Emile Waldteufel (1837-1915)

Auteur(s) : SOREL Alexandre
Partager

Introduction

Ses valses sont comme les chansons : on les chantonne indéfiniment, mais on oublie qui les a écrites. Ainsi s'est estompé le nom d'un des plus prolifiques compositeurs de valses : Émile Waldteufel. Ce compositeur est pourtant notre Johann Strauss français.

Issu d'une longue lignée de musiciens originaires d'Alsace, musicien officiel du Second Empire, pianiste personnel de l'impératrice Eugénie, il composa des centaines de valses, de polkas, de mazurkas que tout le monde connaît d'oreille, mais dont on ignore qu'il est l'auteur.

Deux valses célèbres

Deux valses d'Émile Waldteufel sont plus particulièrement cé-lèbres, au point qu'elles sont ancrées dans notre mémoire collective, dans notre patrimoine culturel le plus profond.

La première est la valse Amour et Printemps, qui  fut l'indicatif du ciné-club sur la chaîne de télévision Antenne 2. Sous cette mélodie jouée à l'orgue de barbarie défilaient les yeux de Michèle Morgan, de Jean Gabin et d'autres regards célèbres. Elle fit rêver des générations de cinéphiles.

La seconde est la Valse des Patineurs. Cette valse, encore interprétée partout à travers le monde, est universellement chantonnée, sifflée, dansée. Elle fut enregistrée par Herbert von Karajan et le Philharmonia Orchestra, ainsi que par le maestro Toscanini et le NBC Symphony Orchestra en 1939. On la joua maintes fois dans les concerts du nouvel an à Vienne. Et pourtant personne ne réalise qu'elle est d'Émile Waldteufel, musicien français du Second Empire.

Émile Waldteufel est né le 9 février 1837 à Strasbourg. Son grand-père Moÿse Lévy était un bohémien, une sorte de violoneux qui vendait ses mélodies pour quelques sous, établi à Bischheim dans le Bas-Rhin, peu avant la Révolution française (1) . Le nom de Moÿse Lévy apparaît sur la liste des israélites domiciliés à Bischheim vers 1792. L'on trouve également sa trace dans L'histoire d'un conscrit de 1813 d'Erckmann-Chatrian, oeuvre qui relate la conscription à Phals-bourg, l'Empereur tentant de reconstituer la Grande Armée décimée lors de la retraite de Russie (2) . En effet dans cet ouvrage, il est fait allusion pour la première fois au « bohémien Waldteufel », dont la musique sert de fond sonore au désespoir des conscrits. Il est possible que ce pseudonyme de « Waldteufel » attribué à Moÿse Lévy et que
l'on découvre dans l'oeuvre d'Erckmann-Chatrian soit en relation avec ces bûcherons des environs de Scherwiller aux allures inquiétantes, que l'on nommait « Waldteufel », le « diable de la forêt ». L'autre hypothèse est que la rumeur lui accorda ce surnom en mémoire d'un jouet alsacien, d'une petite crécelle faite de carton et de ficelle, et que l'on nommait aussi un « waldteufel ». Le son du violon de Moÿse évoquait sans doute celui de cette petite crécelle (3) .

Moÿse eut plusieurs enfants, tous musiciens, dont le second, Louis Lazare, violoniste de grand talent lui aussi, fut le père d'Émile Waldteufel. Sans rentrer dans les détails de la vie de chacun des fils de Moÿse, il n'est pas superflu de savoir qu'ils furent tous musiciens.

Louis Lazare, fils de Moÿse, et son épouse Flora Neubauer s'établirent 9, rue des Dentelles à Strasbourg, comme professeurs de musique. Malgré la pauvreté, leur demeure résonnait de musique légère, de ces valses et polkas qui berceront l'enfance du petit Émile. Leurs trois premiers fils, Achille, Léon et Édouard, naquirent à Strasbourg non loin de la Petite France puis la famille déménagea au 37, de la Grand-Rue à Stras-bourg (aujourd'hui n° 84) où, le 9 décembre 1837, naquit Émile Waldteufel. La maison, reconstruite, porte encore aujourd'hui une plaque commémorant sa naissance (4) .

Quelques temps avant la venue au monde d'Émile Waldteufel, le grand Strauss de Vienne (père de Johann Strauss), se rendant à Paris pour y défier Philippe Musard, fit une escale à Strasbourg où il donna un grand concert. Était-ce là un signe prémonitoire ? Émile Waldteufel naquit en tout cas sous le signe de la valse.
Le jeune Émile grandit donc sous le règne de Louis-Philippe. Il apprit tout d'abord le piano avec sa mère Flora, ancienne élève du célèbre pianiste Hongrois Johann Nepomuk Hummel. Puis, en décembre 1844, la famille décida de tenter sa chance à Paris. En effet, le frère d'Émile, Léon, venait d'être admis au conserva-toire, et Lazare nommé chef d'orchestre des bals du Jardin d'hiver et du Bal Mabille. Le petit Émile avait alors sept ans. La famille s'établit dans le quartier du bas de Montmartre où Émile Waldteufel résida par la suite toute sa vie.

Puis vint la révolution de 1848. Émile Waldteufel, alors âgé de onze ans, dut vendre des journaux dans la rue. Pendant ce temps, le 10 décembre 1848, le leader bonapartiste Louis-Napoléon était élu président de la République. Peu de temps après, en décembre 1852, l'Empire était rétabli. On inaugurait aussi la première ligne de train Paris-Strasbourg et le père d'Émile, Louis Waldteufel, composa pour l'occasion une grande Polka du chemin de fer.

Les années de formation

En 1853, Émile Waldteufel entra au conservatoire pour étudier le piano. Là, il eut deux éminents condisciples dont il devint le collègue et l'ami : Jules Massenet, qui resta toujours un ardent défenseur d'Émile Waldteufel, et Georges Bizet. Or, en cette même année 1853, l'empereur Napo-léon III épousa la comtesse espagnole Eugénie de Téba. Mais Émile Waldteufel ne savait pas encore quelle importance capitale cet événement allait avoir pour lui.
 
Malheureusement, la vie étant difficile pour les Waldteufel, Émile dut bientôt interrompre ses études au conservatoire. Il devint démonstrateur pour une firme de pianos du nom de Scholtus (aujourd'hui disparue), puis il donna des leçons de piano. Par bonheur, il fit aussi la connaissance de Prosper Mérimée, et celui-ci  introduisit Émile Waldteufel à la cour. Charles Gounod entendit aussi sa toute première valse intitulée Joies et Peines (1859, dédiée à la comtesse de Loe-wenthal) et en fit grand éloge, ce qui poussa Émile Waldteufel auprès de
Napoléon III. Cette très jolie valse resta d'ailleurs la préférée du musicien.

Dès lors, les grands de ce monde furent eux aussi charmés par la musique d'Émile Waldteufel. Le 10 mai 1862, la princesse Mathilde, cousine de l'Empereur, organisait un grand bal dans son hôtel de la rue de Courcelles en l'honneur du prince et de la princesse de Hollande. On demanda à Émile Waldteufel de tenir le piano pour la soirée. Waldteufel fit la connaissance du prince de Metternich, composa sa valse Nina (1863) dédiée au marquis de Caux, rencontra Jeanne de Talleyrand-Périgord, duchesse de Sagan, l'une des plus élégantes femmes de la haute société, propriétaire du château de Mello. C'est en cette demeure qu'un peu plus tard il se trouva en présence du prince de Galles, ce qui aura une importance décisive pour sa carrière.

L'empereur Napoléon III se prit rapidement de goût pour un petit port de pêcheurs du sud-ouest de la France, le village de Biarritz, dont il fit bientôt la résidence d'été de la cour. S'y rendant une première fois en 1854 avec sa jeune épouse, l'Empereur décida d'y faire construire la villa Eugénie dont il confia la réalisation à l'architecte Durand. Dès lors le couple impérial n'eut de cesse de se rendre chaque été à Biarritz (à l'exception de 1860 et 1864), et Émile Waldteufel y  accompagna la cour chaque année. Lui et son frère Léon dirigèrent les grands bals officiels au casino de Biarritz, ouvert en 1858. C'est là, en 1862, qu'Émile Waldteufel composa sa valse Souvenirs de Biarritz qu'il dédia à la duchesse Rimski-Korsakov (5).

À Biarritz, Wal-dteufel rencontra le tsar Alexandre de Russie. Il côtoya également Bismarck, le chancelier de fer venu discuter avec Napoléon III lors de la fameuse entrevue de Biarritz. Émile jouait au billard avec Bismarck, comme il le rapporte dans ses Souvenirs. Hélas, Bis-marck perdait tout le temps à ce jeu, et
il était tellement mauvais joueur qu'il ne payait jamais ses dettes ! (6)

La confiance des souverains

Quoi qu'il en soit, le talent et la gentillesse d'Émile Waldteufel firent à ce point merveille auprès de la cour qu'en 1865, à Biarritz précisément, il fut nommé « Pia-niste particulier attaché à la personne  de l'impératrice Eugénie et professeur de piano du prince impérial ». Ce titre fut naturellement d'un grand avantage pour sa carrière.

Émile Waldteufel accompagna également la cour à Compiègne où il côtoya Prosper Mérimée et des musiciens comme Auber, Ambroise Thomas et Liszt. En 1865 il fut officiellement chargé des Soirées de Compiègne. Un journal de l'époque, Le Gaulois, relate : « Waldteufel devint l'âme de ces sauteries, On le mandait à toute heure. Il figurait aux lundis de l'Impératrice, il accompagnait l'empereur Napoléon III quand celui-ci se plaisait à jouer du  violon. Toutes les femmes à la mode voulaient qu'il leur dédiât une page d'album, une valse, une mignonne valse. Et Waldteufel trouvait le moyen d'être partout, de ne rien oublier, de ne froisser aucune susceptibilité. »

Initialement l'Em-pereur refusait qu'un musicien vivant fût présent lors de ces soirées car il avait été agacé par des caricatures de Gustave Doré parues dans Le Figaro. Napoléon III craignait aussi les indiscrétions politiques (7). Par mesure de prudence, la musique fut donc un temps assurée par un piano mécanique, le piano Antophonel Debain. Cependant, Émile Waldteufel gagna la confiance de  Napoléon III à ce point qu'il remplaça bientôt le piano mécanique. Ce fait est significatif de la confiance ac-cordée. Bien plus, il devint le musicien préféré de la cour, en quelque sorte « l'âme de leurs soirées impériales » (8).

Pianiste personnel de l'impératrice Eu-génie et de l'empereur Napoléon III, Émile Waldteufel composa donc toujours ses oeuvres pour le piano, et il les jouait lui-même à la cour avant de les orchestrer. Il importe donc de noter que la version piano constitue leur forme originale.

En 1866, on lit que « Monsieur Waldteufel a été nommé chef des bals de la cour aux Tuileries », où il remplaça Philippe Musard. L'année suivante, en 1867, année de l'Exposition universelle, il côtoya Johann Strauss à l'am-bassade d'Autriche, tandis que le maître viennois faisait entendre pour la première fois à Paris son Beau Danube Bleu. Strauss et Waldteufel dirigèrent chacun un orchestre, sur un pied d'égalité (9).

Émile Waldteufel était donc omniprésent à la cour de Napoléon III, et Émile Zola le décrit alors comme un « génial fabriquant de valses ». Il occupa les plus hautes fonctions officielles de musicien, mais demeura cependant un homme modeste, réservé, attachant et simple.

Hélas, en 1870, vint la défaite de Sedan et la chute de l'Empire. Napoléon III s'exila en Angleterre. L'Alsace tomba aux mains de la Prusse. Cependant, le 10 mai 1871, grâce au Traité de Francfort, l'opportunité était donnée aux Alsaciens de choisir leur nationalité. Émile Waldteufel choisit alors de rester français. Ce musicien fait donc authentiquement partie de notre patrimoine national.

Durant la Commune de Paris, Waldteufel résidait à Montmartre où il venait de rencontrer une jeune cantatrice venue de Tou-louse, Célestine Dufau, qu'il épou-
sa le 15 mars 1873, et dont il  eut trois enfants : Henri, René et Berthe.

Fin de carrière

Malgré la chute de l'Empire, la carrière de Waldteufel est loin d'être terminée. En cette même année 1873, après la défaite des Communards et une période de paix relative, le président Mac Mahon succéda à Thiers. Le nouveau président  rétablit les grands bals et nomma Émile Waldteufel « chef des bals de l'Élysée ». Le journal Le Gaulois rapporte en 1873 : « Deux grands bals vont avoir lieu à l'Élysée : les 14 et 28 janvier sous la direction de Waldteufel, le successeur de Strauss (10) et le chef d'orchestre en titre des festivités officielles ».
 
Comme on le voit, grâce à sa musique, Waldteufel fut apprécié par tous les régimes de la France de cette époque.

L'année suivante, le 24 octobre 1874 fut encore un tournant très important pour Waldteufel (11). Il interpréta sa valse Manolo au château de Mello en présence du  prince de Galles. Le futur roi Édouard VII d'Angleterre fut charmé, et s'enquit de l'auteur de cette valse. « Mais, de moi-même, Votre Altesse ! » répondit Waldteufel. Il demanda alors au secrétaire du prince, Françis Knolly, la permission de dédicacer une oeuvre à Leurs Altesses. Il l'obtint et composa alors sa valse Bien Aimés. Le lendemain, les éditeurs prenant connaissance de la permission du prince, se pressèrent sur le pas de sa porte, et cette opportunité lui ouvrit également les portes d'une grande carrière en Angleterre (12). Waldteufel signa alors de grands contrats avec l'éditeur Hopwood & Crew, puis commença à diriger les grands bals de Buckingham Palace.

Les Patineurs

 En 1882, Émile Waldteufel composa sa célèbre Valse des Patineurs. La popularité de cette oeuvre est sans doute due en partie aux hivers particulièrement rigoureux : en effet, en 1879, le thermomètre était descendu jusqu'à moins 26 degrés ! L'on patinait donc beaucoup à glace ces années-là, comme en témoigne le tableau de Renoir Les Patineurs à Longchamp. La célébrité de cette valse doit sans doute une certain tribut à ces circonstances.

En 1889, Émile Waldteufel obtint la consécration suprême : le président de la République le nomma « chef des grands bals de l'Opéra de Paris ». La même année, un duel l'opposa, à Berlin, à Johann Strauss. La presse donna les deux maîtres exaequo ! Waldteufel était au comble de sa gloire.

Enfin, en 1900, Émile Waldteufel annonça qu'il se retirait de la vie publique  afin de continuer à composer et se consacrer à la lecture. Il s'éteignit le 12 février 1915, non sans avoir joué auparavant sur son vieux piano de la rue Saint-Georges sa valse préférée Joies et peines.

Émile Waldteufel est ensuite tombé dans l'oubli, ayant disparu en pleine guerre, tandis que les gazettes allemandes placèrent volontairement son décès sous silence.

Par la suite, et jusqu'à nos jours, sa musique fut plus célèbre que lui-même. Cet oubli doit sans doute être porté à son crédit et à son honneur car il témoigne aussi, conjointement à son talent, de sa modestie et de son authenticité de caractère. Waldteufel fut en effet un homme intègre, modeste et réservé, un véritable artisan de la musique, comme l'affirmait Zola, ce qui n'ôte rien à son génie ni à son exceptionnelle veine mélodique. Il composa en effet plus de 293 suites de valses, dont chacune comprend au moins six ou sept valses. Les plus célèbres sont naturellement la valse Amour et Printemps et la Valse des Patineurs. Mais il y en a bien d'autres.

Sources et bibliographie

Archives de la BBC, Londres.
Archives et documentation Yves Waldteufel.
Archives et documentations Alexandre Sorel.
Documentation Andrew Lamb.
Correspondance de l'américaine Lillie Moulton, hôte de la cour à Compiègne.
Andrew Lamb, Skaters Waltz, Croydon, Fullers wood Press, 1995, 282 p.
Michel Schmitt, 150e anniversaire Waldteufel, Schiltigheim, 1988, 91 p.
Yves Waldteufel, Bernard Fischbach, La valse au coeur, Strasbourg, Ronald Hirlé, 1997, 134 p.
Jean-Pierre Zeder, Les Waldteufel et la valse française, Bischheim, C.A.S.C., 1997, 48 p.

Notes

(1) Jean-Pierre Zeder, Les Waldteufel et la valse française.
(2) Histoire d'un conscrit de 1813, rédigé en 1864 par Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890).
(3) Cf. Les instruments de musique populaire, Paris, Gründ, 1969.
(4) Plaque inaugurée le 20 septembre 1936 par la Fédération des Sociétés de Musique d'Alsace-Lorraine en présence du fils
d'Émile Waldteufel, Henri Waldteufel.
(5) Duchesse Rimski-Korsakov : sans aucun lien de parenté avec le compositeur du même nom.
(6) Souvenirs d'Émile Waldteufel. Document Yves Waldteufel.
(7) Selon la lettre  d'une invitée américaine, Mrs Lillie Moulton, datée du 27 novembre 1868.
(8) Andrew Lamb, The Skaters Waltz, 1995.
(9) Lettre de Mrs Lillie Moulton du 28 mai 1867, rapportée par A. Lamb.
(10) Isaac Strauss (1806-1888), compositeur français d'origine alsacienne, sans aucun lien avec le Johann Strauss de Vienne.
(11) Il s'agit de la date exacte (24 octobre 1874), une confusion existant chez certains auteurs.
(12) Rapporté par le propre fils d'Émile Waldteufel, Henri Waldteufel, lors d'une conférence à Londres, en décembre 1937, retransmise à la BBC. Archives de la BBC.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
474
Numéro de page :
51-56
Mois de publication :
janvier-mars
Année de publication :
2008
Partager