Dans une de ses lettres, Napoléon prend note de cette frénésie nouvelle où les élites ne s’arrêtent plus de cueillir le jour :
« Ce grand peuple s’adonne au plaisir. Danser, aller aux spectacles, faire des parties à la campagne et faire la cour aux femmes qui sont ici les plus belles du monde est la grande occupation et la grande affaire. Le luxe, l’aisance, le théâtre : tout a repris. L’on ne se souvient de la Terreur que comme un rêve. (…) On dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert et que l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner aux plaisirs du présent.(Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, n°317 et n°320.) »
Après le goulot de la Terreur, on s’envole donc sur les ailes de la légèreté. Voilà deux ans que Marie-Antoinette est morte ; mais la France a retrouvé d’autres reines, des reines d’un nouveau genre.
Elles n’ont pas besoin de couronne pour imposer leur loi, ni de sceptre pour diriger les hommes, ni de régence pour étendre leur influence. Elles ne s’agitent pas sur les places publiques. Elles n’écrivent pas de pamphlets. Ni « dames citoyennes » ni « amazones nationales », leur force est ailleurs. Ce sont les « Merveilleuses », – les « Merveilleuses » comme on disait dans cette période où l’on voulait gommer le « r » de « révolution » – les femmes les plus à la mode de Paris. Les grincheux les accusent de coquetterie, les barbons de frivolité, les prêtres de mœurs légères – mais le discours de la continence a peu d’effet là où le désir est las d’avoir été si longtemps réprimé. Si le désir peut s’endormir, on ne le tue jamais vraiment. A la tête de cet étrange groupe d’extravagantes, trois femmes d’exception.
On les appelle les Trois Grâces. La première, la plus célèbre, à cette époque, c’est l’épouse de Tallien qui a mené la conjuration de Thermidor contre Robespierre, Teresa Cabarrus. On murmure même que c’est par amour pour elle, alors qu’elle était promise à l’échafaud, qu’il a décidé de passer à l’acte. Miracle d’amour, miracle de politique. On la surnomme « Notre-Dame-de-Thermidor ». « Quand elle entrait dans un salon, raconte un de ses amis, elle faisait le jour et la nuit : le jour pour elle, la nuit pour les autres. (Cité par Gilles, Madame Tallien, p. 227-228.) » Son salon, justement, est l’endroit où il faut être. Les Tallien l’appellent leur « Chaumière » ; c’est l’une des plus luxueuses demeures de Paris, et surtout, on y rencontre absolument tout ce qui compte parmi les intellectuels, les généraux, les politiques, les artistes. La deuxième Grâce est alors un peu moins célèbre. Pas pour longtemps.
Elle s’appelle Rose de Beauharnais. Bientôt, elle sera connue du monde entier sous le nom de Joséphine de Beauharnais ; c’est avec ce prénom que son nouveau mari, un certain Napoléon Bonaparte, préfère l’appeler. Mais dans ces années 1794 et 1795, Napoléon n’est qu’un petit général méconnu, maladroit en société, timide avec les femmes, dont on se moque dans les salons. Quand ils vont quelque part, c’est Rose qu’on regarde et qu’on envie, c’est elle qui fait les relations, c’est elle qui compte à Paris.
La troisième est la plus aimée de tous. Aujourd’hui, elle nous évoque d’abord une silhouette, celle d’une femme mystérieuse, d’une élégance minimaliste, allongée sur un lit auquel elle laissera son nom. Madame Récamier, immortalisée par le peintre David, est saluée dans la société thermidorienne comme un comble de beauté, de grâce et de bonté. Elle n’aspire guère à la politique ni aux manigances ; elle leur préfère l’art de vivre, la compagnie des écrivains et des artistes. Nombreux sont ceux qui se pressent autour d’elle. Une patronne des lettres, une ambitieuse et une reine de Paris, ces trois Merveilleuses, sorties d’une époque où la virilité et la misogynie faisaient leur grand retour, ont su faire valoir une force propre, une capacité à briller dans la lumière.
Pas de Tallien sans Teresa Cabarrus ? Pas de Napoléon sans Rose de Beauharnais ? Pas de Chateaubriand sans Juliette Récamier ? Possible. Mais ces trois femmes sont bien plus que des muses, des « femmes de », ou des femmes de l’ombre, cachées derrière la silhouette du grand homme.
Non, ces trois Merveilleuses sont là pour témoigner d’une époque exceptionnelle, d’un bref moment où le désir des femmes était moins un scandale moral qu’une sorte de curiosité heureuse qu’on voulait imiter, un modèle de la légèreté voire du bonheur, un ensemble de conduites et de styles qui débordèrent ce moment en apparence anecdotique et éphémère de l’histoire de France, et que certains auraient aimé pouvoir qualifier de « crise d’adolescence », mais qui fut bien plutôt la célébration de la femme, tout simplement.
Emma Carenini est professeure agrégée de philosophie. Elle a écrit un premier ouvrage, aux éditions Le Pommier, intitulé Soleil. Mythes, Histoire et sociétés.