Emile Ollivier et l’Italie

Auteur(s) : TROISIER Annette
Partager
Emile Ollivier et l’Italie

Mon ambition est aujourd'hui de vous parler de certains aspects de la vie d'Emile Ollivier qui sont peu connus et qui pourtant constituent les éléments essentiels de sa personnalité.
Je vais vous parler de ses prédilections, de son amour pour l'Italie, sa seconde patrie, des voyages et des séjours qu'il y fit et de la riche moisson qu'il y recueillit. Je terminerai en essayant de préciser ce que fut le critique d'art.
 

Emille Ollivier et l’Italie ; les voyages

Sa mère était née en Italie pendant l'émigration, son père Démosthène, républicain, franc-maçon, militant pour la liberté de l'Italie alors sous le joug autrichien, était en relations incessantes avec les républicains et les conspirateurs italiens. Ami de Mazzini, il le cache chez lui. Un frère de Démosthène, l'oncle Aristide, installé comme négociant à Livourne, transmettait les messages, recevait, cachait les émigrés. Il ne faut donc pas s'étonner si, le 2 décembre 1851 lors du coup d'Etat, Démosthène se retrouve en prison. Il évite la déportation à Cayenne, grâce à l'intervention du Prince Napoléon et après quelque temps passé à Bruxelles, puis à Nice, il peut s'installer à Florence où il reste jusqu'en 1860, année de la loi d'amnistie. Emile a donc eu, dès sa jeunesse à Marseille, les yeux tournés vers l'Italie ; il apprend la langue et se familiarise tôt avec les auteurs qu'il pratiquera toute sa vie : Dante et Machiavel.
« J'ai une tendresse infinie pour ce génie de Machiavel, fou de liberté et gémissant sous l'esclavage le plus honteux, celui de la corruption. J'aime cet homme au caractère antique qui, réduit à l'impossibilité de remuer la moindre pierre dans la constitution de son pays, feuillette jour et nuit les constitutions des peuples disparus pour léguer des conseils à ceux qui n'ont pas voulu de son dévouement » (J. 1, p. 13).
Vingt-cinq ans plus tard, il n'a pas changé d'avis quand il écrit à Mme d'Agoult : « Pourquoi Machiavel est-il l'unique, l'inimitable, celui qui a tout compris, tout expliqué et pourquoi y a-t-il dans ses pages immortelles une substance que les siècles en se succédant n'ont pas dévorée ? C'est que son génie avait été fécondé par la pratique des affaires ; il avait agi, porté le fardeau politique pour son compte et pour celui des autres, enfin il avait été proscrit, exilé, vaincu, et son expérience lui avait donné la clef de l'expérience des autres ». (Lettres de l'exil, p. 97).
En étudiant à fond les auteurs politiques, il arrive à la conclusion que : « Rien ne ressemble plus à notre société que les sociétés démocratiques du Moyen-Age et notamment celles de Venise et de Florence. Non seulement nos passions sont semblables à celles des hommes de ce temps, mais les mêmes problèmes qui les tourmentaient nous tourmentent encore : comment constituer une association d'égaux en se défendant du despotisme, qu'il s'appelle anarchie ou qu'il se nomme il principato, la royauté, l'empire » ? (J. 1, p. 344).
A côté de Machiavel, il place Guicciardini au premier rang des écrivains qui ont tenté de résoudre la difficulté.

Mais laissons-là ces considérations politiques, aussi passionnantes soient-elles, pour entrer dans le vif de notre sujet : les voyages d'Emile Ollivier en Italie.

Le premier date de 1849. Il a 24 ans. Il profite d'un séjour de son oncle Aristide à Marseille pour partir avec lui. Le 16 août il est à Nice. Il écrit à son ami Eugène Guiter, son camarade d'études : « Italiam ! Italiam! Que n'es-tu à mes côtés pour répéter ce nom aimé. Je vais séjourner à Florence pendant un mois, étudier pour la première fois la ville de Dante, de Machiavel, des Médicis ». Il passe par Gênes, s'arrête à Livourne où il rencontre chez son oncle Guerrazzi, Montanelli et d'autres patriotes conspirateurs. Le 16 octobre il est à Florence : « Il est difficile de trouver un pays où les beautés de l'art s'allient mieux aux beautés de la nature. C'est de ce double accord que brille Florence. Ses artistes ont été grands, mais aussi le ciel y est si beau ! Nous sommes en octobre et l'on respire encore l'haleine parfumée du printemps et des fleurs ».
Le contraste entre l'aspect de la nature, gai et riant, et celui des monuments sombres, austères, le frappe. Il passe ses matinées dans les musées, les églises, le soir il se promène le long de l'Arno en écoutant les cloches des églises et des couvents.
C'est Raphaël qui conquiert son coeur avec la madone au Chardonneret et la madone à la Chaise ; nous verrons ce qu'il pense de ces tableaux en parlant du critique d'art.
Un mois est vite passé et le voilà reparti pour le Var soutenir la candidature de son père au siège de député vacant à la suite de la fuite de Ledru-Rollin.

Ce n'est que quatre ans plus tard, en 1853, qu'il peut retourner en Italie et cette fois-ci Venise est le but de son voyage. Il s'arrête à Milan pour voir la Cène de Léonard de Vinci : « Voilà la première fois que je me trouve en présence d'une oeuvre où la conception égale l'exécution et qui satisfasse complètement l'idéal que je me fais du beau ».
Il aborde Venise avec l'émotion de Psyché approchant le flambeau de son invisible époux : sera-t-elle belle ? Il se promène dans la ville, mais il ne reste que Venise l'autrichienne et le coeur d'Emile se serre en voyant la misère qui règne partout. Venise n'est plus qu'un tombeau et les tristesses d'Emile s'augmentent de celles du peuple. Mais en arrivant au Lido, l'admiration remplace tout autre sentiment et il est fasciné par la lumière : « 0 lumière, lumière, tu es la beauté suprême ! Le ciel est blanc, imperceptiblement rosé aux extrémités. La transparence de l'air est prodigieuse. Nous nageons au milieu des flots d'éther. Imaginez dans un tel lieu les splendeurs ordinaires d'un coucher de soleil, les teintes de feu, les innombrales nuances dans le ciel, les coupoles des églises dorées, les îles s'enveloppant peu à peu d'ombre et de silence, dîtes-moi s'il n'y a pas là un des spectacles les plus propres à procurer le charme des longues rêveries ».
Malgré toutes ces impressions poétiques, Emile quitte Venise sans regret pour retrouver Florence avec joie. Il revoit ses tableaux préférés et il va à la Pergola écouter « Il Trovatore » de Verdi : « Je trouve qu'il y a de belles parties, mais beaucoup trop de bruit et de vulgarité. Ce n'est plus du chant, c'est du cri. Bien entendu, il n'est plus question de Rossini, c'est trop vieux ! »

Son troisième voyage, en 1855, a Rome pour but. Il part de Florence en vetturino, avec son père et ses amis Hérold. Ils s'arrêtent à Cortone, à Pérouse et arrivent à Assise avec la pluie. Ils cheminent à tâtons dans l'ombre de l'église souterraine, le bruit de leurs pas est couvert par le roulement du tonnerre, par moments la lueur d'un éclair traverse l'obscurité. Du cloître extérieur, la vue est pleine de mélancolie : « Enfant, me dit Saint-François, tu as devant les yeux l'image de la vie : pas d'horizon, de l'eau bourbeuse, des nuages qui se fondent en pluie. Mais derrière luit le soleil.
« Je ne pouvais m'arracher à ce spectacle. Jamais peut-être je n'ai été vaincu à ce point par la mélancolie du cloître ».
En arrivant à Rome, il va au pas de course, au Capitole, au Forum, à l'arc de Titus, au Colisée. La première impression est une tristesse immense. La ville moderne est ignoble de saleté. « Saint-Pierre, la Rome catholique l'emporte de beaucoup sur la Rome païenne. Saint-Pierre écrase le Colisée ». Mais il retourne au Colisée, imagine les jeux du cirque, la mort de milliers d'esclaves et de martyrs. Quelques jours plus tard, c'est la pleine lune : « L'effet est féérique. Qu'est devenu le lugubre témoin des férocités romaines ? Je ne vois plus que des gradins tout blancs comme les nappes qui recouvrent les autels. Mais est-ce une illusion ? Les gradins se remplissent, non plus comme l'autre jour de désespérés mais d'esprits radieux ».
Emile erre de Saint-Pierre au Colisée, tellement préoccupé par le sens et la destinée de Rome qu'il n'en dort plus. Il ne peut entrer dans un musée mais est ramené sur les collines, dans les ruines où lui apparaît la vie de l'humanité. Deux choses le soutiennent : la croix du Colisée, le dôme de Saint-Pierre. Plus tard, quand il reviendra à Rome, il sera toujours attiré par ces deux pôles. Il marquera une préférence pour les jardins situés au sommet du Palatin, « point d'où l'on juge le mieux le caractère spécial et unique de Rome, parce que de là, on peut aller le plus vite, par la pensée et par les yeux, du Colisée à Saint-Pierre, comme les corneilles qui y vont en quelques coups d'ailes. Le Colisée dit : tout périt. Saint-Pierre répond : tout renaît. Ce chant alterné de mort et de vie, de désespérance et d'espoir, qui se répète entre chaque église et chaque ruine, est ce qui dans Rome attire et retient, trouble et calme, émeut, élève, pacifie ».
Autre lieu privilégié qu'Emile visitait à chacun de ses passages dans la ville éternelle, c'est le couvent de Sant' Onofrio sur le Janicule, où mourut Le Tasse. Il traversait le cloître pour gagner le jardin potager et s'asseoir au sommet d'une sorte d'amphithéâtre d'où la vue s'étendait en demi-cercle de la pyramide de Sextus et des Thermes de Caracalla au Pincio et au Monte Mario, au Vatican et à Saint-Pierre. Ce couvent avait été visité par Lamartine, par Chateaubriand, par Stendahl, venus se recueillir sur la tombe du Tasse. Emile y évoquait leurs ombres romantiques, surtout au moment où : « L'ardeur du soleil tombe et que le crépuscule n'a pas encore déployé ses ombres. C'est alors qu'on se sent comme baigné dans la lumière de Poussin et de Claude Lorrain ».

Voulant surtout respirer Rome, en saisir l'impression, il va avec son père jusqu'à Tusculum et monte au plus haut point regarder le soleil descendre dans la mer : « Nous sommes en présence d'une des plus belles vues du monde. Ce spectacle m'a plus appris que les livres. L'empire romain a fini, mais comme finit cette Tournée, pour être remplacée par une autre. Rien ne disparaît, tout se transforme. Mourir, c'est vivre ailleurs. Je te brave donc, ô nuit ; vous ne m'effrayez plus, ô ruines ! »
Enfin il se décide à entrer dans les églises et les musées ; il voit le Moïse, la chapelle Sixtine, les Stanze de Raphaël, les chefs-d'oeuvre du Vatican. Il résume ses impression dans une lettre à Guiter : « En un mois j'ai plus appris qu'en dix ans. Rome n'est qu'un merveilleux cimetière répandu sur sept collines pour l'instruction du monde. Les vivants ne sont que les fossoyeurs qui, après avoir accompli leur tâche envers les morts, s'enivrent à la porte.
« La vue de la chapelle Sixtine est une véritable date dans ma vie. Il est impossible de ne pas retenir toujours la mémoire de l'heure où l'on a contemplé pour la première fois le Christ tonnant du Jugement ou le Jérémie.
« Les monuments et les oeuvres d'art ne suffisent pas pour épuiser l'admiration, reste la campagne. Il n'y a là qu'on puisse apprendre le sentiment de la grandeur de la ligne ».
En 1856, il retrouve Démosthène à Gênes après avoir franchi le Mont Cenis à pied : « Il est peu d'impressions que je trouve comparables à celles d'une descente en Italie – le contraste entre la désolation des hautes montagnes et la fertilité riante de la plaine est saisissant. On assiste à une création quand on voit aux glaciers succéder les sources, puis commencer la verdure, puis les arbres rabougris, puis les vignes et les oliviers ».
Il est aussi content d'être à Florence que s'il y venait pour la première fois. Il passe de longs moments à la chapelle des Médicis, aux Offices.
Giannini, linguiste ami de Démosthène, lui fait lire les Fioretti de Saint-François qui l'enchantent et le voilà parti pour Vallombrosa, un des sanctuaires du Saint. Ses impressions, il rêve de les transcrire dans un récit de vie d'artiste, et c'est la première ébauche de ce qui deviendra Marie-Magdeleine son seul roman.

L'année 1857 lui réserve un grand bonheur et c'est sa chère Florence qui en verra la réalisation.
Après une dure enfance et une première jeunesse pauvre et laborieuse, après des années de solitude et un grand désespoir dû à la mort prématurée d'une jeune fille qu'il aimait, Emile rencontre chez Mme d'Agoult la fille aînée qu'elle avait eue de Liszt, Blandine.
Je crois que Mme d'Agoult a pensé qu'Emile serait un mari pour sa fille et qu'elle l'a encouragé à se joindre à son groupe d'amis allant en Italie. Quand elle réalisa que les sentiments de Blandine et d'Emile se développaient en dehors d'elle et qu'ils prenaient leurs décisions seuls comme des adultes, elle devint difficile et accepta mal de passer au second plan. Liszt par contre, avec sa générosité habituelle, donna son approbation et son consentement au mariage qui eut lieu à minuit dans l'église de Santa Maria dei Fiori, le 22 octobre.
Je n'insisterai pas sur les circonstances romanesques de cet heureux mariage entre deux êtres d'exception, elles sont connues, je dirai seulement que c'est un lien de plus qui rattache Emile à l'Italie.

L'année suivante, c'est avec Blandine qu'il franchit le Mont Cenis pour aller admirer le Corrège à Parme, avant de se rendre à Florence où les attend Démosthène. Celui-ci leur a trouvé une retraite dans les collines du Val d'Arno di sopra et la description qu'en donne Emile dans son Journal est si précise que j'ai pu retrouver les lieux. Rien n'y a changé et je me suis promenée dans le bois de châtaigniers et de chênes verts, dans les allées du jardin plantées d'ifs et j'ai découvert les horizons lointains des montagnes toscanes.
C'est une vie de retraite, d'étude et de bonheur intime qui s'écoule doucement pour eux. Emile en a besoin car sa santé a été éprouvée par le travail et l'action politique, étant au Corps législatif depuis 1857. Emile étudie l'histoire de Florence, Machiavel, Guicciardini, Montesquieu, Tocqueville et les publicistes. Il lit les écrits de Vasari sur la vie des artistes italiens.
Blandine, excellente pianiste, lui joue les sonates de Beethoven, ils se promènent jusqu'au coucher du soleil qui est souvent merveilleux à l'automne, dans ces montagnes. Ils vont à Vallombrosa, à la Vernia, poursuivant leur pélerinage franciscain, et rentrent à Paris au début de novembre.

L'année suivante, ils séjournent à Milan et à Livourne chez l'oncle Aristide ; Emile est frappé par le despotisme qui règne en Toscane, les abus de pouvoirs, l'absence de liberté. Ils passent trois jours à Rome. Naples les déçoit ; le sirocco souffle, des vapeurs jaunes couvrent le Vésuve, la ville est sale et bruyante. Ils visitent Pompei et vont jusqu'à Paestum. Près de Sorrente, ils s'installent dans un ancien couvent des Jésuites, la Locumella, avec une terrasse sur la mer et de beaux jardins. La nature pourtant ne leur plaît pas comme en Toscane, ils la trouvent sans austérité, sans séduction et Emile dit : « Ce qu'il y a de bien ici se retrouve au moins au même degré dans le midi de notre France… » Et germe alors dans son esprit l'idée d'acheter « un petit champ dans le Var, au bord de la mer ». C'est ainsi que, l'année suivante, il achète dans la presqu'île de Saint-Tropez, un petit castel où son père, libéré par la loi d'administie, pourra venir se fixer avec eux.
 

La raison majeure des voyages annuels en Italie n'existe plus, il faut s'occuper d'installer la maison près de Saint-Tropez, de l'agrandir, d'acheter d'autres terres pour en faire un véritable domaine. Dans quels travaux se lance Emile, ou plutôt Démosthène, qui peut rester sur place et écrit régulièrement à son fils pour lui rendre compte de l'avancement des constructions ? Il ajoute deux ailes au petit castel et surmonte le tout d'une balustrade à l'italienne. Démosthène construit pour lui une dépendance fortement influencée par l'architecture rurale toscane et la relie à la maison d'Emile par une véranda. Et quand il s'agit du décor intérieur, les plafonds de l'entrée et de la salle à manger sont peints par un Italien avec des motifs de fleurs et des trompe-l'oeil. Les murs de la salle à manger sont tapissés de gravures des sibylles et des prophètes de la chapelle Sixtine ; le buste de Michel-Ange est installé sur un piédestal et dans la bibliothèque, on peut voir une huile et un buste de Machiavel. Emile recrée autour de lui l'atmosphère de sa patrie d'adoption.
Deux années passent. Blandine meurt en 1862, dans la fleur de l'âge, après avoir donné naissance à un fils, Daniel. Fou de désespoir, Emile va retrouver Liszt à Rome, qui fait tout pour le distraire. Auprès de la princesse Wittgenstein, il trouve un réconfort à raconter sa douleur, mais il retourne à Saint-Tropez en passant par Florence et la Riviera italienne, et ce sont de nouveau des souvenirs déchirants.

Cette fois-ci, de longues années s'écoulent avant qu'Emile retrouve sa seconde patrie, années de lutte pour la liberté, de vie politique active qui se terminent par la déclaration de guerre et la chute de son ministère. Pensant qu'il pourrait peut-être obtenir un secours militaire de l'Italie, il part pour Turin secouer ses amis, alors influents. Il est vite déçu et s'apprête à rentrer en France lorsque le Prince Napoléon, rencontré à la frontière venant de France, lui déconseille vivement de revenir car la révolution gronde. La providence met sur son chemin Cesare Valerio, ami de Démosthène, qui emmène Emile et sa jeune femme – il s'est remarié avec Marie-Thérèse Gravier quelques mois avant d'accéder au pouvoir – dans les montagnes du Piémont, au petit village de Pollone où ils resteront jusqu'à ce que les Prussiens aient quitté la France, c'est-à-dire deux ans et demi.
Cet exil volontaire est une période capitale dans la vie d'Emile Ollivier. Nous en connaissons les détails grâce aux lettres qu'il écrivait à ses amis, à ses collègues en politique, et que ma grand-mère a réunies pour en faire un précieux volume, introuvable aujourd'hui, suite naturelle du Journal et combien émouvante ! Les Lettres de l'exil jettent une lumière toute particulière sur sa nature et sur ses réactions.
Il souffre des malheurs de la France, de la défaite militaire, des incroyables erreurs commises : il juge le déroulement des événements avec sang-froid et clairvoyance, suivant presque au jour le jour la naissance difficile de la troisième République. Revenant en arrière, il examine sa conduite avec lucidité, passe ses actes au crible et conclut qu'il a rempli son devoir. Il se livre alors à un travail qu'il juge bien téméraire : « J'ai fait dans mon esprit table rase et je suis occupé à examiner chacune des idées politiques de ce temps et à lui demander compte de ce qu'elle vaut. Je spécule sur des faits, des phénomènes extérieurs dont l'étude exige que je parcoure l'histoire de tous les temps et de tous les peuples. Me voilà donc aux prises avec Polybe, Machiavel, Saint-Simon, etc. En me livrant à ces belles études qui me passionnent, je m'écrie souvent : ô la volupté délicieuse d'être impopulaire, vaincu, solitaire : c'est presque la liberté du cloître… (L. de l'exil, p. 69).
Cella continuata dulcessit, cette devise latine de l'Imitation que l'on peut traduire : la cellule est douce à celui qui y demeure, est citée plus d'une fois par Emile. Il en savoure la vérité et avoue que, depuis sa jeunesse, il a désiré quelques années de solitude absolue : son rêve de vie cachée est satisfait.
Il écrit à la princesse Wittgenstein : « Quoique la solitude soit entière, claustrale, il y a du profit pour moi à cette forte discipline prolongée quelque temps ; j'y amasse et je me renouvelle. J'en sortirai un homme retrempé et sûr de lui. (Lettres de l'exil, p. 97).
Après avoir réuni ses notes et tous les documents à sa portée sur les événements, il entreprend des enquêtes, écrit à ses anciens collaborateurs, aux militaires, afin de faire la lumière sur les origines de la guerre en vue d'un livre qu'il écrira et qui se transformera peu à peu en cette grande fresque historique qu'est l'Empire libéral.
Fatigué d'histoire et de politique, il reprend les notes de son journal sur Michel-Ange et Raphaël et les transforme en un dialogue entre deux amis qui visitent Florence et discutent de leurs préférences. C'est : Une visite à la chapelle des Médicis, publiée en 1872 dès que le manuscrit est terminé, par un éditeur ami.
Il reprend aussi son ouvrage de prédilection, auquel il travaille par intermittence depuis sa jeunesse, MarieMagdeleine, roman autobiographique. Il est intéressant de noter que les lectures choisies par le père de son héros Raoul, pour le former, sont l'Imitation, les pensées de Marc-Aurèle et les Discours de Machiavel.
Quelle intense période d'activité créatrice ! Ce n'est pas tout : en mai 1873, pensant que le moment du retour en France approche et qu'il faudra prononcer son discours de réception à l'Académie, toujours repoussé, il achève en quinze jours son éloge de Lamartine, au siège duquel il a succédé.

Fin septembre, les exilés de Pollone font leurs bagages pour regagner la France. Après trois ans de séjour dans ces montagnes, c'est une douloureuse séparation : « Je voudrais emporter avec moi ce beau paysage et l'étendre en face de mes collines athéniennes de Saint-Tropez ».
En 1874, Emile veut montrer Rome à sa femme ; ils y restent un mois et demi. Ils retournent y passer l'hiver en 1881, après la mort tragique du fils né à Pollone, le petit Nino, terrassé par la diphtérie. La contemplation des oeuvres d'art absorbe leurs esprits et la présence de la princesse Wittgenstein réconforte leurs coeurs car, écrit Marie-Thérèse, « son esprit est aussi extravagant qu'il est haut, noble et passionné et que son coeur est bon.
« C'est certainement une des plus vastes intelligences de ce temps et une des merveilles de Rome », déclare Emile.
Emile Ollivier retourne encore deux fois à Rome après la naissance de ma mère et de mon oncle. En 1902, ma mère avait vingt ans et put mieux apprécier le merveilleux cicerone qu'était mon grand-père.

Emile Ollivier, critique d’art

Il me reste maintenant à vous parler du critique d'art, et plus particulièrement d'un ouvrage d'Emile Ollivier peu connu, pour ne pas dire inconnu en France, c'est son Michel-Ange. Par contre en Italie, ce livre, traduit par M. Barbagallo en 1927 dans une édition illustrée qui date à cause de la mauvaise qualité des reproductions en noir et blanc, fait partie des études fondamentales sur Michel-Ange. Un critique d'art italien bien connu m'en a parlé avec admiration.
Pour comprendre les oeuvres d'art, Emile Ollivier les replace à leur époque et dans les circonstances historiques de leur création. Ainsi rappelons-nous, pour comprendre le tombeau des Médicis, que le gouvernement de Julien puis celui de Laurent tombèrent à la suite des victoires de Charles-Quint en Italie. Les Florentins profitèrent de la défaite pour faire la révolution et, en 1527, pour proclamer la république ; mais assiégée deux ans plus tard par l'armée de CharlesQuint, Florence dut capituler et accepter le retour des Médicis, imposé par le pape Clément VII. C'est à la lumière de ces événements que les statues de la chapelle des Médicis prennent leur vrai sens. Celles de Julien et de Laurent, antérieures à la catastrophe de Florence, exécutées en pleine sérénité, sont conçues dans une toute autre tonalité que celles de la Nuit et du Jour, du Crépuscule et de l'Aurore, terminées postérieurement dans une contention tragique. Aux pieds du Pensieroso, qu'Emile Ollivier préfère appeler le Prince puisque c'est à lui que Machiavel a dédié son livre pour l'inciter à relever la patrie opprimée, sont étendus l'Aurore et le Crépuscule : la douleur est sur leurs deux visages. Quel désespoir intense, constant, exprime la Nuit ! Le Jour est inachevé, cette circonstance augmente l'émotion : « Existe-t-il dans le monde un tel sanctuaire de désolation et n'est-ce pas le cas de s'écrier avec Shakespeare : ô douleur, tu es devenue monument ? »
Que ne puis-je vous lire la description détaillée de ces statues, d'une incomparable poésie et d'une compréhension des moindres intentions du sculpteur, tout à fait remarquable !
A Rome, quand il pénètre dans la chapelle Sixtine, il s'écrie : « Je croyais Michel-Ange grand, mon attente a encore été dépassée et j'ai eu la félicité d'admirer plus encore que je ne l'espérais ».
Il se livre à une description minutieuse, détaillée de l'ensemble qui représente trois mondes superposés. L'interprétation qu'il donne du Jugement dernier me paraît particulièrement intéressante, je ne vous en citerai qu'un passage sur le groupe central dont Jésus-Christ est le personnage principal : « La plupart des peintres l'ont représenté assis, accomplissant à la fois les deux actes du jugement. Le Jésus de Michel-Ange n'en accomplit qu'un : la malédiction. Tout à l'heure il était assis et disait : venez, bénis. Maintenant il se lève pour dire: éloignez-vous, maudits. S'il était complètement levé, la complexité de l'acte serait détruite et rien n'indiquerait qu'une bénédiction a précédé la malédiction. Le Jésus de la Sixtine est en train de se lever et si sa main fulmine déjà son corps à moitié soulevé rappelle qu'un instant auparavant, il bénissait ».

A la fin du volume, Emile Ollivier reprend les principaux éléments de la comparaison entre Raphaël et Michel-Ange, qui se trouve dans « Une visite à la chapelle des Médicis ».
En arrivant à Florence dans sa jeunesse, ce sont les madones de Raphaël qui séduisent Emile, et surtout la Madone à la Chaise. Il la compare à la Madone au Chardonneret qui est antérieure, puis à la Belle Jardinière et conclut : « La Belle Jardinière est la plus sotte des vierges de Raphaël, elle n'a rien éprouvé. Celle du Chardonneret a déjà aimé un peu, celle à la Chaise aime avec plénitude ».
S'élevant aux généralités esthétiques, il ne comprend pas qu'on distingue un art religieux d'un art qui ne l'est pas et qu'on divise la peinture autrement qu'en peinture bonne et en peinture mauvaise : « Il n'y a pas un art religieux, il y a l'ART. Les sujets religieux ne sont que des thèmes convenus pour exprimer des sentiments humains ».
Il se refuse aussi à morceler l'Italie en écoles distinctes : « L'art italien est un, dès qu'un artiste illustre paraît, il est appelé dans toute l'Italie ».
Enfin il dégage la méthode esthétique des grands maîtres et pense que : « Si l'on veut alimenter son inspiration par l'étude habituelle d'un chef-d'oeuvre, sans compromettre son individualité, c'est dans un art différent du sien qu'il faut le choisir. Les maîtres de chaque art spécial donnent l'éducation technique. C'est aux maîtres d'un autre art qu'il est préférable de demander l'éducation générale. Le peintre la recevra du poète, le poète du musicien, l'orateur de l'historien. Voilà pourquoi Michel-Ange lisait sans cesse Dante, Raphaël, l'Arioste, Beethoven, Shakespeare ».
Mais avant de se plonger dans la contemplation et l'étude des chefs-d'oeuvre de l'art, Emile s'est toujours imprégné de leurs lieux d'origine et de l'atmosphère qui les entoure, car ils ont un rapport secret avec les productions de l'homme. « Si j'ai eu quelque grandeur et quelque bonheur dans le génie, écrivait Michel-Ange, cela m'est venu d'être né dans la pauvreté et dans l'élasticité de l'air des monts d'Arezzo ».
 

J'aimerais, pour conclure, qu'après avoir écouté les descriptions poétiques d'Emile Ollivier, vos souvenirs italiens revivent en vous et vous apportent la joie, force et consolation. Si beaucoup d'entre vous ont dû parcourir un long chemin dans le monde des lettres avant de découvrir leurs maîtres à penser, j'ai un peu honte de vous avouer que j'en ai trouvé un tout naturellement : je n'ai eu qu'à prendre le journal, les Lettres pour avoir guide et réconfort.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
304
Numéro de page :
35-38
Mois de publication :
mars
Année de publication :
1979
Année début :
1825
Année fin :
1913
Partager