. La correspondance de ce dernier est interceptée. Les destinataires sont interrogés, et parfois incarcérés. Il est en vérité surprenant de voir à quel point Napoléon s'acharne sur certains individus alors que pour d'autres, il est curieusement indulgent. Envers Bourrienne notamment dont les malversations lui sont pourtant connues[20]. Inversement, il ne tolère pas la présence en France de Madame de Staël, qui doit durablement s'exiler et dont il fait pilonner l'ouvrage De L'Allemagne, en 1810 justement. La reine d'Etrurie – fille de Charles IV d'Espagne – est elle aussi étroitement surveillée. En résidence à Nice, elle conspirerait avec des agents anglais et se flatterait de soulever les dépôts de prisonniers espagnols. Napoléon exige qu'elle soit enfermée dans un couvent de Rome. Il n'épargne pas non plus l'audacieux financier, Gabriel Julien Ouvrard. Soupçonné des pires intrigues (ainsi que son collègue Vanlerberghe), il est à nouveau incarcéré en 1810[21]. Et que dire du sort réservé au maire d'Anvers, soupçonné de concussion ou de contrebande. Jan Evens Werbrouck – ou Verbrouck – avait pourtant été un admirateur du Héros d'Italie. Il avait assisté au Sacre, avait reçu l'Empereur dans sa demeure, et avait été nommé maire en récompense de son dévouement. En 1810, le commissaire de la ville, Bellemare, l'accuse de tripotage. Napoléon préfère croire le commissaire, et bien que le tribunal de Bruxelles relaxe Werbrouck, il exigera qu'il soit à nouveau jugé à Douai, où le maire d'Anvers demeurera emprisonné jusqu'à son décès de 1813[22].
La correspondance dévoile encore des détails inconnus sur des individus qui le sont moins. Ceux qui concernent Aaron Burr, ancien vice-président des États-Unis en sont quelques-uns parmi d'autres. En 1807, Burr avait été jugé pour trahison par ses compatriotes et avait été libéré faute de preuves. Il s'était mis en tête d'émanciper les colonies espagnoles et de créer une république américaine méridionale incluant la Louisiane et les deux Florides. De là l'accusation de haute trahison que porta contre lui le président Jefferson. En 1808, il s'enfuit en Europe et, en février 1810, parvient à pénétrer en France où il multiplie les tentatives pour convaincre Napoléon de l'aider dans son grand dessein : l'idée est d'exclure les Espagnols et les Anglais de tout le continent américain, et d'y substituer la France impériale. Napoléon ne daigne pas répondre à l'aventurier. Mais l'Angleterre s'empare de l'affaire pour semer la zizanie sur le continent, en suggérant que Fouché et Burr sont liés[23] et que tous deux ne viseraient rien moins que le partage du continent américain entre la France et l'Angleterre[24]. C'est modifier du tout au tout le projet initial de Burr et, surtout, noircir le ministre français de la police afin de discréditer l'empereur lui-même. Celui-ci doit alors s'expliquer auprès du tsar Alexandre et de François Ier[25]. L'affaire prend une tournure délicate. De là la disgrâce de Fouché, de juin 1810. Les initiatives du ministre de la Police pour savoir ce qui se tramait en Angleterre, où des négociations avaient lieu entre le banquier hollandais La Bouchère et le marquis de Wellesley[26], permettent aux Anglais de créer leur version de l'affaire et de lier entre elles deux affaires distinctes dans le but de discréditer la France[27].

La correspondance de 1810 trahit encore un net recul des principes révolutionnaires. Il y est plus que jamais question de droits ‘patrimoniaux', de donataires, de grands fiefs. Le gendre des Césars soigne sa noblesse nouvelle et l'accroît[28]. Il modifie sa stratégie et accorde des bons en lieu et place des domaines qui en sont garants. C'est que ces domaines sont éloignés et ne produisent pas toujours ce qu'ils sont censés rapporter. L'empereur tolère même le retour de la corvée, si cela contribue à une accélération des travaux[29]. Il réintroduit la primogéniture sans état d'âme, quitte à réviser le Code civil dans ce sens[30]. A partir de 1810, aucune réforme ‘progressiste' ne voit plus le jour. C'en est fini  des constitutions ‘libérales' que Napoléon avait introduites dans les royaumes frères. Quant aux pays annexés, ils reçoivent tout simplement la législation française, adaptée au contexte local. Si reculent les principes de liberté et d'égalité, ainsi qu'en témoignent d'une part la création de la direction de l'imprimerie et de la librairie, la réduction drastique du nombre de journaux, la censure et la justice d'exception sans jury, et, d'autre part, la restauration de la noblesse héréditaire et de la primogéniture, le Code pénal de 1810 réintroduit les peines corporelles, supprimées par la Révolution.

Dans le même temps, Napoléon fait montre d'un grand souci pour la condition et la santé de ses hommes. Dans les îles malsaines de Zélande, par exemple, il veut voir des Hollandais, et non des Français. De même,  il déconseille à son ministre de la Guerre de laisser ses soldats sous le soleil écrasant du sud de l'Italie. On le voit également étudier très sérieusement telle ou telle demande de décoration et récompenser quiconque le mérite. Et surtout, compatir à la tristesse de Joséphine ou à celle d'Hortense. Sa complicité avec Joséphine est évidente dans plusieurs des lettres, à tel point qu'elle a choqué un annotateur des archives[31]. Mais ce ne sont là que quelques affaires parmi tant d'autres.

Cette correspondance révèle enfin que Napoléon n'exclut pas l'idée d'une guerre nouvelle avec la Russie. Il prévoit même qu'elle ait lieu en mars 1812[32]. Les querelles entre les deux empires se multiplient en effet à propos de la Pologne, des annexions et du blocus. Aussi l'Empereur prépare-t-il ses forces tout en réorganisant et rationalisant les effectifs. Qu'il soit sur ses gardes, c'est également ce que révèlent les missions confiées à des espions en Bohème et en Autriche, mais encore en Egypte, à Jérusalem, ou en Syrie[33].

En dépit de sa richesse, ce volume ne nous dit pourtant pas tout. Pour connaître l'envers du décor, il faut lire la correspondance des frères, des princes, des ministres, et last but not least, explorer les archives. L'affaire du maire d'Anvers, par exemple, a été sérieusement étudiée par des historiens belges. Ils concluent à l'innocence quasi-certaine du sieur Werbrouck. Les projets fous  d'Aaron Burr ne deviennent compréhensibles qu'après lecture de ses papiers, de sa correspondance et de son journal, et une connaissance de ses antécédents[34]. La même chose vaut pour ce qui touche aux frères de l'Empereur, lequel a tendance à minorer ses propres responsabilités et à fulminer contre leur ingratitude. Louis est ainsi traité de fou et de malade. Lucien, qui a l'audace de s'enfuir d'Italie en août 1810, perd son titre de sénateur[35]. Jérôme préfère se taire, mais souffre de dépression. Quant à Joseph, l'empereur ne lui adresse pas une lettre tout au long de l'année 1810.
La correspondance ne nous révèle donc pas tout, mais elle est indispensable pour suivre les préoccupations de Napoléon, les prises de décision et leurs motifs sous-jacents. De temps à autre, Napoléon s'explique du reste sur ce qu'il entend faire et pourquoi. Vis-à-vis de ses ministres – notamment à propos de sa décision de distribuer des bons au lieu de domaines ou  sur les confiscations de biens fonciers[36], ce qui nous éclaire sur sa vision de la propriété et de la nationalité – ou vis-à-vis d'Eugène de Beauharnais sur le blocus et les licences[37]. Enfin, et bien qu'il se prépare à une guerre prochaine, les lettres de Napoléon de 1810 dévoilent clairement qu'il envisage une pacification avec l'Angleterre. Le problème, c'est qu'au sommet de sa gloire, il se refuse à faire de véritables concessions – alors qu'Ouvrard et ses acolytes promettent à l'inverse de gros sacrifices. En cette année fantastique à bien des points de vue, pas question par exemple de renoncer à l'Espagne.

L'année 1810 accentue encore l'expansion française en Europe, et avec elle, le mouvement incessant des hommes. En Espagne combattent non seulement des Français, mais aussi des Allemands, des Polonais, des Italiens, des Hollandais. La même chose vaut sur d'autres territoires. Tous ces hommes sont logés à la même enseigne. Ils découvrent des réalités différentes, parfois  étranges ou dangereuses, mais sont certainement moins chauvins qu'on ne l'a dit. Nombreux sont ceux qui épousent des femmes du cru et s'installent durablement dans leur patrie nouvelle[38]. Napoléon lui-même est chaque jour préoccupé par les pays les plus divers. Il consulte les cartes, s'enquiert de tel ou tel port, de telle ou telle fortification, des ressources locales et des améliorations à apporter. Il prévoit les mouvements britanniques, que ce soit dans les îles ioniennes ou dans la Baltique. La connaissance géographique et la cartographie deviennent un enjeu majeur. De Stettin en Suède à Dantzig, occupé par les troupes françaises, Napoléon nous transporte à Trieste, Raguse, Rome, Santander, Gérone, Flessingue, Amsterdam, Hambourg, Smolensk, etc. Paris a beau être la première ville de l'empire, la plus gâtée aussi, le monde de Napoléon s'étend bien au-delà des frontière de la France, voire de l'Europe. Il englobe les mers, les fleuves et leurs embouchures. Il s'étend jusqu'en Amérique, Afrique, Turquie, Egypte ou Syrie. L'empereur des Français s'intéresse à Java, à la Réunion, à l'île Maurice, au Cap de Bonne Espérance, et envisage de reconquérir les colonies françaises des Caraïbes.  Pour le fondateur de la dynastie nouvelle, 1810 est moins synonyme de paix et de tranquillité que d'espoir en une expansion infinie. C'est l'année de tous les rêves, de toutes les utopies.

Notes

[1] On sait qu'il demanda tout d'abord une épouse au Tsar de toutes les Russies. Devant le peu d'enthousiasme d'Alexandre, il se tourna vers l'Autriche.
[2] Voir n° 23371.
[3] Voir nos 23339, 23373, 23387.
[4] Pour l'histoire générale de l'Empire, voir Th. Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, 4 vols., Paris 2002-2012.
[5] Voir n° 25634.
[6] Sur ce point précis, Th. Lentz, Napoléon, diplomate, Paris, 2012, p.199-232.
[7] Voir n° 25650.
[8] Voir n° 24498.
[9] Lettre du 3 avril 1810, n°. 23400.
[10] Le 9 novembre 1810, il écrit ainsi à Montalivet : « rien de ce qui était mauvais ne sera rétabli » (n° 25199). Mais le 19 mars suivant, il permet à Davout de réintroduire la corvée si cela accélère la construction de la route de Wesel à Hambourg (voir n° 26315).
[11] Lettre du 4 août, n°  24243.
[12] Voir lettres nos 23500, 23575.
[13] Voir lettre du 3 mars 1811, n° 26134.
[14] Sur ces licences, P. Branda, « Les conséquences économiques du blocus continental », Revue du Souvenir napoléonien, no.472, 2007, p. 21-30. Parallèlement, il protège quelque trois cents contrebandiers anglais et leur permet d'importer des marchandises, des prisonniers de guerre, des guinées d'or, et d'exporter des marchandises françaises. Voir sur cette étonnante stratégie, G. Daly, « Napoleon and the ‘City of Smugglers', 1810-1814 », The Historical Journal, vol.50, no.2, 2007, p. 333-352. 
[15] Voir  n° 23456.
[16] Voir notamment n° 23629.
[17] Voir n° 23592.
[18] Lettre du 11 mars 1810, n° 22285.
[19] Th. Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. III, p. 331.
[20] S. Marzagalli, Les boulevards de la Fraude, Lille, 1999, p.204-207. Entre 1807 et décembre 1810, Bourrienne aurait encaissé un million de francs. Napoléon l'accuse d'en avoir reçu deux. Voir notamment n° 24471.
[21] Voir P. Branda, Le prix de la gloire. Napoléon et l'argent, Paris,  Fayard, 2007, p.280.
[22] Voir lettres du 27 mars 1810, n° 23382 et du 9 avril, n° 23413.
[23] Burr a écrit deux lettres à Fouché, dans lesquelles il lui décrit ses vastes projets. Aucune lettre de Fouché n'a été retrouvée dans les archives de l'Américain. Sur Burr, lettre du 8 juillet 1810, no.23919. Voir aussi Political Correspondence and Public Papers of Aaron Burr, Princeton, 1983.
[24] Cette idée fantasque émane en vérité d'Ouvrard, qui pensait restituer à Ferdinand VII et aux Bourbons un trône dans les Amériques – et poursuivre son redressement financier. Les piastres d'Espagne demeuraient une de ses obsessions. S'est-il inspiré des projets de Burr ? Il ne le semble pas, puisqu' un mémoire d'Ouvrard de 1807 allait déjà dans ce sens. Sur Ouvrard, ses mémoires et l'agent Fagan : Archives nationales, AFIV-1674 A.
[25] Voir Lettre n° 23866 du 29 juin 1810 et n° 23919 (lettre et rapport de police du 8 juillet 1810).
[26] Sur cette affaire conçue en vérité par Napoléon lui-même, via son frère Louis, voir les lettres à Louis dans le tome IX de notre Correspondance générale, 12 et 17 janvier 1810, nos. 22858 et 22884, et dans ce volume X, 20 mars 1810, n° 23350. D'autres personnes étaient impliquées dont l'incontournable Ouvrard et un agent d'origine irlandaise, Charles-Louis de Fagan, ami de Lord Yarmouth, mais aussi Roux de Laborie, un proche de Talleyrand.
[27] Il semblerait qu'un des responsables des rumeurs soit John Amstrong, ambassadeur des États-Unis en France, et ennemi intime de Burr, qui, ne l'oublions pas, avait tué Hamilton en duel. Talleyrand, grand admirateur et ami de Hamilton, a refusé de rencontrer Burr lors de son séjour à Paris, en raison de cet acte. Dans son journal intime, Burr impute à Amstrong et à Talleyrand l'accueil mitigé qu'il reçut en France.
[28] Ce que confirme la liste donnée par Louis Rondonneau, Institution des majorats et de la légion d'honneur, Paris, 1811. Voir également la courte étude de Pierre Branda en annexe de ce volume ainsi que la liste des Pays réservés de Napoléon, p. XXXXX et XXXXX. [ qu'est-ce que ‘des pays réservés' ? qu'est-ce que cela veut  dire ?
[29] Lettre à Davout du 19 mars 1811, n° 23615.
[30] Th. Lentz, Dictonnaire des Institutions, Paris, 2008, p.608.
[31] Lettre no.23930 du 8 juillet 1810, note 4.
[32] Lettre du 6 octobre 1810, no. 24816. Les paragraphes qui évoquent une guerre à venir avaient été supprimés dans l'édition de la correspondance publiée sous le Second empire. Cette nouvelle édition leur rend leur place légitime.
[33] Lettres de juillet 1810, n° 23865, 23867 etc..
[34] Dès 1805, il conspirait donc dans le sud de l'Amérique avec le général Wilkinson pour  « libérer » la Louisiane, les Florides et Mexico. Ce projet rappelle celui du général Collot de 1796-1797, et anticipe ceux des frères Lallemand sous la Restauration.
[35] Il « se serait abandonné à une honteuse passion pour une femme », lettre de Napoléon à Laplace, n° 24684.
[36] Lettre du 20 juillet, n° 24085.
[37] Lettre du 19 septembre, n°24623.
[38] M. Broers, The Napoleonic Empire in Italy. Cultural Imperialism in a European Context, Palgrave, 2005, p.298-299. A. Forrest, « La guerre, les perceptions et la construction de l'Europe » dans L'Empire napoléonien. Une expérience européenne ?, Paris, 2014, p.84-96.
Partager